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A quoi sert un bon journaliste au Maroc ?

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  • A quoi sert un bon journaliste au Maroc ?

    Arrêté le 17 septembre, le journaliste marocain Ali Anouzla, directeur de la version arabophone du site d'information électronique Lakome, a vu sa garde à vue prolongée de 96 heures supplémentaires, le 21 septembre, sur décision du procureur du roi. Selon les lois antiterroristes adoptées en 2003 au Maroc, cette garde à vue pourrait être encore prorogée pour atteindre un maximum de 12 jours.


    Les autorités marocaines reprochent à Ali Anouzla d'avoir diffusé, en renvoyant sur un lien du quotidien espagnol El Pais, une vidéo virulente de 41 minutes d'Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) exclusivement consacrée, pour la première fois, au roi Mohammed VI, pourtant décrite par Lakome comme une manœuvre de "propagande". L'arrestation de ce journaliste, réputé pour ses articles critiques, continue de soulever l'indignation d'une partie des intellectuels marocains qui dénoncent un prétexte pour restreindre un peu plus l'espace de la liberté de la presse.
    Voici le texte que nous a fait parvenir à ce sujet l'écrivain, spécialiste des média, Driss Ksikes.


    A QUOI SERT UN BON JOURNALISTE AU MAROC ?


    La mise en examen du directeur du site d’information marocain, Lakome, Ali Anouzla, pour avoir relayé le lien menant, via un article paru dans El Pais, vers une vidéo signée du groupe terroriste AQMI, est annonciateur d’une relance de la harka judiciaire contre la presse, dorénavant largement plus influente en ligne. L’affaire nous révèle, en elle-même, en comparaison avec des actes comparables dans le passé et au vu des discours et actes qui l’ont accompagnés, plusieurs manifestations d’un autoritarisme, teinté de nationalisme exacerbé, qui plane à nouveau et refaçonne l’air du temps.


    Deux pistes d’interprétation


    Regardons ce qui s’est passé depuis plus d’une décennie. A chaque fois qu’un jugement est commandité par l’Etat contre la presse créée par des "journalistes-entrepreneurs" (Le Journal, Assahifa, Al Ayyam de l’époque, Telquel, Nichane, AlJarida Al Oula, Akhbar Al Yaoum, etc.), sur lesquels l’establishment, politique, économique et sécuritaire, n’avait pas ou plus de prise, ni directe ni par serviteurs interposés, la même antienne semble être reproduite à l’identique : "On savait qu’un jour il irait trop loin". Où ? Là où un jour les chiens de garde considèrent arbitrairement, à la tête du client, que la limite de l’indicible a été franchie. C’est comme si pendait au-dessus de la tête de certains journalistes irrévérencieux, refusant la laisse de l’autocensure, une épée de Damoclès qui finirait fatalement par s’abattre sur eux. Les prétextes varient (Sahara, islam, monarchie, stabilité, sécurité, etc.) mais le but n’a jamais changé : faire taire, par la dissuasion policière et judiciaire, les voix les plus crédibles et les plus audibles, qui s’autorisent d’eux-mêmes et ne se soumettent pas au diktat du consensus voulu d’en haut.


    Al Anouzla est le premier professionnel marocain, reconnu pour son intransigeance sur le devoir d’informer, directeur de site d’information en ligne, non simple bloggueur ou journaliste amateur publiant des avis sur réseaux sociaux, à être mis en cause. Mais alors pourquoi lui, maintenant ? Faut-il croire que c’est réellement pour le renvoi au lien de l’AQMI qu'il est attaqué ou, comme souvent nous l’avons appris, en off, dans chaque poursuite tonitruante, pour "torts accumulés" ? La règle, nous apprennent les architectes de la machine antijournalistique marocaine, est que lorsqu’un journaliste dérange, il faut attendre la "grossière bévue", celle qui aurait le moins de coût aux yeux du public, pour assommer le joueur "indésirable". Difficile de trancher en faveur d’une des deux interprétations. Alors, suivons les deux pistes pour épuiser toutes les éventualités.


    Deux logiques à superposer


    Si l’on considère qu’Anouzla est malmené et maintenu en interrogatoire pendant plus de 96 heures, tel un terroriste présumé, pour le délit ostensiblement déclaré par le procureur du roi, il y a lieu de se demander s’il n’y a pas anachronisme et manipulation des faits. En effet, poursuivre un directeur de journal électronique qui n’a même pas posté une vidéo, juste indiqué son existence en soulignant sa nature propagandiste, c’est nier sa bonne foi manifeste et ignorer la règle clairement établie par l’ONG faisant autorité dans le domaine "Article XXI", qui estime le renvoi à un lien dans l’espace cybernétique comme un devoir neutre d’information n’engageant aucune responsabilité éditoriale.


    Sur ce point précis, les pourfendeurs de cet acte, principalement des acteurs politiques, mettent en avant le caractère belliqueux et hostile au régime de la vidéo relayée.Ils n’ont certainement pas tort mais leur logique, tout aussi cohérente soit-elle, ne saurait se substituer ni s’imposer à celle d’un journaliste qui prend le parti de souligner l’existence du document sans pour autant l’adopter. Lui en vouloir de le signaler à ses visiteurs part du principe qu’il pourrait créer par cet acte "irresponsable" des adeptes du discours menaçant qu’elle diffuse. Mais cela présupposerait que les visiteurs du site Lakome sont manipulables à souhait, incapables de discerner les choses par eux-mêmes.


    En somme, la logique sécuritaire, préventive, de rétention, que défend une partie de l’élite dirigeante et ses obligés, part du principe qu’il faut protéger le système semi-autocratique en place, qui peut être à tout moment fragilisé. Or, la logique d’un journaliste qui opte pour l’accès aux informations les plus dérangeantes est celle d’un libertaire qui s’interdit d’infantiliser ses lecteurs et croient en leur émancipation, voire leur supposée indignation ou mise en alerte, face à une telle publication.



    Faux débat et obsessions


    Il est possible que, sur cette option éditoriale, il y ait débat ou controverse. Mais, contrairement à ce que prétend le Syndicat de la presse marocaine, plutôt partisan et assez peu représentatif des professionnels affranchis de toute tutelle politique, le moment est mal choisi. S’il y a dérive éthique, aux yeux de quelques-uns, elle ne peut avoir lieu dans un tribunal ni dans un climat de persécution, mais sereinement entre professionnels ayant suffisamment de probité et d’autonomie. Catégorie qui ne court pas les rues, d’ailleurs. En tout cas, brandir la dérive éthique pour justifier une répression judiciaire ne fait que pervertir les rôles pour justifier une politique liberticide.


    Par ailleurs, il convient de souligner que la poursuite d’Ali Anouzla est le point culminant d’une obsession qui est allée crescendo depuis trois ans au moins. Que ce soit dans les arcanes du pouvoir central, dans les services de sécurité de l’Etat profond, au sein du gouvernement, dans des associations satellites, ou dans le projet de révision du code de la presse, le leitmotiv est le même : contrôler et enrayer la machine médiatique qui grandit de jour en jour en ligne. Les demandes de halte prennent plusieurs formes : "régulation du journalisme en ligne", "création de bases de données centralisées et contrôlées", "intégration des e-journalistes dans le circuit institutionnel", et mieux encore "la soumission des documents audiovisuels à l’avis de l’autorité compétente".


    Enjeux mondiaux et nationalisme anachronique


    Le Maroc officiel donne parfois l’impression d’être hors temps, comme un îlot, à part. Or, que nous dit le dernier rapport de la CIA sur 2030 ? Il nous prévient que l’une des premières menaces des Etats, du Nord comme du Sud, dorénavant, est la montée de plus en plus exponentielle d’acteurs non étatiques qui maîtrisent les outils de la violence. Et l’une des plus grandes tendances est la montée de plus en plus marquante de sociétés surinformées, vigilantes, intelligentes par l’accès à l’information. Nous sommes face à ce dilemme. Croire que les services secret et de sécurité d’un Etat aux moyens limités comme le Maroc peut veiller sur une population maintenue dans l’ignorance ou co-construire la société de demain avec de l’intelligence partagée ?


  • #2
    Visiblement, cette option respectueuse de notre modernité naissante est écartée. Du coup, ce qui dérange davantage dans l’affaire Anouzla, c’est le discours haineux, inquisitorial qui l’accompagne, le désignant tantôt de "cinquième colonne", tantôt de "traître de la nation". Il est évident que les partis politiques qui le traitent ainsi, même ceux issus du Mouvement national, n’ont pas toujours été de vrais défenseurs de la liberté de la presse. Ce slogan, ils l’ont brandi à un moment comme arme de négociation politique avec le régime de Hassan II, jamais comme un sacerdoce ou acte de foi pour développer la profession, loin de leur contrôle et leurs intérêts. Donc, ce n’est pas tant l’origine des calomnies qui mérite qu’on s’y attarde que ce dont elles sont révélatrices.


    Conformisme en privé et étouffement de l’espace public


    C’est cela précisément qui nous met sur la deuxième piste. Car à lire les différentes déclarations vénéneuses proférées à l’encontre d’un simple journaliste accusé par le mastodonte de l’Etat, on est en droit de se demander, sans qu’il y ait de preuve tangible là-dessus, s’il n’est pas attaqué pour tous ces "antécédents". La liste serait ainsi longue et les supputations infinies. Serait-il poursuivi pour être un défenseur acharné d’une autonomie réelle, non de façade, au Sahara occidental ? Serait-il attaqué pour avoir plusieurs fois osé critiquer les vacances prolongées du roi qui tient à rester maître à bord ? Serait-il mal aimé pour avoir révélé, le premier, la grossière erreur royale concernant la grâce de Daniel Galvan [pédophile espagnol qui a bénéficié d'une grâce royale cet été avant que Mohammed VI ne revienne sur sa décision]. Aurait-il subi, par ricochet, l’effet de la colère de l’Arabie saoudite, objet d’un édito lumineux – son dernier – où il démontre que le régime wahhabite est le financeur en chef des contre-révolutions dans le monde arabe ?


    Rien ne permet officiellement de confirmer ou d’infirmer ces hypothèses, sauf le fait qu’elles alimentent les discussions de salon et sont reprises par plusieurs journaux suite à des discussions en off avec les protagonistes de l’affaire. Et c’est là où le bât blesse. Que ceux qui croient à l’une de ces hypothèses la défendent publiquement et ouvrent le débat, et non alimentent, grâce à une simple opinion ou un jugement hâtif, des positions politiques qui se traduisent par de la diabolisation et de l’invective. C’est en cela que nous vivons une deuxième dérive au Maroc, celle de l’affaiblissement de la sphère publique comme lieu de construction du vivre ensemble, au profit de sphères privées ou se fabriquent les bases du consensus, du conformisme et du discours dominant, qui se transforment subrepticement en armes de dissuasion massive.


    Que faire alors d’un bon journaliste ?


    C’est à se demander, dans ce climat-là, à quoi sert un bon journaliste au Maroc. Enquêter sur le business florissant des courtisans ? Trop risqué. Faire découvrir les voix alternatives au Sahara ? Téméraire. Mettre à nu le discours des islamistes radicaux ? Dangereux. Faire parler la mémoire des proches du sultan ? Irrespectueux. Sonder les avis des gouvernés sur le roi qui gouverne ? Sacrilège. A chaque fois qu’une de ces pistes, professionnellement plausibles, a été abordée, le couperet est tombé. Le chemin est à chaque fois le même : des bruissements, des experts de l’appareil sécuritaire les corroborent, des gardiens du temple se mobilisent, le bon journaliste, intenable, est attaqué. Et, in fine, il atterrit en prison, s’exile, se tait ou quitte le métier.


    Maintenant que le régime a franchi le Rubicon sur Internet, la tendance se confirme. Ce bon journaliste, qui dérange, tant qu’il ne marche pas dans les tactiques de connivence ou refuse de jouer au faux diplomate, doit savoir que son rêve de contribuer à l’émergence d’une cité plurielle, adulte et responsable, dérange en haut lieu. Mais ceux qui lui en veulent autant refusent d’admettre, de leur côté, qu’un bon journaliste peut faire mal, sans être mal intentionné. C’est visiblement le cas d’Ali Anouzla, et pour cela, il ne mérite pas le traitement infâme dont il est l’objet.


    En tout cas, l’acharnement contre lui, par une horde déchaînée, est symptomatique d’un phénomène incroyable, qui se répète à chaque fois qu’un bon journaliste, loué pour sa maîtrise et craint pour sa liberté de ton, est mis en cause publiquement. C’est toujours les mêmes réflexes qui reviennent : la peur de la désintégration, de la perte de l’union, d’une divergence d’opinion contagieuse. Comme si un bon journaliste menaçait, par sa manie de pointer des coins sombres, un consensus fragile que les privilégiés et protégés du système s’ingénient à maintenir sous couvert.


    Si par malheur…


    Aujourd’hui, si, par malheur, Ali Anouzla n’est pas libéré, il y a lieu de se demander si le Maroc officiel, que gère une poignée de rentiers du système, ne cherche pas à le pousser à la sortie, comme cela a déjà été le cas avec ses prédécesseurs, qui ont vainement tenté le coup du libre exercice de leur métier, avec ce que cela suppose comme aléas. Si, par malheur, Ali Anouzla devient l’énième bon journaliste à être contraint au mutisme ou à l’exil, alors l’entre-soi rassurant, aseptisé, que plusieurs politiques et dirigeants s’ingénient à préserver de l’ingérence journalistique, deviendra grossier, intenable, étouffant à la longue. Il va falloir le répéter, inlassablement : sans bons journalistes, une société ressent plus fortement l’arrogance des puissants et le dédain des dirigeants. Nos dirigeants auront-ils l’humilité de le comprendre, un jour ?

    Driss Ksikes

    lemonde.fr

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