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«jabli rebbi ma f’hemtnich»

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  • «jabli rebbi ma f’hemtnich»

    Mahdi Berrached. Journaliste, auteur du Dictionnaire du dialecte algérois*
    N’y a-t-il pas un paradoxe quand dans votre introduction on trouve cette peur de perdre cette langue, alors que le propre de la langue est de se régénérer avec de nouveaux apports, comme l’a fait l’algérois depuis des siècles ?
    Non, on va pas perdre ce langage qui se nourrit d’internet ou des nouveautés du monde qui nous entoure, mais je n’ai pas peur que cette langue disparaisse, je parle plutôt de ce que véhicule ce langage comme valeurs culturelles. Dans le passé, nous puisions notre langue du melhoun, des proverbes populaires, des bouqalat, etc. C’était cela le standard, l’idéal même, et plus je m’approche de ce standard, je parle mieux et je transmets correctement mon message. C’est pour cela que le niveau artistique du parler algérois était très appréciable. Car en matière de langue, le poème, le dicton, le texte créatif et élaboré restent le modèle à atteindre ou à tenter d’atteindre quand on communique oralement.
    Aujourd’hui, la situation s’est inversée, celui qui veut écrire une chanson ou inventer un dicton va s’inspirer du parler de la rue : dans la chanson algérienne aujourd’hui n’importent que le rythme et la musique, jamais les paroles, le sens. Beaucoup de mots algérois ont disparu, on utilise de nouveaux mots, mais on les puise d’où ? Dans quel dictionnaire nous les trouvons ? Nous empruntons de nouveaux morts à d’autres langues qu’on ne maîtrise pas au niveau de la représentation ou du sens. En fait, aujourd’hui, la société algérienne ne parle ni l’arabe, ni le dialecte, ni le français. N’a-t-on pas remarqué qu’on se dit fréquemment «jabli rebbi ma f’hemtnich» (je crois que tu ne m’as pas compris) ? Parce qu’on sent, consciemment ou pas, que notre outil de transmission et de compréhension ne fonctionne plus.
    Dans une émission télé, «El F’hama», il y avait une rubrique où on demandait le sens des mots : «Que pense-tu de l’honnêteté ? Et bien, wallah l’honnêteté c’est… c’est bien, c’est une bonne chose…» Pas une phrase complète et compréhensible ! Nous avons perdu la génétique de notre parler. Comme le mot «tchippa» que nous avons récupéré de notre passé avant d’en détourner le sens, ce mot qui désignait avant le jeton qui permettait aux dockers algérois de rejoindre un navire pour y trimer. Nous avions un dictionnaire propre à nous, avec sa logique, son histoire, son étymologie. C’est notre patrimoine commun.
    -Pourquoi nous n’arrivons plus alors à explorer ce passé pour mieux comprendre le présent à travers la langue, les mots et leur étymologie ?
    Comment je peux comprendre notre société sans y avoir accès, sans remonter aux racines de cette société à travers sa langue, découvrir comment elle vivait et pensait avant ? Nous n’avons plus l’arbre généalogique de notre langue, donc de son évolution culturelle et sociétale. La cause, c’est d’abord la posture hautaine de nos dirigeants politiques qui considèrent ce parler n’est pas une langue. Nous restons prisonniers de la doctrine de la «langue officielle». Langue officielle que même eux ignorent : Sellal ne sait pas parler l’arabe classique !
    Leur propre administration n’est pas arabisée, ni dans les relations ni dans les documents, contrairement aux lois ! Parce que ce régime a décidé, après l’indépendance, d’arabiser mais avec une arrière-pensée idéologique. Car pourquoi arabiser une population qui n’a jamais été francisée durant 132 ans ? Comment parlaient nos parents et nos grands-parents ? En français ? Non. Il y a une grande différence entre arabiser et orientaliser une société. L’arabe maghrébin n’a rien à voir avec l’arabe oriental : notre arabe andalou et maghrébin – celui d’Ibn Rochd, Ibn Khaldoun, Echatibi, etc. – est plus rationnel que l’arabe émotionnel du Machreq. Le régime nous a imposé une attitude émotive avec la langue, c’est ce qui nous a amenés à la situation actuelle.
    Le pouvoir a importé des profs d’Irak, d’Egypte et de Syrie qui nous ont imposé un langage arabe alors que nous avions le nôtre : j’ai trouvé des mots de l’algérois qui remontent aux Ier siècle de l’Hégire ! Des mots qui sont spécifiques au Maghreb qu’on ne trouve pas ailleurs : «qerden» par exemple, qui veut dire nuque, d’où «qerdoun» pour attacher les longs cheveux derrière la tête. On dit le mot s’mir, ma yesmerch (n’a pas saisi, pas compris), dans Lissan Al Arab, «samar echy’a idha ata bikhabareh», (a compris la question lorsqu’il a reçu l’information) ! Le mot «tabouna» aussi : un «puriste» nous dira que c’est du dialecte. Or, c’est de l’arabe classique. Nos dirigeants ont fait, et le font toujours, l’amalgame entre l’arabe comme représentation de «l’Orient» et comme langue proprement dite, l’amalgame entre l’arabe comme idéologie et comme idiome. Entre-temps, nous avons subi une déstructuration de notre syntaxe.
    -Et ils voulaient arabiser une société qui ne s’était pas fait franciser…
    La France n’a pas pu franciser la société algérienne, elle a laissé ce «butin de guerre», il est vrai : mon père parle parfaitement le français, mais à table il me parle en termes de tebsi, gherraf, m’ghirfa, fenjan, meyda… Il ne dit en français que ce qu’il à quoi il ne trouve pas d’équivalent en algérois. Maintenant ce qui arrive, c’est que moi personnellement je parle à mes enfants en français, mais ma fille ne comprend pas quand je parle à ma sœur, la cinquantaine, en arabe algérois. C’est la faute à la France et à la colonisation ? Non, c’est la faute à ceux qui nous dirigent depuis l’indépendance. Parce que les Algériens ont refusé cette arabisation idéologique.
    -Vous évoquez aussi la tendance violente et souvent vulgaire (pas au sens moralisateur du reste) de la langue algéroise : il y a de plus en plus d’expressions trash, de gros mots banalisés…
    A un moment, les frontières entre la maison et la rue ont été abolies. Dans le passé, la ville fonctionnait selon un logiciel propre qui définissait les lieux et leurs langages : on ne parle pas de la même manière à la maison, dans le quartier ou ailleurs. L’homme sortait le matin de la maison pour aller travailler, pas pour traîner dans le quartier. L’enfant, ou il est à la maison, ou à l’école, ou il travaille. Mais les transformations sociales, la crise du logement par exemple, ont bouleversé cet état des choses : l’enfant, qui ne peut rester à la maison par manque de place, est envoyé dans la rue, dans le quartier, qui deviennent un prolongement de l’espace domestique.
    Dans le quartier, on ne parle pas de la même manière qu’à la maison. L’enfant «transporte» les mots qu’il entend dans la rue chez lui. Il n’y a plus de frontière entre les langages, le logiciel ne fonctionne plus. Autre facteur : ces changements sociaux, comme le fait que les parents travaillent et qu’on vit de plus en plus au sein de la famille cellulaire, ont fait que l’enfant n’apprend plus le langage chez ses grands-parents ou ses parents seulement, à travers notamment les contes.
    Les parents au travail, l’enfant apprend une partie de son langage ou dans la rue, ou chez la baby-sitter qui appelle son chéri «omri» ! Comme parents, on ne va pas apprendre à nos enfants les gros mots, «et’yyah», et même si ça nous échappe, on tente d’expliquer le contexte de cette parole. Ailleurs, l’enfant n’a pas ce filtre et la transmission dans le cadre domestique est parasitée. C’est pour cela qu’aujourd’hui le langage de la rue est carrément le même dans le domicile familial. Dans le passé, il arrivait que des mots de la rue pénètrent dans la maison, quand il y a déclassification de ces mots-là par d’autres. Par exemple, le mot «h’red», d’où «t’hardet» (veut dire aujourd’hui «c’est la cata»), voulait dire avant «dépuceler», «h’red’ha», c’était un mot de la rue.
    Quand un homme de soixante ans te dit qu’il rêve juste de savoir si sa femme jouit ou pas en amour ! Que peut-on attendre d’une société pareille, qui souffre de tant de frustrations, de contradictions, de crises à tous les échelons ? Comment veut-on parler «normalement» ? Quel langage serein peut-elle parler ? Le problème aussi est que les autorité de ce pays n’ont pas compris que le glissement du parler algérien vers plus de violence et de vulgarité était un signal d’alarme, un indicateur de la crise morale et sociale. Il fallait comprendre pourquoi on s’interpelait en disant «khouya» (mon frère), alors que maintenant on dit «ch’riki» (mon associé) ! On devrait s’intéresser plus à ces questions sociolinguistiques parce qu’au-delà des phénomènes que j’ai cités, on pourra aussi traiter, à travers le langage algérien, des problématiques du régionalisme par exemple.
    -Où va le parler algérois ?
    Les mots européens défigurés vont prendre de l’importance, on utilise des mots sans sens, trop vagues parce qu’on ne maîtrise pas la langue d’où on puise ces vocables, on n’en connaît pas l’étymologie. Donc notre message est de plus en plus imprécis, on ne pourra pas exprimer des idées. «M’depress» ne veut dire ni dépressif, ni malheureux, ni accablé… mais tout cela à la fois. Parce qu’on connaît pas bien le sens de «dépressif», nous l’avons importé comme ça. On n’est pas d’accord entre nous sur le sens. Le sens, donc, disparaît, et, parce qu’on ne se comprend plus, le sens commun avec. Nous avons perdu notre identité de grande nation parolière.

    Le pouvoir a transféré ses complexes régionalistes vers la société
    Alger est une synthèse des cultures algériennes : tout le monde y vivait et les Algérois partaient partout à travers le pays (travail, études, mariages, service national…). On avait un langage standard, partagé par une majorité d’Algériens, le langage de la cité. Alger n’est pas homogène, il y a le kabyle, le jijélien, le constantinois, le mozabite, l’oranais, le biskri, le juif… Et sa langue reflète cette diversité. Ils ont tous cohabité, avec un seul langage : le problème du «cavé» et du «oulid lebled» n’est intervenu qu’après l’Indépendance.
    Car c’est le régime, à travers la production audiovisuelle qu’il contrôlait, qui imposait la caricature de Boubegra, de Kaci Tizi Ouzou, de l’inspecteur Tahar… Le régime a même consacré l’idée d’une capitale où la cohabitation entre «autochtones» et «nouveaux arrivants» est difficile. Or, Alger a connu un mouvement d’immigration incessant durant des siècles. Sans problème d’intégration.
    Désolé, mais même du temps de la colonisation, le théâtre algérien n’a jamais souligné ce genre de caractéristiques ! Parce que ce régime a des complexes avec les questions régionalistes. Or, la cité, La Casbah était une grande maison pour tout le monde, y compris pour des étrangers : parce qu’il y avait la langue standard et il y avait aussi l’adhésion de tout le monde aux règles de la cité, de la citadinité. Adlène Meddi
    c'est mon opinion et rien ne m'empêche d'être du même avis qu'elle.
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