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Edition scientifique : la preuve par le canular

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  • Edition scientifique : la preuve par le canular

    LE MONDE
    Hervé Morin


    Avec ses 28 100 revues pour 1,85 million d'articles publiés (estimation 2012), l'édition scientifique est un monde sans pitié. L'arrivée de nouveaux acteurs chamboule les hiérarchies séculaires en offrant aux chercheurs un libre accès ("open access") à des plateformes de diffusion en ligne de leurs travaux.
    Depuis dix ans, le paysage est en complète recomposition, avec la cohabitation de divers modèles économiques que les anciens "barons" du secteur expérimentent eux aussi, de peur de se faire emporter par cette révolution numérique.





    Les chercheurs assistent ainsi à l'émergence d'une foule de revues en ligne auxquelles ils adressent leurs manuscrits pour publication après examen par des spécialistes – le plus souvent en payant. L'enjeu pour eux est crucial : ces publications conditionnent leur avancement, selon l'adage "publier ou périr". De quoi exciter l'appétit d'aigrefins.

    Science, la revue phare de l'Association américaine pour l'avancement des sciences (AAAS), en apporte une éclatante démonstration à l'aide d'un procédé que d'aucuns pourraient considérer comme déloyal : le canular. Ainsi qu'il le raconte dans l'édition du 4 octobre, le journaliste John Bohannon a eu l'idée de créer de toutes pièces 304 versions différentes d'un article scientifique construit selon le même schéma : "une molécule X tirée d'une espèce de lichen Y inhibe la croissance d'une cellule tumorale Z".

    Ces articles étaient signés par des auteurs dont le nom et l'affiliation avaient été générés aléatoirement à partir de patronymes africains et d'un lexique en swahili. Ils étaient rédigés dans un anglais dégradé grâce à une première traduction automatique en français puis une seconde pour retourner vers l'anglais. En conclusion, ils proposaient de prouver l'efficacité d'X contre le cancer, sans passer par des études cliniques. Surtout, ils étaient truffés d'erreurs telles qu'"un relecteur compétent devait aisément l'identifier comme défectueux et impubliable", écrit John Bohannon.

    Pourtant, sur les 304 journaux en "open access" à qui il en a adressé une version, 157 l'ont acceptée pour publication, et 98 seulement l'ont rejetée. Sur les 49 restants, 29 sites sont en déshérence et 20 n'ont à ce jour pas achevé le processus d'analyse.

    PROCESSUS DÉFAILLANT

    Le canular de Science est dévastateur : il révèle un processus de relecture ("peer reviewing") très défaillant. Des éditeurs prestigieux ont été pris en défaut, tels Elsevier, Wolters Kluwer ou Sage. Ce dernier a même réclamé un montant de 3 100 dollars pour la publication de l'article fautif. Un tiers des revues ciblées par le canular étaient basées en Inde, quand bien même elles pouvaient se présenter comme américaines ou européennes. Science a créé une carte interactive qui permet de retracer l'ensemble des échanges épistolaires avec les éditeurs, qu'ils aient ou non accepté l'article.

    Les rédactions, les éditeurs et les comptes bancaires des revues en "open access" ne sont pas toujours réunis dans un même pays.
    "Je suis un peu réservé sur le procédé, mais je suis aussi ravi qu'on ait accès à des telles données, commente le médecin et blogueur Hervé Maisonneuve, fin observateur de l'édition scientifique et de ses dérives. L'acceptation de ces articles bidon ne m'étonne pas. Le système de ces revues s'apparente à une loterie rapide, dont les critères d'acceptation ne sont que pour partie scientifiques." Pour lui, ce n'est pas tant l'open access qui est en cause que le peer reviewing : "les revues ne trouvent pas de reviewers et s'essoufflent : relire un article demande quatre à huit heures de travail, non rémunérées", rappelle-t-il. Pour les seuls Etats-Unis, ce système de relecture par les pairs représenterait 15 millions d'heures non payées par an, selon certaines estimations.

    Le phénomène des revues "prédatrices" est fréquemment dénoncé, certaines n'hésitant pas à enrôler à leur insu dans leur comité éditorial des chercheurs sérieux qui n'avaient rien demandé, afin de se donner une respectabilité indue. Ces "malgré eux" ont ensuite les plus grandes difficultés à faire rayer leur nom de ces sites pirates.

    Si elle permet de dénoncer un phénomène montant, l'initiative de Science suscite déjà des commentaires sur son site et ailleurs : certains internautes s'interrogent sur l'absence de "cas témoins" dans cette expérience originale et se demandent si elle ne met pas en cause les propres critères scientifiques de Science: n'aurait-il pas fallu adresser les articles à des revues classiques, pour voir si elles aussi pouvaient tomber dans le panneau ? Ne s'agit-il pas d'une opération corporatiste pour défendre un modèle menacé ?

    Science doit en tout cas reconnaître que la revue PLoS One n'est pas tombée dans son piège. Editée par sa rivale, la Public Library of Science, qui a réellement lancé il y a dix ans le mouvement de l'open access, PLoS One a "méticuleusement" révisé l'article avec l'auteur fictif avant de le soumettre à la relecture de spécialistes. Deux semaines plus tard, il était rejeté définitivement sur la base de sa "qualité" scientifique...
    The truth is incontrovertible, malice may attack it, ignorance may deride it, but in the end; there it is.” Winston Churchill
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