Trois centres anticancer pour un pays de 38 millions d’habitants, un secteur médical corrompu : en Algérie, les cancéreux sont abandonnés à leur sort. Reportage.
(De Blida) Au 79 boulevard Larbi Tebessi, à Blida, la maison qui abrite les locaux de l’association El Badr d’aide aux malades du cancer ne désemplit pas en ce mois de septembre, ni à d’autres périodes de l’année d’ailleurs. Souvent, des malades sont renvoyés vers d’autres associations.
Au fond du couloir de la maison est accroché le portrait du propriétaire de la bâtisse, le martyr Othman Tolba Mohamed exécuté durant la guerre de libération nationale.
« Un toit sur la tête »
Sa famille a fait don de la bâtisse pour l’association afin d’aider les cancéreux qui sont loin de chez eux. Avant d’aller à la rencontre des malades, les responsables de l’association, le docteur Moussaoui, Mohamed Reda et Salima, nous invitent à visiter les différentes salles réservées aux malades :
« Ce n’est pas le luxe mais les malades ont au moins un toit sur la tête quand ils viennent pour leurs différents examens ou pour la radiothérapie. »
Salima, la cinquantaine, travaille ici comme bénévole depuis déjà deux ans :
« Nous avons tout le temps des personnes à héberger. Des femmes, des hommes et des enfants. Pour les rendez-vous en radiothérapie, un contrôle ou un examen médical, les personnes qui viennent de loin n’ont d’autre choix que de s’adresser aux associations. »
Sans « relations », pas de rendez-vous
Trouver un rendez-vous pour une opération chirurgicale ou de la radiothérapie sans recourir aux « relations », comme on dit ici, relève de l’impossible aujourd’hui en Algérie. Tout le monde ne peut pas, comme le président Bouteflika, se faire soigner au Val-de-Grâce.
Les « relations », cela peut être un ami « bien placé » – un haut fonctionnaire de l’Etat, un officier de l’armée, un chef d’entreprise – ou « bien introduit ». Cela va du promoteur immobilier ayant un large répertoire de contacts au professeur d’université « qui a des collègues au ministère ».
Kamel Ben Saibi, vice-président de l’association El Fejr de Blida, ne mâche pas ses mots lorsqu’il évoque le phénomène :
« Recourir aux “relations” est devenu une chose banale chez nous. Il faut dire que la maladie du cancer en Algérie est tellement mal prise en charge que le malade se sent dans une situation de désespoir total. La famille cherche tous les moyens pour se procurer le fameux rendez-vous pour l’opération ou pour les séances de la radiothérapie. »
Son association aide aussi les malades à trouver un rendez-vous, poursuit-il :
« Notre travail consiste à être aux côtés des cancéreux. Leur trouver un rendez-vous, les placer dans un centre d’accueil et, parfois, financer leurs examens médicaux. »
Les bénévoles hébergent les familles
Le rendez-vous pris, il faut ensuite assurer l’hébergement du malade et souvent de son conjoint ou un membre de la famille durant le traitement. Dans beaucoup de cas, les bénévoles n’hésitent pas à héberger les malades chez eux :
« Que faire lorsque une famille ou des enfants sont contraints de passer la nuit ici alors qu’ils ne connaissent personne dans cette ville ? Il est hors de question de les laisser dehors. »
« Les nantis – dont les gens du pouvoir et au pouvoir – n’ont aucun problème pour obtenir des soins que ce soit en Algérie ou à l’étranger, principalement en France et en Tunisie », dénonce Djilali Hadjajd, ancien médecin, ancien journaliste et actuel président de Transparency International Algérie :
« Et pour les plus “chanceux” d’entre eux, c’est la Cnas [Caisse nationale des assurances sociales, ndlr] qui reçoit l’ordre de financer : l’argent des 5 millions d’assurés sociaux sert quelques centaines de privilégiés de la “nomenklatura”. »
Au siège de l’association El Badr, les patients sont heureux de se confier mais demandent à rester anonymes. Par pudeur ou par peur de représailles des autorités, chacun ses arguments. Il faut dire que ces centres d’accueil n’ont pas l’habitude des visites des gros médias, de la télévision et de la radio nationales qui demeurent sous le contrôle de l’Etat.
Ici, pas de traces non plus de hauts fonctionnaires de l’Etat, d’enfants de ministres ou de hauts gradés de l’armée. Chahra, 63 ans, atteinte d’un cancer du sein, témoigne :
« J’ai fait mes examens médicaux chez un privé á Béjaïa car le CHU de Béjaia ne dispose pas de matériel médical pour ce genre d’examens. Actuellement, je suis les séances de chimiothérapie et de radiothérapie. Bien sûr, j’aurais aimé les suivre chez moi et éviter de me déplacer plus de 400 km, mais le CHU de Béjaia ne dispose pas de centre anticancer. »
Chahra a cinq enfants à charge, son mari est décédé il y a deux ans et la maladie l’a beaucoup fatiguée physiquement, mais elle garde le sourire. « Ici, il y a ma deuxième famille », continue-t-elle.
« La maladie m’a fait découvrir mon pays »
Autour d’une table en plastique placée sur la terrasse de la maison, Djamila, 45 ans, a hâte de prendre la parole. Chez elle, à Bordj Bou Arreridj, à plus de 200 km d’Alger, ses enfants en bas âge attendent son retour avec impatience. Une femme au grand cœur et au rire facile. Elle lâche : « Si tu n’as pas de relations pour trouver un rendez-vous, tu meurs. »
En juillet, elle découvre qu’elle est atteinte d’un cancer et commence alors le parcours du combattant pour elle et son mari. D’abord, il faut réaliser les examens médicaux. Une cytoponction chez un privé à Bordj Bou Arreridj, une mammographie à Sétif, l’opération chirurgicale au centre Marie Curie de Mustapha Bacha à Alger et la radiothérapie à Blida.
Dans la tragédie de ces familles, l’humour demeure une échappatoire pour ne pas sombrer dans le désespoir. Djamila plaisante :
« Cette maladie m’a fait plus de bien que de mal. Elle m’a fait découvrir mon pays, j’ai visité plus de cinq villes pour les besoins des différents examens. Mon mari m’a dit qu’il m’emmènerait en Tunisie l’année prochaine pour un autre examen. Un rêve qui va se réaliser. »
« Toutes ses économies pour l’opération »
Elle doit suivre 30 séances de radiothérapie au centre Frantz Fanon de Blida. Aujourd’hui, un appareil est tombé en panne, Djamila en profite pour aller rendre visite à ses enfants. C’est aussi la rentrée des classes dimanche, et elle est aux anges à l’idée de revoir ses enfants :
« Ils se débrouillent comme ils peuvent à la maison. Leur père leur prépare à manger et lave leurs vêtements. Sans voiture avec une distance pareille, c’est une bénédiction de trouver ce centre d’accueil. »
Avant de prendre congé, elle ajoute :
« Vous, les journalistes, devez dénoncer ces responsables qui ne font rien. Cet Etat doit prendre en charge ses citoyens, chaque wilaya doit avoir son centre. Il y a des familles et femmes qui ne trouvent pas de rendez-vous ou d’endroit où loger. C’est une catastrophe, ma meilleure amie n’a encore pas trouvé de rendez-vous pour l’opération, une autre femme que je connais a été obligée d’aller vers le privé et elle a déboursé toutes ses économies pour les besoins de l’opération, avec une séance à 9 000 dinars algériens. »
« Les gens meurent en silence »
Plusieurs téléphones portables sonnent en même temps. Ce sont les proches des malades qui demandent des nouvelles :
« Oui, j’ai dormi, ne t’inquiète pas, je vais bien. »
« Oui Fatima, je viens aujourd’hui, j’ai pris mes vêtements oui. »
« Je suis encore à l’association, je viens aujourd’hui. »
Le téléphone des bénévoles aussi ne cesse de sonner.
D’autres malades nous apostrophent dans le couloir. L’un d’eux insiste sur le cas des cancéreux qui succombent à leur maladie dans le silence :
« Personne ne sait combien de malades ont succombé à cause des grèves répétées dans les hôpitaux ou à cause du manque de rendez-vous. Je vous dis, c’est une hécatombe. Les gens meurent en silence dans ces centres ou chez eux. Personne ne se soucie d’eux. Si vous n’avez pas de relations, vous êtes foutus. »
Dans le registre des doléances de l’association, on retrouve des témoignages poignants de patients qui sont passés par ici comme le cas de ces jeunes femmes répudiées ou délaissées par des membres de leurs familles après avoir découvert la maladie. Elles témoignent leur gratitude aux membres de l’association.
La suite...
(De Blida) Au 79 boulevard Larbi Tebessi, à Blida, la maison qui abrite les locaux de l’association El Badr d’aide aux malades du cancer ne désemplit pas en ce mois de septembre, ni à d’autres périodes de l’année d’ailleurs. Souvent, des malades sont renvoyés vers d’autres associations.
Au fond du couloir de la maison est accroché le portrait du propriétaire de la bâtisse, le martyr Othman Tolba Mohamed exécuté durant la guerre de libération nationale.
« Un toit sur la tête »
Sa famille a fait don de la bâtisse pour l’association afin d’aider les cancéreux qui sont loin de chez eux. Avant d’aller à la rencontre des malades, les responsables de l’association, le docteur Moussaoui, Mohamed Reda et Salima, nous invitent à visiter les différentes salles réservées aux malades :
« Ce n’est pas le luxe mais les malades ont au moins un toit sur la tête quand ils viennent pour leurs différents examens ou pour la radiothérapie. »
Salima, la cinquantaine, travaille ici comme bénévole depuis déjà deux ans :
« Nous avons tout le temps des personnes à héberger. Des femmes, des hommes et des enfants. Pour les rendez-vous en radiothérapie, un contrôle ou un examen médical, les personnes qui viennent de loin n’ont d’autre choix que de s’adresser aux associations. »
Sans « relations », pas de rendez-vous
Trouver un rendez-vous pour une opération chirurgicale ou de la radiothérapie sans recourir aux « relations », comme on dit ici, relève de l’impossible aujourd’hui en Algérie. Tout le monde ne peut pas, comme le président Bouteflika, se faire soigner au Val-de-Grâce.
Les « relations », cela peut être un ami « bien placé » – un haut fonctionnaire de l’Etat, un officier de l’armée, un chef d’entreprise – ou « bien introduit ». Cela va du promoteur immobilier ayant un large répertoire de contacts au professeur d’université « qui a des collègues au ministère ».
Kamel Ben Saibi, vice-président de l’association El Fejr de Blida, ne mâche pas ses mots lorsqu’il évoque le phénomène :
« Recourir aux “relations” est devenu une chose banale chez nous. Il faut dire que la maladie du cancer en Algérie est tellement mal prise en charge que le malade se sent dans une situation de désespoir total. La famille cherche tous les moyens pour se procurer le fameux rendez-vous pour l’opération ou pour les séances de la radiothérapie. »
Son association aide aussi les malades à trouver un rendez-vous, poursuit-il :
« Notre travail consiste à être aux côtés des cancéreux. Leur trouver un rendez-vous, les placer dans un centre d’accueil et, parfois, financer leurs examens médicaux. »
Les bénévoles hébergent les familles
Le rendez-vous pris, il faut ensuite assurer l’hébergement du malade et souvent de son conjoint ou un membre de la famille durant le traitement. Dans beaucoup de cas, les bénévoles n’hésitent pas à héberger les malades chez eux :
« Que faire lorsque une famille ou des enfants sont contraints de passer la nuit ici alors qu’ils ne connaissent personne dans cette ville ? Il est hors de question de les laisser dehors. »
« Les nantis – dont les gens du pouvoir et au pouvoir – n’ont aucun problème pour obtenir des soins que ce soit en Algérie ou à l’étranger, principalement en France et en Tunisie », dénonce Djilali Hadjajd, ancien médecin, ancien journaliste et actuel président de Transparency International Algérie :
« Et pour les plus “chanceux” d’entre eux, c’est la Cnas [Caisse nationale des assurances sociales, ndlr] qui reçoit l’ordre de financer : l’argent des 5 millions d’assurés sociaux sert quelques centaines de privilégiés de la “nomenklatura”. »
Au siège de l’association El Badr, les patients sont heureux de se confier mais demandent à rester anonymes. Par pudeur ou par peur de représailles des autorités, chacun ses arguments. Il faut dire que ces centres d’accueil n’ont pas l’habitude des visites des gros médias, de la télévision et de la radio nationales qui demeurent sous le contrôle de l’Etat.
Ici, pas de traces non plus de hauts fonctionnaires de l’Etat, d’enfants de ministres ou de hauts gradés de l’armée. Chahra, 63 ans, atteinte d’un cancer du sein, témoigne :
« J’ai fait mes examens médicaux chez un privé á Béjaïa car le CHU de Béjaia ne dispose pas de matériel médical pour ce genre d’examens. Actuellement, je suis les séances de chimiothérapie et de radiothérapie. Bien sûr, j’aurais aimé les suivre chez moi et éviter de me déplacer plus de 400 km, mais le CHU de Béjaia ne dispose pas de centre anticancer. »
Chahra a cinq enfants à charge, son mari est décédé il y a deux ans et la maladie l’a beaucoup fatiguée physiquement, mais elle garde le sourire. « Ici, il y a ma deuxième famille », continue-t-elle.
« La maladie m’a fait découvrir mon pays »
Autour d’une table en plastique placée sur la terrasse de la maison, Djamila, 45 ans, a hâte de prendre la parole. Chez elle, à Bordj Bou Arreridj, à plus de 200 km d’Alger, ses enfants en bas âge attendent son retour avec impatience. Une femme au grand cœur et au rire facile. Elle lâche : « Si tu n’as pas de relations pour trouver un rendez-vous, tu meurs. »
En juillet, elle découvre qu’elle est atteinte d’un cancer et commence alors le parcours du combattant pour elle et son mari. D’abord, il faut réaliser les examens médicaux. Une cytoponction chez un privé à Bordj Bou Arreridj, une mammographie à Sétif, l’opération chirurgicale au centre Marie Curie de Mustapha Bacha à Alger et la radiothérapie à Blida.
Dans la tragédie de ces familles, l’humour demeure une échappatoire pour ne pas sombrer dans le désespoir. Djamila plaisante :
« Cette maladie m’a fait plus de bien que de mal. Elle m’a fait découvrir mon pays, j’ai visité plus de cinq villes pour les besoins des différents examens. Mon mari m’a dit qu’il m’emmènerait en Tunisie l’année prochaine pour un autre examen. Un rêve qui va se réaliser. »
« Toutes ses économies pour l’opération »
Elle doit suivre 30 séances de radiothérapie au centre Frantz Fanon de Blida. Aujourd’hui, un appareil est tombé en panne, Djamila en profite pour aller rendre visite à ses enfants. C’est aussi la rentrée des classes dimanche, et elle est aux anges à l’idée de revoir ses enfants :
« Ils se débrouillent comme ils peuvent à la maison. Leur père leur prépare à manger et lave leurs vêtements. Sans voiture avec une distance pareille, c’est une bénédiction de trouver ce centre d’accueil. »
Avant de prendre congé, elle ajoute :
« Vous, les journalistes, devez dénoncer ces responsables qui ne font rien. Cet Etat doit prendre en charge ses citoyens, chaque wilaya doit avoir son centre. Il y a des familles et femmes qui ne trouvent pas de rendez-vous ou d’endroit où loger. C’est une catastrophe, ma meilleure amie n’a encore pas trouvé de rendez-vous pour l’opération, une autre femme que je connais a été obligée d’aller vers le privé et elle a déboursé toutes ses économies pour les besoins de l’opération, avec une séance à 9 000 dinars algériens. »
« Les gens meurent en silence »
Plusieurs téléphones portables sonnent en même temps. Ce sont les proches des malades qui demandent des nouvelles :
« Oui, j’ai dormi, ne t’inquiète pas, je vais bien. »
« Oui Fatima, je viens aujourd’hui, j’ai pris mes vêtements oui. »
« Je suis encore à l’association, je viens aujourd’hui. »
Le téléphone des bénévoles aussi ne cesse de sonner.
D’autres malades nous apostrophent dans le couloir. L’un d’eux insiste sur le cas des cancéreux qui succombent à leur maladie dans le silence :
« Personne ne sait combien de malades ont succombé à cause des grèves répétées dans les hôpitaux ou à cause du manque de rendez-vous. Je vous dis, c’est une hécatombe. Les gens meurent en silence dans ces centres ou chez eux. Personne ne se soucie d’eux. Si vous n’avez pas de relations, vous êtes foutus. »
Dans le registre des doléances de l’association, on retrouve des témoignages poignants de patients qui sont passés par ici comme le cas de ces jeunes femmes répudiées ou délaissées par des membres de leurs familles après avoir découvert la maladie. Elles témoignent leur gratitude aux membres de l’association.
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