Par Saïd Sadi
Mesdames, messieurs, camarades militants, bonjour
Cela fait plus d’un an et demi que je ne me suis pas exprimé publiquement. La raison est simple. L’absence de conditions pour un débat libre et serein m’ont conduit à investir, comme vous ici, le combat quotidien par l’écoute, l’échange et le partage des expériences de terrain. L’Histoire et l’organisation des institutions ont fait que la grande majorité des structures politiques et sociales, parties prenantes de la rente, ne peuvent s’engager dans une alternative de changement d’un système qu’elles constituent et qui les nourrit. Nous le constatons chaque jour ; quand une catégorie formule une demande ou revendique une adhésion à une démarche, elle exprime d’abord et avant tout une allégeance à un homme et ceci indépendamment de son parcours ou de ses propositions ; l’essentiel étant qu’il soit issu du sérail. On entend des adeptes fidèles à tel ou tel, généralement des anciens chefs du gouvernement, on observe des vigiles scrutant les écuries comme un parieur dans une course hippique prêt à miser sur le favori mais on ne parle plus de choix politiques ; il y a longtemps que les notions de droite ou de gauche, de progressisme ou de conservatisme n’ont plus cours. L’anomie et l’impensé ont colonisé la scène politique algérienne… Dans cet imbroglio, il a fallu s’adapter.
Retrouver les repères
Lors de la convention nationale pour «une Constitution pérenne» organisée par le RCD le 29.06.2013, le secrétaire national à la jeunesse m’a demandé de faire une intervention sur le projet de Novembre et de la Soummam lors de l’université d’été des jeunes du parti. J’ai donné mon accord et j’interviens devant vous avec plaisir car vous représentez l’ultime segment de la société algérienne qui refuse la clientélisation et qui inscrit son combat en dehors et contre le système en place.
Vous m’avez demandé de traiter de la problématique de l’avenir de l’Algérie de Novembre et de la Soummam.
Avant de répondre à la question qui vous préoccupe, j’aimerais, si vous le permettez, rappeler brièvement les conditions d’émergence et de construction de cette vision de Novembre et de la Soummam qui est à la fois un concept et un instrument qui ont donné naissance à l’Algérie moderne. Les historiens et les analystes politiques s’accordent à dire que «Novembre et la Soummam» furent une somme de ruptures».
Rupture avec un ordre politique qui avait réprimé et déstructuré la société algérienne. L’épuisement, les divisions et, pour certains, l’illusion d’une émancipation dans le cadre colonial, ont fini par introduire le doute puis la perte de confiance en soi auprès d’une bonne partie des cadres du mouvement national. L’absence de solution évidente avait enfermé des pans entiers de dirigeants algériens dans une peur viscérale du changement, synonyme d’aventure, qui s’est traduite par la démission, le reniement ou l’idolâtrie de l’homme providentiel qui saurait, lui, trouver la voie seul, sans effort et sans sacrifices.
C’était un peu l’esclave qui avait peur de la libération, le présent, si dégradant et si dur, qu’il fût a l’avantage d’être connu ; pour l’être dépossédé de son libre arbitre et de son autonomie, l’avenir est un trou noir. Faute de percevoir une émancipation totale et immédiate, on préférait s’accommoder d’un statut peu enviable mais dont on connaissait les règles.
Dans les années 50, et pour ne pas avoir à affronter une impasse qui n’offrait pas d’autre choix que la lutte, des groupes influents remettaient le destin de la communauté algérienne à une hypothétique évolution démocratique du système colonial. Il a fallu qu’une petite minorité brise cette paralysie de l’espérance pour provoquer le sursaut salvateur. Tous étaient des jeunes.
«Novembre et la Soummam» furent aussi une rupture générationnelle. Il suffit de voir l’âge qu’avaient les principaux acteurs du déclenchement de la lutte armée pour saisir comment et par qui était arrivée l’audace qui a défié un ennemi, a priori, invincible et démystifié les charlatans illusionnistes qui égaraient énergies et intelligences dans des alchimies populistes et chimériques.
«Novembre et la Soummam» furent enfin une rupture géopolitique majeure. Au début des années 50, l’ordre colonial était toujours assumé comme nécessaire et justifié par l’essentiel du monde judéo-chrétien. Sa remise en cause supposait une vision, une volonté et une générosité exceptionnelles. Les artisans de Novembre savaient qu’ils ne pouvaient compter, en tout cas au début, ni sur la «fraternité arabo-islamique» ni sur la solidarité socialiste ni, a fortiori, sur le bénéfice des valeurs et principes républicains dont se revendiquait l’occupant. La seule convergence supranationale à laquelle a fait référence la proclamation du premier Novembre est la construction de la fédération des Etats nord-africains. Deux années plus tard, la plateforme de la Soummam précisait ce choix politique et doctrinal en affirmant que : «La Révolution algérienne n’est inféodée ni au Caire, ni à Londres, ni à Moscou, ni à Washington.»
Les leçons de l’audace
Naturellement, le monde du milieu du 20e siècle est bien différent de celui du début du 21e mais tous les peuples sont, d’une manière ou d’une autre, façonnés par leur histoire. Et en les décodant, il est aisé de voir combien ces rappels, même sommaires, parlent au présent.
Après un demi-siècle d’indépendance, l’échec des Etats postcoloniaux, fondés, généralement, sur la confiscation de l’Histoire des guerres de libération et le détournement de la ressource nationale, est patent. L’Algérie qui fut une exception révolutionnaire dans la décolonisation n’a pas su transformer cette vertu en exemple démocratique dans le Sud. Parce que le combat algérien en a inspiré beaucoup d’autres qui l’ont sanctifié, son échec est plus visible, plus frustrant et, dans ses conséquences, plus grave que tous les autres.
Comme beaucoup de nos aînés au début des années 50, nous nous interrogeons sur l’homme providentiel qui viendra nous libérer d’un régime qui a mis le pays en faillite et qui l’expose à de sérieux risques de désintégration.
Comme au début des années 50, les cadres et les élites n’osent pas se projeter au-delà du cercle clos défini par le système auquel, par ailleurs, ils attribuent la responsabilité d’un échec historique. Mais pour préserver une survie rognée chaque jour un peu plus, ils s’interdisent de se libérer des archaïsmes claniques et appréhendent l’avenir démocratique, nécessairement extérieur au régime, comme une terre inconnue. Les corporations, les organisations, les regroupements conjoncturels et, à l’occasion, les institutions passent leur temps à se trouver un tuteur, espérant qu’un jour il surnagera et mettra à leur service les règles et instruments qu’ils vouent aux gémonies quand elles servent des concurrents.
Il y a une quinzaine de jours, un avocat algérois qui prétend à quelque ambition politique a décidé de lister un certain nombre de personnes de divers horizons pour les associer à la proposition d’une nouvelle perspective au pays. Après un exposé des motifs soulignant la gravité de la situation, il invite les citoyens qu’il avait retenus à signer un texte demandant le changement. L’écrit se terminait par la nécessité de demander la bénédiction des services de sécurité. Extrême et caricaturale, cette initiative n’en montre pas moins le degré d’aliénation d’une bonne partie du personnel politique algérien.
Rares sont ceux qui disent que la solution au drame national ne viendra pas d’une alternance clanique mais d’un changement de système.
Comme dans le début des années 50, la masse des cadres inhibée et sans repères attend elle aussi le Messie, chacun estimant que même dans un ordre politique inchangé, le salut pourrait advenir si c’est à son parrain qu’échoit le pouvoir. Concrètement, les fraudes, les abus comme la corruption ne gênent et ne choquent que quand ils profitent aux autres. L’approche a beau être moralement insupportable et politiquement intenable, la quasi-totalité des acteurs politiques, économiques et sociaux est habitée par la même appréhension de l’inconnu que celle qui a failli détourner le destin algérien avant l’insurrection de 1954.
Mesdames, messieurs, camarades militants, bonjour
Cela fait plus d’un an et demi que je ne me suis pas exprimé publiquement. La raison est simple. L’absence de conditions pour un débat libre et serein m’ont conduit à investir, comme vous ici, le combat quotidien par l’écoute, l’échange et le partage des expériences de terrain. L’Histoire et l’organisation des institutions ont fait que la grande majorité des structures politiques et sociales, parties prenantes de la rente, ne peuvent s’engager dans une alternative de changement d’un système qu’elles constituent et qui les nourrit. Nous le constatons chaque jour ; quand une catégorie formule une demande ou revendique une adhésion à une démarche, elle exprime d’abord et avant tout une allégeance à un homme et ceci indépendamment de son parcours ou de ses propositions ; l’essentiel étant qu’il soit issu du sérail. On entend des adeptes fidèles à tel ou tel, généralement des anciens chefs du gouvernement, on observe des vigiles scrutant les écuries comme un parieur dans une course hippique prêt à miser sur le favori mais on ne parle plus de choix politiques ; il y a longtemps que les notions de droite ou de gauche, de progressisme ou de conservatisme n’ont plus cours. L’anomie et l’impensé ont colonisé la scène politique algérienne… Dans cet imbroglio, il a fallu s’adapter.
Retrouver les repères
Lors de la convention nationale pour «une Constitution pérenne» organisée par le RCD le 29.06.2013, le secrétaire national à la jeunesse m’a demandé de faire une intervention sur le projet de Novembre et de la Soummam lors de l’université d’été des jeunes du parti. J’ai donné mon accord et j’interviens devant vous avec plaisir car vous représentez l’ultime segment de la société algérienne qui refuse la clientélisation et qui inscrit son combat en dehors et contre le système en place.
Vous m’avez demandé de traiter de la problématique de l’avenir de l’Algérie de Novembre et de la Soummam.
Avant de répondre à la question qui vous préoccupe, j’aimerais, si vous le permettez, rappeler brièvement les conditions d’émergence et de construction de cette vision de Novembre et de la Soummam qui est à la fois un concept et un instrument qui ont donné naissance à l’Algérie moderne. Les historiens et les analystes politiques s’accordent à dire que «Novembre et la Soummam» furent une somme de ruptures».
Rupture avec un ordre politique qui avait réprimé et déstructuré la société algérienne. L’épuisement, les divisions et, pour certains, l’illusion d’une émancipation dans le cadre colonial, ont fini par introduire le doute puis la perte de confiance en soi auprès d’une bonne partie des cadres du mouvement national. L’absence de solution évidente avait enfermé des pans entiers de dirigeants algériens dans une peur viscérale du changement, synonyme d’aventure, qui s’est traduite par la démission, le reniement ou l’idolâtrie de l’homme providentiel qui saurait, lui, trouver la voie seul, sans effort et sans sacrifices.
C’était un peu l’esclave qui avait peur de la libération, le présent, si dégradant et si dur, qu’il fût a l’avantage d’être connu ; pour l’être dépossédé de son libre arbitre et de son autonomie, l’avenir est un trou noir. Faute de percevoir une émancipation totale et immédiate, on préférait s’accommoder d’un statut peu enviable mais dont on connaissait les règles.
Dans les années 50, et pour ne pas avoir à affronter une impasse qui n’offrait pas d’autre choix que la lutte, des groupes influents remettaient le destin de la communauté algérienne à une hypothétique évolution démocratique du système colonial. Il a fallu qu’une petite minorité brise cette paralysie de l’espérance pour provoquer le sursaut salvateur. Tous étaient des jeunes.
«Novembre et la Soummam» furent aussi une rupture générationnelle. Il suffit de voir l’âge qu’avaient les principaux acteurs du déclenchement de la lutte armée pour saisir comment et par qui était arrivée l’audace qui a défié un ennemi, a priori, invincible et démystifié les charlatans illusionnistes qui égaraient énergies et intelligences dans des alchimies populistes et chimériques.
«Novembre et la Soummam» furent enfin une rupture géopolitique majeure. Au début des années 50, l’ordre colonial était toujours assumé comme nécessaire et justifié par l’essentiel du monde judéo-chrétien. Sa remise en cause supposait une vision, une volonté et une générosité exceptionnelles. Les artisans de Novembre savaient qu’ils ne pouvaient compter, en tout cas au début, ni sur la «fraternité arabo-islamique» ni sur la solidarité socialiste ni, a fortiori, sur le bénéfice des valeurs et principes républicains dont se revendiquait l’occupant. La seule convergence supranationale à laquelle a fait référence la proclamation du premier Novembre est la construction de la fédération des Etats nord-africains. Deux années plus tard, la plateforme de la Soummam précisait ce choix politique et doctrinal en affirmant que : «La Révolution algérienne n’est inféodée ni au Caire, ni à Londres, ni à Moscou, ni à Washington.»
Les leçons de l’audace
Naturellement, le monde du milieu du 20e siècle est bien différent de celui du début du 21e mais tous les peuples sont, d’une manière ou d’une autre, façonnés par leur histoire. Et en les décodant, il est aisé de voir combien ces rappels, même sommaires, parlent au présent.
Après un demi-siècle d’indépendance, l’échec des Etats postcoloniaux, fondés, généralement, sur la confiscation de l’Histoire des guerres de libération et le détournement de la ressource nationale, est patent. L’Algérie qui fut une exception révolutionnaire dans la décolonisation n’a pas su transformer cette vertu en exemple démocratique dans le Sud. Parce que le combat algérien en a inspiré beaucoup d’autres qui l’ont sanctifié, son échec est plus visible, plus frustrant et, dans ses conséquences, plus grave que tous les autres.
Comme beaucoup de nos aînés au début des années 50, nous nous interrogeons sur l’homme providentiel qui viendra nous libérer d’un régime qui a mis le pays en faillite et qui l’expose à de sérieux risques de désintégration.
Comme au début des années 50, les cadres et les élites n’osent pas se projeter au-delà du cercle clos défini par le système auquel, par ailleurs, ils attribuent la responsabilité d’un échec historique. Mais pour préserver une survie rognée chaque jour un peu plus, ils s’interdisent de se libérer des archaïsmes claniques et appréhendent l’avenir démocratique, nécessairement extérieur au régime, comme une terre inconnue. Les corporations, les organisations, les regroupements conjoncturels et, à l’occasion, les institutions passent leur temps à se trouver un tuteur, espérant qu’un jour il surnagera et mettra à leur service les règles et instruments qu’ils vouent aux gémonies quand elles servent des concurrents.
Il y a une quinzaine de jours, un avocat algérois qui prétend à quelque ambition politique a décidé de lister un certain nombre de personnes de divers horizons pour les associer à la proposition d’une nouvelle perspective au pays. Après un exposé des motifs soulignant la gravité de la situation, il invite les citoyens qu’il avait retenus à signer un texte demandant le changement. L’écrit se terminait par la nécessité de demander la bénédiction des services de sécurité. Extrême et caricaturale, cette initiative n’en montre pas moins le degré d’aliénation d’une bonne partie du personnel politique algérien.
Rares sont ceux qui disent que la solution au drame national ne viendra pas d’une alternance clanique mais d’un changement de système.
Comme dans le début des années 50, la masse des cadres inhibée et sans repères attend elle aussi le Messie, chacun estimant que même dans un ordre politique inchangé, le salut pourrait advenir si c’est à son parrain qu’échoit le pouvoir. Concrètement, les fraudes, les abus comme la corruption ne gênent et ne choquent que quand ils profitent aux autres. L’approche a beau être moralement insupportable et politiquement intenable, la quasi-totalité des acteurs politiques, économiques et sociaux est habitée par la même appréhension de l’inconnu que celle qui a failli détourner le destin algérien avant l’insurrection de 1954.
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