Propos recueillis par Franck Dedieu
Professeur d'ingénierie du risque et visionnaire, l'auteur du best-seller Le Cygne noir pointe à nouveau la fragilité des systèmes bancaires et financiers. Cette fois, dans Antifragile, il s'intéresse à ce qui fait la force des institutions: la capacité à sortir renforcé du désordre.
Tout intimide ! L'auteur, son livre, et le titre de son livre. Nassim Taleb, d'abord. Des épaules de lutteur, le coup d'oeil scrutateur, une voix sépulcrale. Ce professeur à l'université de New York (ingénierie du risque) offre l'antithèse parfaite des universitaires de Manhattan à la Woody Allen, au corps flottant dans leur veste de tweed.
La taille du livre aussi en impose : un pavé d'environ 650 pages parsemé de quelques graphiques et de mots à plusieurs syllabes. Enfin, l'intitulé de l'ouvrage : Antifragile (Editions Les Belles Lettres). Un concept élaboré par l'auteur, à ne pas confondre avec la robustesse. Le solide résiste aux chocs, l'antifragile les absorbe pour en sortir plus fort. Grand mérite de Nassim Taleb, il passe toutes les sciences humaines au tamis de cette notion à la façon des stress tests appliqués aux banques, mais dans une version plus élaborée.
Profil
Ecrivain et philosophe libanais spécialisé dans l'épistémologie de l'aléatoire, expert en mathématiques financières, Nassim Nicholas Taleb vient de publier Antifragile. Les Bienfaits du désordre (Les Belles Lettres, 660 pages, 25 euros), troisième volet d'une trilogie qui comprend Le Hasard sauvage et Le Cygne noir.
Verdict : le système financier reste fragile, aux Etats-Unis en particulier. L'auteur range en revanche toute l'Europe du Nord - y compris la France et la Suisse - plutôt dans le camp des antifragiles. Simples conjectures ? Mieux vaut prendre au sérieux les hypothèses d'un des rares penseurs à avoir prévu la crise des subprimes dans son best-seller publié en 2007, Le Cygne noir.
Vous tirez votre succès d'avoir prévu la crise des subprimes, en 2007, alors que vous êtes contre les prévisions. Un peu paradoxal, non?
Ce n'était pas une prévision, c'était une mise en garde sur les risques financiers. Il s'agissait de dire : attention, ce pont est mal bâti par les ingénieurs, il va s'écrouler. Pas davantage. Je ne joue pas les pythies, encore moins les stars, et, d'ailleurs, depuis 2009, je fuis les mondanités : je reste seul chez moi. J'ai même compté le nombre de jours de solitude pour écrire mon livre : 1 150 exactement. J'avais à l'époque montré deux choses : le système était bâti sur des bases non robustes, trop théoriques, et certaines personnes le savaient.
Et puis j'ai mis en forme le "hasard moral" : des gens bénéficiaient de la fragilité du système. A aucun moment de l'histoire autant de preneurs de non-risques - tous ceux qui ne s'exposent pas personnellement - n'ont exercé une telle emprise. Nous avions donné le pouvoir aux économistes, aux experts en management, et bien sûr aux banquiers, qui se sont enrichis. En 2010, ces derniers ont même reçu des bonus plantureux.
Vous versez à nouveau dans la provocation en faisant cette fois l'apologie d'un certain chaos. Nous voulons tout maîtriser, dites-vous, alors qu'il y a une vertu au désordre...
Nous confondons le risque et le désordre. Une certaine variabilité est nécessaire : par exemple, un poumon artificiel qui fonctionnerait en permanence pourrait causer la mort du patient, mais si l'organe fonctionne alternativement à 80 % et à 120 %, la personne survit. De même, pour le corps, il vaut mieux alterner des températures de 20 puis de 28 degrés que de baigner dans un confortable 22 degrés. Trop d'ordre empêche l'adaptation, il laisse croire à une domestication du hasard et confine à un certain confort pseudo-scientifique.
"Trop d'ordre empêche l'adaptation. Il laisse croire à une domestication du hasard et confine à un certain confort pseudo-scientifique."
L'ordre empêche les découvertes, il entrave la respiration. Il faut faire confiance à nos corps, qui discernent les probabilités et qui évaluent les risques mieux que nos intelligences. Fluctuat nec mergitur, dit la locution latine - "Il fluctue, ou flotte, mais ne sombre pas". Pour s'en convaincre, on peut citer l'exemple de Drachten, une ville des Pays-Bas, lieu d'une expérience invraisemblable. Tous les panneaux de signalisation ont été retirés. Cette déréglementation a conduit à une augmentation de la sécurité, parce que l'attention a été stimulée par le sentiment du danger.
Faudrait-il faire pareil en économie, supprimer les règles prudentielles?
Les investisseurs pensent maîtriser le risque avec des stress tests qui consistent à imaginer le pire scénario connu, mais cet événement correspond à une époque donnée. C'est le problème soulevé par Lucrèce. Le philosophe latin considérait comme un idiot celui qui qualifiait de "plus haute du monde" la montagne qu'il venait de voir. Les extrêmes n'apparaissent pas à l'oeil nu, ils sont même invisibles. En guise d'explication à son erreur de jugement, Alan Greenspan, le patron de la Réserve fédérale au moment de la crise des subprimes, avança ceci : "Cela n'était jamais arrivé avant." La nature, elle, se prépare à ce scénario-là. Elle est antifragile.
Justement, qu'appelez-vous "antifragilité" ?
C'est la capacité de répondre au désordre et d'en sortir renforcé. Les os sont plus solides si une pression s'exerce dessus. L'organique exige de la variabilité, mais l'économie aussi. Sans variation, les risques s'accumulent de façon invisible et continue, et le système peut exploser. L'incendie prend très vite dans une forêt qui n'a jamais connu de petits feux maîtrisés. C'est le mécanisme de surcompensation.
Une entreprise qui aurait de la volatilité dans ses résultats se prépare mieux aux accidents. Beaucoup de professions artisanales connaissent de légères variations qui les obligent à s'adapter. Leurs contraintes recèlent des informations, et certaines peuvent en sortir fortifiées. Une entreprise ayant reçu des chocs dans son histoire résiste davantage. D'abord parce qu'elle a prouvé sa robustesse, mais aussi parce qu'elle s'est préparée au suivant. Ainsi, un patron ne doit pas lisser ses résultats pour faire plaisir aux marchés.
L'absence de variations annihile les pressions qui poussent à évoluer. Le lissage est toujours artificiel. Les financiers le comprennent mal. De toute façon, dès qu'elles entrent en Bourse, les sociétés signent leur acte de décès, c'est leur extrême-onction. Regardez la composition des indices boursiers américains d'il y a longtemps, et vous verrez la mortalité des entreprises qui paraissaient si solides.
Professeur d'ingénierie du risque et visionnaire, l'auteur du best-seller Le Cygne noir pointe à nouveau la fragilité des systèmes bancaires et financiers. Cette fois, dans Antifragile, il s'intéresse à ce qui fait la force des institutions: la capacité à sortir renforcé du désordre.
Tout intimide ! L'auteur, son livre, et le titre de son livre. Nassim Taleb, d'abord. Des épaules de lutteur, le coup d'oeil scrutateur, une voix sépulcrale. Ce professeur à l'université de New York (ingénierie du risque) offre l'antithèse parfaite des universitaires de Manhattan à la Woody Allen, au corps flottant dans leur veste de tweed.
La taille du livre aussi en impose : un pavé d'environ 650 pages parsemé de quelques graphiques et de mots à plusieurs syllabes. Enfin, l'intitulé de l'ouvrage : Antifragile (Editions Les Belles Lettres). Un concept élaboré par l'auteur, à ne pas confondre avec la robustesse. Le solide résiste aux chocs, l'antifragile les absorbe pour en sortir plus fort. Grand mérite de Nassim Taleb, il passe toutes les sciences humaines au tamis de cette notion à la façon des stress tests appliqués aux banques, mais dans une version plus élaborée.
Profil
Ecrivain et philosophe libanais spécialisé dans l'épistémologie de l'aléatoire, expert en mathématiques financières, Nassim Nicholas Taleb vient de publier Antifragile. Les Bienfaits du désordre (Les Belles Lettres, 660 pages, 25 euros), troisième volet d'une trilogie qui comprend Le Hasard sauvage et Le Cygne noir.
Verdict : le système financier reste fragile, aux Etats-Unis en particulier. L'auteur range en revanche toute l'Europe du Nord - y compris la France et la Suisse - plutôt dans le camp des antifragiles. Simples conjectures ? Mieux vaut prendre au sérieux les hypothèses d'un des rares penseurs à avoir prévu la crise des subprimes dans son best-seller publié en 2007, Le Cygne noir.
Vous tirez votre succès d'avoir prévu la crise des subprimes, en 2007, alors que vous êtes contre les prévisions. Un peu paradoxal, non?
Ce n'était pas une prévision, c'était une mise en garde sur les risques financiers. Il s'agissait de dire : attention, ce pont est mal bâti par les ingénieurs, il va s'écrouler. Pas davantage. Je ne joue pas les pythies, encore moins les stars, et, d'ailleurs, depuis 2009, je fuis les mondanités : je reste seul chez moi. J'ai même compté le nombre de jours de solitude pour écrire mon livre : 1 150 exactement. J'avais à l'époque montré deux choses : le système était bâti sur des bases non robustes, trop théoriques, et certaines personnes le savaient.
Et puis j'ai mis en forme le "hasard moral" : des gens bénéficiaient de la fragilité du système. A aucun moment de l'histoire autant de preneurs de non-risques - tous ceux qui ne s'exposent pas personnellement - n'ont exercé une telle emprise. Nous avions donné le pouvoir aux économistes, aux experts en management, et bien sûr aux banquiers, qui se sont enrichis. En 2010, ces derniers ont même reçu des bonus plantureux.
Vous versez à nouveau dans la provocation en faisant cette fois l'apologie d'un certain chaos. Nous voulons tout maîtriser, dites-vous, alors qu'il y a une vertu au désordre...
Nous confondons le risque et le désordre. Une certaine variabilité est nécessaire : par exemple, un poumon artificiel qui fonctionnerait en permanence pourrait causer la mort du patient, mais si l'organe fonctionne alternativement à 80 % et à 120 %, la personne survit. De même, pour le corps, il vaut mieux alterner des températures de 20 puis de 28 degrés que de baigner dans un confortable 22 degrés. Trop d'ordre empêche l'adaptation, il laisse croire à une domestication du hasard et confine à un certain confort pseudo-scientifique.
"Trop d'ordre empêche l'adaptation. Il laisse croire à une domestication du hasard et confine à un certain confort pseudo-scientifique."
L'ordre empêche les découvertes, il entrave la respiration. Il faut faire confiance à nos corps, qui discernent les probabilités et qui évaluent les risques mieux que nos intelligences. Fluctuat nec mergitur, dit la locution latine - "Il fluctue, ou flotte, mais ne sombre pas". Pour s'en convaincre, on peut citer l'exemple de Drachten, une ville des Pays-Bas, lieu d'une expérience invraisemblable. Tous les panneaux de signalisation ont été retirés. Cette déréglementation a conduit à une augmentation de la sécurité, parce que l'attention a été stimulée par le sentiment du danger.
Faudrait-il faire pareil en économie, supprimer les règles prudentielles?
Les investisseurs pensent maîtriser le risque avec des stress tests qui consistent à imaginer le pire scénario connu, mais cet événement correspond à une époque donnée. C'est le problème soulevé par Lucrèce. Le philosophe latin considérait comme un idiot celui qui qualifiait de "plus haute du monde" la montagne qu'il venait de voir. Les extrêmes n'apparaissent pas à l'oeil nu, ils sont même invisibles. En guise d'explication à son erreur de jugement, Alan Greenspan, le patron de la Réserve fédérale au moment de la crise des subprimes, avança ceci : "Cela n'était jamais arrivé avant." La nature, elle, se prépare à ce scénario-là. Elle est antifragile.
Justement, qu'appelez-vous "antifragilité" ?
C'est la capacité de répondre au désordre et d'en sortir renforcé. Les os sont plus solides si une pression s'exerce dessus. L'organique exige de la variabilité, mais l'économie aussi. Sans variation, les risques s'accumulent de façon invisible et continue, et le système peut exploser. L'incendie prend très vite dans une forêt qui n'a jamais connu de petits feux maîtrisés. C'est le mécanisme de surcompensation.
Une entreprise qui aurait de la volatilité dans ses résultats se prépare mieux aux accidents. Beaucoup de professions artisanales connaissent de légères variations qui les obligent à s'adapter. Leurs contraintes recèlent des informations, et certaines peuvent en sortir fortifiées. Une entreprise ayant reçu des chocs dans son histoire résiste davantage. D'abord parce qu'elle a prouvé sa robustesse, mais aussi parce qu'elle s'est préparée au suivant. Ainsi, un patron ne doit pas lisser ses résultats pour faire plaisir aux marchés.
L'absence de variations annihile les pressions qui poussent à évoluer. Le lissage est toujours artificiel. Les financiers le comprennent mal. De toute façon, dès qu'elles entrent en Bourse, les sociétés signent leur acte de décès, c'est leur extrême-onction. Regardez la composition des indices boursiers américains d'il y a longtemps, et vous verrez la mortalité des entreprises qui paraissaient si solides.
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