Alger, pourquoi t’ont-ils abîmée ?
Par Dr Rachid Messaoudi
LE SOIR D'ALGERIE
Alger et ses queues interminables et jamais à court de monde. Dans les mairies surchauffées et leur granito comme revêtement disgracieux. Autour des innombrables fastfoods, alignés sur les mêmes menus avec leurs monticules de mayonnaise et ketchups. Alger et ses barrages comme des thrombus sur le trafic routier, ses policiers ennuyés et distraits pointant des détecteurs d’explosifs.
Les herses ne permettant le passage des véhicules que sur une seule voie. Ses automobilistes dispensés de toute règle de conduite et de civisme, considérant les clignotants comme une option, se garant en deuxième position de droit, considérant la priorité à droite facultative et au gré du besoin de passer en premier.
Alger et ses racketteurs sur des parkings improvisés mais accaparés. Alger et ses ordures équitablement dispersées à travers ses venelles et ses grands boulevards. Des camions de ramassage inadaptés, déféquant des restes d’ordures sur leur chemin.
Alger et son football qui n’a pas gagné depuis Aladin et qui déploie ses essaims d’adolescents quinquagénaires aux alentours des cafés ayant perdu leur identité maure. Ces discussions prolongées jusqu’au seuil de l’empoignade autour d’un mythique dirigeant de club. Ces escrimes sur les quelques tables infirmes autour des parties de dominos acharnées face à des consommateurs de café amer debout, au piquet, et quémandant la clef des toilettes obscures où se sont oubliés les amateurs de malbouffe et de «chawarma». Des étables à l’éclairage borgne et à l’ambiance qui prélude du hammam. Ainsi sont devenus ces lieux de rencontre masculin pluriel.
Le pain pourtant blanc qu’il faut chercher chez des boulangers hirsutes et brillants de sueur n’ayant jamais convoqué leur volonté d’enfouir cet aliment de base dans des transparents à la taille des baguettes.
Ce pain jeté par quintaux alors qu’enfants, nous en embrassions un bout qui traînait par terre avant de le poser sur un muret pour l’épargner de la saleté. Souvent introuvable à certaines heures, il est vendu dans des corbeilles rouillées placées à même le sol et exposé aux crachotements de nos voitures tombeaux ambulants.
Alger et ses rats arrogants puisque suralimentés. La pestilence obligatoire de ses marchés ouverts surpassant en nombre les couverts. Ses étalages en plusieurs lignes et notre droit d’être servis sur la dernière. Le génie des vendeurs de vous céder l’illusion d’un fruit ou d’un légume par un tour de passe-passe comme des joueurs de cartes.
La sardine embryonnaire et tournant de l’œil par une susceptibilité étonnante dès l’aube, la crevette à la longévité exceptionnelle sur des cageots déglingués, ses limandes appelées pompeusement soles, ses chiens de mer recyclés et regrettant leur dernier filet déchiqueté, ses dorades non baguées, ses tourteaux calamars. Alger, ses poires et ses pommes de terre congelées. Et nos bouchers dont les blouses fripées et maculées de sang rappellent des égorgeurs.
La volaille avec ses plumes rescapées et qui n’a plus rien de fermier. Alger et son Sidi Yahia étincelant se prenant pour les Champs-Elysées. Ses boutiques ambassades de la manufacture étrangère. Son prêt-à-porter turc, chinois, et vaguement cosmopolite. Ses vendeurs en bermuda et casquette retournée.
Ses salons de thé sans véritable thé et leurs salles familiales interdites aux solitaires et aux recalés. Ses pâtisseries sucrées et transpirant de beurre sous leurs couleurs criardes. Leurs goûts uniformes et standards conçus comme des Lego naïfs. Alors que notre héritage ottoman nous permettait de taquiner nos papilles réceptives et capables de discernement.
Alger et ses cabinets, de vrais cabinets appelés cabines par l’ignorance de la langue française ou par décence. Médecins, avocats ou experts-comptables se sont alignés sur le désordre de revues éculées, de murs bavant des lambeaux de peinture, de bancs à qui manque toujours un composant.
Alger et ses appels de muezzins hystériques et la procession des fidèles en tenue de sommeil ou de circoncision allant au devoir souvent sans conviction. Alors que nous nous faisions bercer par les adhan du fedjr sans sursauter, passions près des mosquées avec un respect contenu et la peur de fauter sous le Regard de Dieu Indulgent et Omniprésent.
Alger et ses pièces de rechange «d’origine» pour écarquiller leurs prix. Autrefois, une gifle appuyée sur un appareil ramenait l’engin à la raison car nous y croyions. Le technicien était sollicité en cas d’échec. Pureté de l’enfance. Ses flexy et storm tapant de l’œil tous les cent mètres. Ses bippili pour gratter quelques dinars.
Ses vœux par SMS imposant notre séparation avec les proches, les plus chers et les voisins.
La jeunesse offerte à tous les vents et muant dans des accoutrements hybrides. Une gandoura s’élevant au-dessus des chevilles sur des Nike, un foulard épinglé on ne sait comment accompagnant un jean moulant.
Une jeunesse désœuvrée devenue usine à vocabulaire.
Les phrases dont l’intonation chute comme une pâte de dioul «ouallah ma aala bali… ya khon (kho)». Les insultes et la haine salivante dans des formules équations du quatrième de gré. Ses «elhamdoulillah», «macha Allah», «ouksimlakabillah» et autant de salamalecs qui ont balayé «sbah el khir» «ouellah» «ou ras yemma» «baba» et non pas «abi »…
Des millions de bras qui devraient être disponibles pour construire un pays éloquents d’inutilité ou au mieux se consacrant aux tâches faciles. Un jeune avec toute sa force anatomique est déjà amorti à son réveil à mi-journée.
Il rechigne aux exigences basiques d’une fonction : essuyer, ranger, répondre à un client, chercher un dossier, enfin s’appliquer. Ainsi, tout est entrepris sommairement, tout est perçu comme vu d’avion. Seules les escrimes footballistiques ou un discours d’Al-Albany sont capables de réveiller l’effort... verbal.
Il serait injuste de stigmatiser le corps le plus volumineux et le plus important de notre société et de le tenir seul responsable de ce délitement. C’est l’ambiance du laisser-aller qui s’est nourri par la courte vue des pouvoirs publics et une école ferrée à des connaissances éculées et reléguée à l’arrière du chemin du savoir qui ont contribué à dévoyer ces cœurs battants des moins de trente ans. On ne peut sévir qu’en proposant des schémas d’espoir.
Après les duels de bélier de l’Aïd El-Kébir, les épées conservées pour les combats inter-quartiers. Autrefois, les poings suffisaient à ce malheur souvent court car les sages ou les présents s’interposaient. On voulait punir et non pas tuer. Des mots méchants mais subtilement choisis départageaient deux voisines qui pliaient leur ennui matinal quand les maris avaient rejoint leur travail. Cela pouvait être amusant.
Il n’y avait pas de violence physique. Ah, ce public errant et traînant mules avec des barbes de trois jours quand elles n’ont pas accompli leur croissance au cœur même de nos administrations. Nos parents arboraient chaussures blanches et bleu de Chine propres et repassés. On ne gardait barbe qu’en cas de malheur. L’élégance était modeste mais elle était décente.
Nos mères étaient blanches comme des colombes et leur voilette ajourée de dentelle suffisaient à leur coquetterie. Tout cela était d’époque et cadrait avec le temps, les revenus de chacun et surtout notre culture.
Alger et ses trottoirs inachevés supportant des étalages de babioles en plein cœur de la capitale. Le marché aux puces avait sa place indiquée.
Alger et ses taxis aux compteurs muets, accessoires décoratifs. Les chauffeurs choisissent des axes, rectilignes, à l’instar des espadons qui ne peuvent changer de trajectoire.
Maîtres de la décision, ils vous fixent leur itinéraire et vous déposent à un point qui vous rapproche de votre destination. Dans l’intervalle, vous vous serez coltiné des gens de toutes sortes, partageant le sort. Nul besoin pour le machiniste de demander votre accord même s’il vous met dans une ambiance mortuaire sous le débit d’un enregistrement coranique.
Et pourtant, le Coran n’a jamais été une musique de fond. Il demande une écoute attentive et de recueillement. Faut-il le rappeler aussi aux tenants de pizzeria et aux vulcanisateurs ?
Par Dr Rachid Messaoudi
LE SOIR D'ALGERIE
Alger et ses queues interminables et jamais à court de monde. Dans les mairies surchauffées et leur granito comme revêtement disgracieux. Autour des innombrables fastfoods, alignés sur les mêmes menus avec leurs monticules de mayonnaise et ketchups. Alger et ses barrages comme des thrombus sur le trafic routier, ses policiers ennuyés et distraits pointant des détecteurs d’explosifs.
Les herses ne permettant le passage des véhicules que sur une seule voie. Ses automobilistes dispensés de toute règle de conduite et de civisme, considérant les clignotants comme une option, se garant en deuxième position de droit, considérant la priorité à droite facultative et au gré du besoin de passer en premier.
Alger et ses racketteurs sur des parkings improvisés mais accaparés. Alger et ses ordures équitablement dispersées à travers ses venelles et ses grands boulevards. Des camions de ramassage inadaptés, déféquant des restes d’ordures sur leur chemin.
Alger et son football qui n’a pas gagné depuis Aladin et qui déploie ses essaims d’adolescents quinquagénaires aux alentours des cafés ayant perdu leur identité maure. Ces discussions prolongées jusqu’au seuil de l’empoignade autour d’un mythique dirigeant de club. Ces escrimes sur les quelques tables infirmes autour des parties de dominos acharnées face à des consommateurs de café amer debout, au piquet, et quémandant la clef des toilettes obscures où se sont oubliés les amateurs de malbouffe et de «chawarma». Des étables à l’éclairage borgne et à l’ambiance qui prélude du hammam. Ainsi sont devenus ces lieux de rencontre masculin pluriel.
Le pain pourtant blanc qu’il faut chercher chez des boulangers hirsutes et brillants de sueur n’ayant jamais convoqué leur volonté d’enfouir cet aliment de base dans des transparents à la taille des baguettes.
Ce pain jeté par quintaux alors qu’enfants, nous en embrassions un bout qui traînait par terre avant de le poser sur un muret pour l’épargner de la saleté. Souvent introuvable à certaines heures, il est vendu dans des corbeilles rouillées placées à même le sol et exposé aux crachotements de nos voitures tombeaux ambulants.
Alger et ses rats arrogants puisque suralimentés. La pestilence obligatoire de ses marchés ouverts surpassant en nombre les couverts. Ses étalages en plusieurs lignes et notre droit d’être servis sur la dernière. Le génie des vendeurs de vous céder l’illusion d’un fruit ou d’un légume par un tour de passe-passe comme des joueurs de cartes.
La sardine embryonnaire et tournant de l’œil par une susceptibilité étonnante dès l’aube, la crevette à la longévité exceptionnelle sur des cageots déglingués, ses limandes appelées pompeusement soles, ses chiens de mer recyclés et regrettant leur dernier filet déchiqueté, ses dorades non baguées, ses tourteaux calamars. Alger, ses poires et ses pommes de terre congelées. Et nos bouchers dont les blouses fripées et maculées de sang rappellent des égorgeurs.
La volaille avec ses plumes rescapées et qui n’a plus rien de fermier. Alger et son Sidi Yahia étincelant se prenant pour les Champs-Elysées. Ses boutiques ambassades de la manufacture étrangère. Son prêt-à-porter turc, chinois, et vaguement cosmopolite. Ses vendeurs en bermuda et casquette retournée.
Ses salons de thé sans véritable thé et leurs salles familiales interdites aux solitaires et aux recalés. Ses pâtisseries sucrées et transpirant de beurre sous leurs couleurs criardes. Leurs goûts uniformes et standards conçus comme des Lego naïfs. Alors que notre héritage ottoman nous permettait de taquiner nos papilles réceptives et capables de discernement.
Alger et ses cabinets, de vrais cabinets appelés cabines par l’ignorance de la langue française ou par décence. Médecins, avocats ou experts-comptables se sont alignés sur le désordre de revues éculées, de murs bavant des lambeaux de peinture, de bancs à qui manque toujours un composant.
Alger et ses appels de muezzins hystériques et la procession des fidèles en tenue de sommeil ou de circoncision allant au devoir souvent sans conviction. Alors que nous nous faisions bercer par les adhan du fedjr sans sursauter, passions près des mosquées avec un respect contenu et la peur de fauter sous le Regard de Dieu Indulgent et Omniprésent.
Alger et ses pièces de rechange «d’origine» pour écarquiller leurs prix. Autrefois, une gifle appuyée sur un appareil ramenait l’engin à la raison car nous y croyions. Le technicien était sollicité en cas d’échec. Pureté de l’enfance. Ses flexy et storm tapant de l’œil tous les cent mètres. Ses bippili pour gratter quelques dinars.
Ses vœux par SMS imposant notre séparation avec les proches, les plus chers et les voisins.
La jeunesse offerte à tous les vents et muant dans des accoutrements hybrides. Une gandoura s’élevant au-dessus des chevilles sur des Nike, un foulard épinglé on ne sait comment accompagnant un jean moulant.
Une jeunesse désœuvrée devenue usine à vocabulaire.
Les phrases dont l’intonation chute comme une pâte de dioul «ouallah ma aala bali… ya khon (kho)». Les insultes et la haine salivante dans des formules équations du quatrième de gré. Ses «elhamdoulillah», «macha Allah», «ouksimlakabillah» et autant de salamalecs qui ont balayé «sbah el khir» «ouellah» «ou ras yemma» «baba» et non pas «abi »…
Des millions de bras qui devraient être disponibles pour construire un pays éloquents d’inutilité ou au mieux se consacrant aux tâches faciles. Un jeune avec toute sa force anatomique est déjà amorti à son réveil à mi-journée.
Il rechigne aux exigences basiques d’une fonction : essuyer, ranger, répondre à un client, chercher un dossier, enfin s’appliquer. Ainsi, tout est entrepris sommairement, tout est perçu comme vu d’avion. Seules les escrimes footballistiques ou un discours d’Al-Albany sont capables de réveiller l’effort... verbal.
Il serait injuste de stigmatiser le corps le plus volumineux et le plus important de notre société et de le tenir seul responsable de ce délitement. C’est l’ambiance du laisser-aller qui s’est nourri par la courte vue des pouvoirs publics et une école ferrée à des connaissances éculées et reléguée à l’arrière du chemin du savoir qui ont contribué à dévoyer ces cœurs battants des moins de trente ans. On ne peut sévir qu’en proposant des schémas d’espoir.
Après les duels de bélier de l’Aïd El-Kébir, les épées conservées pour les combats inter-quartiers. Autrefois, les poings suffisaient à ce malheur souvent court car les sages ou les présents s’interposaient. On voulait punir et non pas tuer. Des mots méchants mais subtilement choisis départageaient deux voisines qui pliaient leur ennui matinal quand les maris avaient rejoint leur travail. Cela pouvait être amusant.
Il n’y avait pas de violence physique. Ah, ce public errant et traînant mules avec des barbes de trois jours quand elles n’ont pas accompli leur croissance au cœur même de nos administrations. Nos parents arboraient chaussures blanches et bleu de Chine propres et repassés. On ne gardait barbe qu’en cas de malheur. L’élégance était modeste mais elle était décente.
Nos mères étaient blanches comme des colombes et leur voilette ajourée de dentelle suffisaient à leur coquetterie. Tout cela était d’époque et cadrait avec le temps, les revenus de chacun et surtout notre culture.
Alger et ses trottoirs inachevés supportant des étalages de babioles en plein cœur de la capitale. Le marché aux puces avait sa place indiquée.
Alger et ses taxis aux compteurs muets, accessoires décoratifs. Les chauffeurs choisissent des axes, rectilignes, à l’instar des espadons qui ne peuvent changer de trajectoire.
Maîtres de la décision, ils vous fixent leur itinéraire et vous déposent à un point qui vous rapproche de votre destination. Dans l’intervalle, vous vous serez coltiné des gens de toutes sortes, partageant le sort. Nul besoin pour le machiniste de demander votre accord même s’il vous met dans une ambiance mortuaire sous le débit d’un enregistrement coranique.
Et pourtant, le Coran n’a jamais été une musique de fond. Il demande une écoute attentive et de recueillement. Faut-il le rappeler aussi aux tenants de pizzeria et aux vulcanisateurs ?
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