Jadis, les animaux avaient l’habitude de se réunir au soleil couchant pour raconter les légendes de leur race. Assis en cercle, ils prenaient plaisir à redire indéfiniment les hauts faits de l’ancêtre de leur tribu.
Le Chameau se faisait toujours prier pour conter ses exploits. C’était lui, à l’en croire, le bien-aimé du créateur. Un jour que le chameau et lui se promenaient dans le désert, Dieu fut brusquement saisi d’une forte migraine.
- Chameau, lui dit-il, la tête me fait souffrir. Quelle migraine! Et c’est bien compréhensible avec tout ce monde que je porte en moi. Écoute, Chameau, tu vas m’aider : cette mémoire du passé et du futur que je possède, je te les lègue, une pour chaque bosse. Qu’en ferais-je d’ailleurs? J’ai déjà bien assez à faire avec le présent!
Le Chameau, devenu secrétaire de Très Haut, était parvenu au comble de la gloire animale et tout en lui respirait désormais l’orgueil de sa position.
- Gloire au Chameau, mémoire ambulante de Dieu! Place aux bosses immémoriales de Très Haut!
Louange aux mamelles retournées de la mémoire divine!, entonnaient chaque fois en choeur les animaux éblouis.
Chaque animal pouvait rattacher les détails de sa morphologie à un événement de l’histoire divine : la Gazelle aux cornes crénelées était la gentille pâtissière du Créateur, l’Éléphant, telle une fontaine musicale, prodiguait des gerbes d’eau sonores aux rythmes capricieux. Enfin, chacun avait sa fonction et son utilité.
Seul l’Animal Sans Nom restait perplexe. Dieu l’avait-il oublié? Quelle était sa place dans la Création? Dans quel but était-il là? Il n’avait nulle histoire glorieuse, aucune histoire du tout à raconter.
L’Animal Sans Nom confia sa peine au Singe et celui-ci lui conseilla d’aller demander avis au Chameau.
- Ce savant-là te tirera d’embarras, il a plus d’une histoire dans sa bosse!
Le malicieux Singe n’était pas foncièrement mauvais, et bien qu’il pensât que le Chameau n’aiderait pas l’Animal Sans Nom, l’idée de déranger l’orgueilleux quadrupède l’amusait. Il mit en garde l’Animal Sans Nom :
- Je te préviens tout de suite, le Chameau est un bougre antipathique et plein de morgue. Brosse-lui les poils dans le sens du vent et flatte-le. Peut-être seras-tu récompensé de tes peines, car le Chameau a fait retraite dans le désert pour méditer : la route qui mène jusqu’à lui est longue et fatigante.
L’Animal Sans Nom remercia le Singe, dont on disait pis que pendre. Lui, le trouva bien obligeant.
L’Animal Sans Nom marcha longtemps, il affronta la haleur et la soif et parvint enfin à l’oasis où le Chameau était en méditation. Pendant le voyage, l’Animal Sans Nom avait eu le temps de peaufiner son discours et débuta ainsi :
- Salut à toi, gloire bossue de la Création, Mémoire turgescente et titubante du Très Haut, montagnes jumelles de la Mémoire des Mondes passés et futurs! Loué sois-tu, toi qui soulageas le Créateur de sa cruelle céphalée!
Ce style parut hors de saison aux oreilles délicates du Chameau qui ne daigna pas tourner son museau hautain vers le visiteur inattendu. L’Animal Sans Nom, un peu décontenancé, reprit :
- Écoute ma requête, secrétaire divin, il te suffit de te creuser un peu la bosse. Car Dieu ne m’a rien dit de ma légende. C’est un oubli de sa part, j’en suis sûr, auquel je te demande de remédier. Mon histoire doit traîner dans un coin de ton réservoir vénérable. Donne-la-moi, je t’en prie, car j’ignore jusqu’à mon nom.
Le Chameau fut surpris, ce qui n’était pas dans ses habitudes. Il fixa l’extravagante bête qui osait venir ainsi troubler sa sérénité.
- Écoute, animal stupide, dit le Chameau, Dieu fait bien ce qu’Il fait et n’oublie jamais rien. Il a sans doute voulu punir ta bêtise en agissant comme il l’a fait. Quoi qu’il en soit, même si je voulais t’aider, cela me serait impossible. Le contenu de mes bosses est classé par ordre alphabétique, or tu n’as pas de nom, donc tu ne figures pas au répertoire. Maintenant je t’ai assez vu! File!
L’Animal Sans Nom fut blessé et déçu comme on l’imagine. Son amour-propre en prenait un rude coup. Il avait toujours été méprisé par les autres animaux, n’ayant jamais rien à raconter aux réunions. La particularité de son cas le rendait suspect.
- Qu’a-t-il donc fait, se demandait-on, pour ne même pas avoir un nom?
Des ragots peu honorables circulaient sur son compte.
- Malheureux que je suis, se lamentait l’Animal Sans Nom, ne voilà-t-il pas que l’Astre maléfique se lève dans la nuit maudite de ma déception?
- Sois donc poli, répliqua la Lune. Et d’où tiens-tu que je suis maléfique? Tu m’as l’air bien mal renseigné sur mon compte!
- Je l’ai lu, répondit l’Animal Sans Nom, et entendu dire maintes fois. On te nomme l’Astre humide, déesse de l’inconstance, des opérations magiques et des flux sanglants. Je ne t’ai jamais vue que jaune mais d’autres te qualifient de Rousse, Rouge ou Noire.
- Quel amalgame! Tu mélanges tout sans discernement et juges selon l’opinion vulgaire. Quel aveuglement est le tien! Apprends que ma nature est tout autre. Moi, la Lune, la Bénéfique, je veille dans l’obscurité, je scrute les ténèbres, je sème les rêves dans les corps endormis, j’inspire les poètes.
L’imaginaire est mon royaume, et tout est imaginaire.
- …
- Tiens, par exemple, le Chameau, tu le juges sans doute bienheureux, tu le considères comme un esprit fin, un coeur satisfait?
- Assurément, et j’avoue, dit l’Animal Sans Nom, que je l’envie!
- Et tu n’es pas étonné de son incapacité à retrouver ton histoire, à supposer qu’elle existe?
- Il a donné une explication.
- La vérité est qu’il t’a menti. Le Chameau est stupide et il le sait. Il n’a jamais pu apprendre l’alphabet et d’ailleurs cela ne lui aurait pas servi, car le contenu de ses bosses n’est pas classé par ordre alphabétique. Il n’est d’ailleurs pas classé du tout.
«… je me sens tout chamboulé : mes idées sont sens dessus-dessous… »
- Est-ce possible? s’exclama l’Animal Sans Nom, plein d’étonnement.
- Absolument. Tu comprends l’amertume du Chameau : Dieu a choisi un secrétaire illettré et analphabète! Quel fardeau doivent représenter pour ce pauvre Chameau ses bosses pleines d’un savoir inaccessible!
- Pauvre Chameau, comme je le plains! soupira l’Animal Sans Nom.
- Tu vois bien. Aussi, au lieu de te désoler toujours sur ce qui te manque… Quels rabâcheurs tout de même, ces animaux! Et toi qui les admires! Vraiment, je ne te comprends pas. Enfin, au revoir, ma course s’achève ici. Je franchis l’autre monde pour une nouvelle nuit. Mon coucher est un nouveau lever, nouvelle moisson de rêves. Épis noirs des nuits, où suis-je quand je n’y suis pas?
Le Chameau se faisait toujours prier pour conter ses exploits. C’était lui, à l’en croire, le bien-aimé du créateur. Un jour que le chameau et lui se promenaient dans le désert, Dieu fut brusquement saisi d’une forte migraine.
- Chameau, lui dit-il, la tête me fait souffrir. Quelle migraine! Et c’est bien compréhensible avec tout ce monde que je porte en moi. Écoute, Chameau, tu vas m’aider : cette mémoire du passé et du futur que je possède, je te les lègue, une pour chaque bosse. Qu’en ferais-je d’ailleurs? J’ai déjà bien assez à faire avec le présent!
Le Chameau, devenu secrétaire de Très Haut, était parvenu au comble de la gloire animale et tout en lui respirait désormais l’orgueil de sa position.
- Gloire au Chameau, mémoire ambulante de Dieu! Place aux bosses immémoriales de Très Haut!
Louange aux mamelles retournées de la mémoire divine!, entonnaient chaque fois en choeur les animaux éblouis.
Chaque animal pouvait rattacher les détails de sa morphologie à un événement de l’histoire divine : la Gazelle aux cornes crénelées était la gentille pâtissière du Créateur, l’Éléphant, telle une fontaine musicale, prodiguait des gerbes d’eau sonores aux rythmes capricieux. Enfin, chacun avait sa fonction et son utilité.
Seul l’Animal Sans Nom restait perplexe. Dieu l’avait-il oublié? Quelle était sa place dans la Création? Dans quel but était-il là? Il n’avait nulle histoire glorieuse, aucune histoire du tout à raconter.
L’Animal Sans Nom confia sa peine au Singe et celui-ci lui conseilla d’aller demander avis au Chameau.
- Ce savant-là te tirera d’embarras, il a plus d’une histoire dans sa bosse!
Le malicieux Singe n’était pas foncièrement mauvais, et bien qu’il pensât que le Chameau n’aiderait pas l’Animal Sans Nom, l’idée de déranger l’orgueilleux quadrupède l’amusait. Il mit en garde l’Animal Sans Nom :
- Je te préviens tout de suite, le Chameau est un bougre antipathique et plein de morgue. Brosse-lui les poils dans le sens du vent et flatte-le. Peut-être seras-tu récompensé de tes peines, car le Chameau a fait retraite dans le désert pour méditer : la route qui mène jusqu’à lui est longue et fatigante.
L’Animal Sans Nom remercia le Singe, dont on disait pis que pendre. Lui, le trouva bien obligeant.
L’Animal Sans Nom marcha longtemps, il affronta la haleur et la soif et parvint enfin à l’oasis où le Chameau était en méditation. Pendant le voyage, l’Animal Sans Nom avait eu le temps de peaufiner son discours et débuta ainsi :
- Salut à toi, gloire bossue de la Création, Mémoire turgescente et titubante du Très Haut, montagnes jumelles de la Mémoire des Mondes passés et futurs! Loué sois-tu, toi qui soulageas le Créateur de sa cruelle céphalée!
Ce style parut hors de saison aux oreilles délicates du Chameau qui ne daigna pas tourner son museau hautain vers le visiteur inattendu. L’Animal Sans Nom, un peu décontenancé, reprit :
- Écoute ma requête, secrétaire divin, il te suffit de te creuser un peu la bosse. Car Dieu ne m’a rien dit de ma légende. C’est un oubli de sa part, j’en suis sûr, auquel je te demande de remédier. Mon histoire doit traîner dans un coin de ton réservoir vénérable. Donne-la-moi, je t’en prie, car j’ignore jusqu’à mon nom.
Le Chameau fut surpris, ce qui n’était pas dans ses habitudes. Il fixa l’extravagante bête qui osait venir ainsi troubler sa sérénité.
- Écoute, animal stupide, dit le Chameau, Dieu fait bien ce qu’Il fait et n’oublie jamais rien. Il a sans doute voulu punir ta bêtise en agissant comme il l’a fait. Quoi qu’il en soit, même si je voulais t’aider, cela me serait impossible. Le contenu de mes bosses est classé par ordre alphabétique, or tu n’as pas de nom, donc tu ne figures pas au répertoire. Maintenant je t’ai assez vu! File!
L’Animal Sans Nom fut blessé et déçu comme on l’imagine. Son amour-propre en prenait un rude coup. Il avait toujours été méprisé par les autres animaux, n’ayant jamais rien à raconter aux réunions. La particularité de son cas le rendait suspect.
- Qu’a-t-il donc fait, se demandait-on, pour ne même pas avoir un nom?
Des ragots peu honorables circulaient sur son compte.
- Malheureux que je suis, se lamentait l’Animal Sans Nom, ne voilà-t-il pas que l’Astre maléfique se lève dans la nuit maudite de ma déception?
- Sois donc poli, répliqua la Lune. Et d’où tiens-tu que je suis maléfique? Tu m’as l’air bien mal renseigné sur mon compte!
- Je l’ai lu, répondit l’Animal Sans Nom, et entendu dire maintes fois. On te nomme l’Astre humide, déesse de l’inconstance, des opérations magiques et des flux sanglants. Je ne t’ai jamais vue que jaune mais d’autres te qualifient de Rousse, Rouge ou Noire.
- Quel amalgame! Tu mélanges tout sans discernement et juges selon l’opinion vulgaire. Quel aveuglement est le tien! Apprends que ma nature est tout autre. Moi, la Lune, la Bénéfique, je veille dans l’obscurité, je scrute les ténèbres, je sème les rêves dans les corps endormis, j’inspire les poètes.
L’imaginaire est mon royaume, et tout est imaginaire.
- …
- Tiens, par exemple, le Chameau, tu le juges sans doute bienheureux, tu le considères comme un esprit fin, un coeur satisfait?
- Assurément, et j’avoue, dit l’Animal Sans Nom, que je l’envie!
- Et tu n’es pas étonné de son incapacité à retrouver ton histoire, à supposer qu’elle existe?
- Il a donné une explication.
- La vérité est qu’il t’a menti. Le Chameau est stupide et il le sait. Il n’a jamais pu apprendre l’alphabet et d’ailleurs cela ne lui aurait pas servi, car le contenu de ses bosses n’est pas classé par ordre alphabétique. Il n’est d’ailleurs pas classé du tout.
«… je me sens tout chamboulé : mes idées sont sens dessus-dessous… »
- Est-ce possible? s’exclama l’Animal Sans Nom, plein d’étonnement.
- Absolument. Tu comprends l’amertume du Chameau : Dieu a choisi un secrétaire illettré et analphabète! Quel fardeau doivent représenter pour ce pauvre Chameau ses bosses pleines d’un savoir inaccessible!
- Pauvre Chameau, comme je le plains! soupira l’Animal Sans Nom.
- Tu vois bien. Aussi, au lieu de te désoler toujours sur ce qui te manque… Quels rabâcheurs tout de même, ces animaux! Et toi qui les admires! Vraiment, je ne te comprends pas. Enfin, au revoir, ma course s’achève ici. Je franchis l’autre monde pour une nouvelle nuit. Mon coucher est un nouveau lever, nouvelle moisson de rêves. Épis noirs des nuits, où suis-je quand je n’y suis pas?
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