“La mort, le temps, le désert...”
La Dépêche de Kabylie : Pourquoi une thèse sur Djaout ?
Belaïd Djefel : Nous nous intéressons à un auteur parce que nous partageons ses références, ses choix, ses exigences esthétiques, etc. Nous assumons donc tous les risques assumés par lui-même. Et c’est là, précisément, que réside toute la saveur d’un travail de recherche. Maintenant en ce qui concerne le sujet à savoir « La question de l’être dans l’œuvre de Djaout », je dirais que la réalité de l’être djaoutien tient son énergie de cette force dialectique qui s’alimente à deux sources différentes. Elle combine dans le même champ notionnel et fictionnel des termes venant à la fois de la philosophie de l’action et de l’ontologie. Les deux niveaux sont inséparables : le premier articule ses fondamentaux dans les rapports de l’être à l’histoire, qui touchent ici aux attributs du sujet au sens sociopolitique de la définition, c’est-à-dire une conscience agissante capable et soucieuse d’agir et de construire une expérience sociale et historique ; le deuxième, venant de l’ontologie, puise ses référents et ses présupposés dans l’intériorité même du sujet, et se décline au sens d’une conscience réflexive méditante et transgressive à la fois, ouverte à la dimension non mesurable des données hors expérience : la conscience du tragique, la pensée de la mort, le rapport de l’être à l’art, bref toutes ces dimensions que René Char nomme les « immenses étendues » que « nous n’arrivons jamais à talonner », mais, qui sont, précise-t-il, propices à l’éveil de l’être comme à ses perditions.
Qu’est- ce qui vous a séduit dans ces êtres justement ?
Sans doute la force et le secret qui animent l’être djaoutien résident-ils dans cette impressionnante force qui les maintient ouverts aux grandes épreuves de la vie comme à celles de la mort. La mort pour Djaout, et cela se comprend parfaitement, n’est pas physique au sens biologique du terme, elle est inscrite dans la relation au temps, dans ce rapport changeant que l’être éprouve dans la transformation de ses facultés de perception de la réalité phénoménale, fluctuantes, il va de soi, avec l’âge, comme l’exprime ce passage où le narrateur de L’Invention du désert, devenu adulte, prend conscience du changement dans sa relation aux oiseaux. C’est, paradoxalement, dans la perspective de la mort, dans le « calme plat du temps qui tue en silence et sans passion aucune », comme il l’écrit dans Le Dernier Eté de la raison, qu’il est possible d’ouvrir des chantiers et de construire à nouveau.
Djaout est-il pour vous un écrivain poète ou un romancier ?
A la base de toute création littéraire, il y a bien entendu de l’écriture. La différence entre un écrivain et un romancier réside à mon sens dans ce que Flaubert appelle le « style », un rapport assez spécial à la langue d’écriture, qui est pour lui « une manière absolue de voir les choses ». Le romancier, lui, est plus dans le souci du détail des événements. Djaout disait de lui qu’il n’était pas doué pour la narration et que tout ce qu’il produisait procédait de l’intuition poétique.
L’expérience de Djaout commence par une rupture brutale avec le mythe. N’est-ce pas là une façon de réinterroger l’Histoire en la libérant de l’emprise castratrice de ce que vous appelez « la tyrannie des origines » ?
Une grande partie de l’Histoire de l’humanité est dans le mythe. Le mythe est nécessaire ; ce qui est en revanche néfaste, selon Djaout, ce sont les grandes mystifications que produisent les imposteurs qui veulent substituer aux grands récits porteurs de sens leurs petites histoires de « Vigiles ».
N’est-ce pas le fondement même de son écriture et de ses « être » qui se déploient sans peur et sans retenue dans notamment L’Exproprié où il dynamite tout un système d’écriture et de pensée même s’il reconnaît lui-même « ne pas avoir un grand message à transmettre » ?
Transmettre un message c’est bien, mais ce message ne doit en aucun cas devenir le souci majeur de l’œuvre. Seul le poète, et nous comprenons pourquoi Djaout attache une si grande importance à l’écriture, peut réellement convertir la souffrance en plénitude, « révéler, comme l’écrit si justement Michel Collot, dans le connu la part de l’inconnaissable. Et c’est à cette tâche que s’échine, dans Le Dernier Eté de la raison, Boualem Yekker, « corps de papier », qui, dans le vide généré par les nombreux « signes de mortification », « remplace l’histoire naine qui claudique dans ses petits souliers par le mythe grandiloquent qui gonfle les ailes du monde d’un souffle de poésie ».
Revenons à la mort si vous le permettez. Ne constitue-t-elle pas en fin de compte, notamment dans Les Vigiles, un moyen de prospecter nos propres profondeurs ?
La mort sert ici d’instrument de mesure et d’évaluation aux événements qui résistent aux mots de la pensée conceptuelle et autres instruments de quantification. C’est là que réside, à notre sens, l’intérêt de ces grandes constructions qui nous conduisent au cœur de ce qui est fondateur et fondamental pour nous. Ce que l’intuition créatrice permet d’entrevoir, ce sont ces régions de l’être difficiles d’accès. Et nous pouvons affirmer, pour lever toute équivoque, que le sentiment de fascination pour la mort et tous les thèmes qui font « penser à la jouissance et à la mort, à la jouissance dans le mort », qui traverse toute l’œuvre de Djaout, relève à bien des égards, d’une esthétique des plus élaborées, et ne contredit en rien sa démarche.
Vous disiez que Djaout est « la synthèse da la sagesse mammérienne et de la démesure katébienne ». Ne pensez-vous pas qu’il assume aussi l’héritage de Mohammed Dib ?
Djaout n’assume pas seulement l’héritage des trois écrivains cités. Son expérience d’écriture qui transparaît dans les préférences de Boualem Yekker, « homme égaré entre ce désert de la foi et les paradis des livres », répond à la question centrale qui traverse dans tous les sens l’expérience poétique de Hölderlin : « Et pourquoi les poètes en temps de détresse ? » Pour Heidegger, les poètes sont les seuls à pouvoir répondre à une telle question, car, dit-il, ce sont des êtres risqués qui « risquent plus », et qui, plus précisément, vont au-delà de la limite du dire, vont à la rencontre du chant, « sur la trace de ce qui pour eux est à dire. » Dans le premier recueil de poésie de Djaout, Solstice barbelé, les poètes sont appelés les « gueulards irréductibles » aux mains magiques, où « se tissent tant de soleils ». La vocation du dire poétique est donc d’ouvrir à l’être l’insondable gisement solaire, le « vrai lieu », selon la formule consacrée d’Yves Bonnefoy, où s’origine ce qui donne un sens à son œuvre : la révolte et l’espérance.
La Dépêche de Kabylie : Pourquoi une thèse sur Djaout ?
Belaïd Djefel : Nous nous intéressons à un auteur parce que nous partageons ses références, ses choix, ses exigences esthétiques, etc. Nous assumons donc tous les risques assumés par lui-même. Et c’est là, précisément, que réside toute la saveur d’un travail de recherche. Maintenant en ce qui concerne le sujet à savoir « La question de l’être dans l’œuvre de Djaout », je dirais que la réalité de l’être djaoutien tient son énergie de cette force dialectique qui s’alimente à deux sources différentes. Elle combine dans le même champ notionnel et fictionnel des termes venant à la fois de la philosophie de l’action et de l’ontologie. Les deux niveaux sont inséparables : le premier articule ses fondamentaux dans les rapports de l’être à l’histoire, qui touchent ici aux attributs du sujet au sens sociopolitique de la définition, c’est-à-dire une conscience agissante capable et soucieuse d’agir et de construire une expérience sociale et historique ; le deuxième, venant de l’ontologie, puise ses référents et ses présupposés dans l’intériorité même du sujet, et se décline au sens d’une conscience réflexive méditante et transgressive à la fois, ouverte à la dimension non mesurable des données hors expérience : la conscience du tragique, la pensée de la mort, le rapport de l’être à l’art, bref toutes ces dimensions que René Char nomme les « immenses étendues » que « nous n’arrivons jamais à talonner », mais, qui sont, précise-t-il, propices à l’éveil de l’être comme à ses perditions.
Qu’est- ce qui vous a séduit dans ces êtres justement ?
Sans doute la force et le secret qui animent l’être djaoutien résident-ils dans cette impressionnante force qui les maintient ouverts aux grandes épreuves de la vie comme à celles de la mort. La mort pour Djaout, et cela se comprend parfaitement, n’est pas physique au sens biologique du terme, elle est inscrite dans la relation au temps, dans ce rapport changeant que l’être éprouve dans la transformation de ses facultés de perception de la réalité phénoménale, fluctuantes, il va de soi, avec l’âge, comme l’exprime ce passage où le narrateur de L’Invention du désert, devenu adulte, prend conscience du changement dans sa relation aux oiseaux. C’est, paradoxalement, dans la perspective de la mort, dans le « calme plat du temps qui tue en silence et sans passion aucune », comme il l’écrit dans Le Dernier Eté de la raison, qu’il est possible d’ouvrir des chantiers et de construire à nouveau.
Djaout est-il pour vous un écrivain poète ou un romancier ?
A la base de toute création littéraire, il y a bien entendu de l’écriture. La différence entre un écrivain et un romancier réside à mon sens dans ce que Flaubert appelle le « style », un rapport assez spécial à la langue d’écriture, qui est pour lui « une manière absolue de voir les choses ». Le romancier, lui, est plus dans le souci du détail des événements. Djaout disait de lui qu’il n’était pas doué pour la narration et que tout ce qu’il produisait procédait de l’intuition poétique.
L’expérience de Djaout commence par une rupture brutale avec le mythe. N’est-ce pas là une façon de réinterroger l’Histoire en la libérant de l’emprise castratrice de ce que vous appelez « la tyrannie des origines » ?
Une grande partie de l’Histoire de l’humanité est dans le mythe. Le mythe est nécessaire ; ce qui est en revanche néfaste, selon Djaout, ce sont les grandes mystifications que produisent les imposteurs qui veulent substituer aux grands récits porteurs de sens leurs petites histoires de « Vigiles ».
N’est-ce pas le fondement même de son écriture et de ses « être » qui se déploient sans peur et sans retenue dans notamment L’Exproprié où il dynamite tout un système d’écriture et de pensée même s’il reconnaît lui-même « ne pas avoir un grand message à transmettre » ?
Transmettre un message c’est bien, mais ce message ne doit en aucun cas devenir le souci majeur de l’œuvre. Seul le poète, et nous comprenons pourquoi Djaout attache une si grande importance à l’écriture, peut réellement convertir la souffrance en plénitude, « révéler, comme l’écrit si justement Michel Collot, dans le connu la part de l’inconnaissable. Et c’est à cette tâche que s’échine, dans Le Dernier Eté de la raison, Boualem Yekker, « corps de papier », qui, dans le vide généré par les nombreux « signes de mortification », « remplace l’histoire naine qui claudique dans ses petits souliers par le mythe grandiloquent qui gonfle les ailes du monde d’un souffle de poésie ».
Revenons à la mort si vous le permettez. Ne constitue-t-elle pas en fin de compte, notamment dans Les Vigiles, un moyen de prospecter nos propres profondeurs ?
La mort sert ici d’instrument de mesure et d’évaluation aux événements qui résistent aux mots de la pensée conceptuelle et autres instruments de quantification. C’est là que réside, à notre sens, l’intérêt de ces grandes constructions qui nous conduisent au cœur de ce qui est fondateur et fondamental pour nous. Ce que l’intuition créatrice permet d’entrevoir, ce sont ces régions de l’être difficiles d’accès. Et nous pouvons affirmer, pour lever toute équivoque, que le sentiment de fascination pour la mort et tous les thèmes qui font « penser à la jouissance et à la mort, à la jouissance dans le mort », qui traverse toute l’œuvre de Djaout, relève à bien des égards, d’une esthétique des plus élaborées, et ne contredit en rien sa démarche.
Vous disiez que Djaout est « la synthèse da la sagesse mammérienne et de la démesure katébienne ». Ne pensez-vous pas qu’il assume aussi l’héritage de Mohammed Dib ?
Djaout n’assume pas seulement l’héritage des trois écrivains cités. Son expérience d’écriture qui transparaît dans les préférences de Boualem Yekker, « homme égaré entre ce désert de la foi et les paradis des livres », répond à la question centrale qui traverse dans tous les sens l’expérience poétique de Hölderlin : « Et pourquoi les poètes en temps de détresse ? » Pour Heidegger, les poètes sont les seuls à pouvoir répondre à une telle question, car, dit-il, ce sont des êtres risqués qui « risquent plus », et qui, plus précisément, vont au-delà de la limite du dire, vont à la rencontre du chant, « sur la trace de ce qui pour eux est à dire. » Dans le premier recueil de poésie de Djaout, Solstice barbelé, les poètes sont appelés les « gueulards irréductibles » aux mains magiques, où « se tissent tant de soleils ». La vocation du dire poétique est donc d’ouvrir à l’être l’insondable gisement solaire, le « vrai lieu », selon la formule consacrée d’Yves Bonnefoy, où s’origine ce qui donne un sens à son œuvre : la révolte et l’espérance.
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