A LA VEILLE DE LA TRIPARTITE
La guerre des capitalismes algériens
Le soir du 09/10/2013
Par Badr’Eddine Mili
Il n’échappe à personne que le débat sur le libéralisme et l’étatisme ouvert ces derniers mois, en Algérie, à partir de certaines tribunes — FCE, Cnes, UGTA, presse nationale et cercle d’économistes — lève, enfin, le voile sur la guerre que se livrent les capitalismes algériens qui font connaître, désormais, ouvertement, leurs options et leurs prétentions, alors que sonne l’heure de la succession avec ses reclassements politiques et économiques prévisibles.
L’observateur, soucieux de vérité, doit se poser les questions qu’il faut, au sujet de ce débat et chercher en quoi il est, par son brusque surgissement sur la place publique et la véhémence de sa tonalité, significative des affrontements, hier feutrés, aujourd’hui brutaux, qui opposent des forces concurrentes, porteuses de propositions tranchées sur l’avenir de l’Algérie. Et s’il veut saisir les déterminants et le sens de ces affrontements, cet observateur doit en établir la traçabilité et inscrire son investigation dans une perspective qui dépasse les limites étroites du seul aspect économique, en intégrant dans sa réflexion tous les paramètres historiques, politiques, sociaux et culturels susceptibles de l’aider à obtenir une visibilité globale et claire des problèmes de fond qu’ils posent.
En cette fin de cinquantenaire qui fut, tout au long d’une année, un puissant révélateur sur les réels positionnements et orientations idéologiques et politiques, passés et présents, de bon nombre d’acteurs de la scène nationale, il est plus que temps de mettre un nom et un visage - les vrais - sur toutes ces forces qui veulent, pour les unes, sauvegarder, à tout prix, le pouvoir qu’elles détiennent et pour les autres, s’emparer du rôle politique et économique dirigeant que la Révolution du 1er Novembre 1954 leur avait dénié pour des raisons historiques connues de tous.
Il n’est point nécessaire d’être Adam Smith, Marx, Schumpeter ou Friedman pour le faire. Le dernier des cambistes de la place Port-Saïd vous dira que ces forces sont au nombre de trois : le capitalisme d’Etat, le capitalisme informel, le capitalisme légal, tous entretenus par la rente pétrolière, quelques fois alliés pour maintenir, en place, le système qui arrange leurs affaires, quelques fois adversaires, se disputant le leadership du pouvoir d’Etat quand les appétits et les aspirations à un meilleur statut se font plus aigus. Tous trois ont une histoire, une «philosophie» et une stratégie qui leur confèrent des caractères et des profils identifiables bien que de nombreuses connexions et connivences rendent confuses la délimitation des frontières qui les séparent.
I- Le capitalisme d’Etat
Le capitalisme d’Etat fondé sur la propriété et la gestion publiques des moyens de production et de distribution est né après le 19 juin 1965, lorsque Houari Boumediène porta un net coup d’arrêt à l’expérience socialiste entamée par Ahmed Ben Bella, en application du Programme de Tripoli, parce qu’elle était, selon lui, inspirée d’un modèle étranger, parrainé par «les pieds rouges» conseillers du «Frère militant» et soutenu, «en contradiction avec les valeurs spirituelles et culturelles de la nation», par une coalition de gauche rassemblant l’aile progressiste du FLN et des éléments de l’ancien Parti communiste algérien, interdit en 1962. Le système que le président du Conseil de la Révolution fit succéder au socialisme autogestionnaire n’en fut pas moins calqué sur le modèle soviétique puisqu’il reposa sur l’édification d’une base économique constituée de plusieurs combinats et complexes industriels dirigés par les cadres de la haute administration et de l’armée, les principales souches d’une bourgeoisie, d’un genre inédit, qualifiée, tantôt, d’anti-compradore, tantôt, de bureaucratique. De 1965 à 1978, les effets, encore actifs du contenu social de la Révolution de Novembre, la vivacité des luttes populaires et les rapports de forces internationaux qui penchaient en faveur du camp socialiste, ont imposé à cette bourgeoisie embryonnaire qui avançait masquée, un projet de développement nationaliste et progressiste et des acquis tangibles – emploi, logement, médecine gratuite – tels qu’elle n’avait d’alternative que d’intégrer les rangs d’une large alliance des «forces vives» (travailleurs, paysans, étudiants, jeunes et femmes) consacrée par la Charte nationale de 1976, le secteur privé jugé «exploiteur et antinational» ayant été exclu de ce pacte.
Rappelant, par certains côtés, le capitalisme d’Etat égyptien, régénéré par Nasser, ce capitalisme, le pouvoir révolutionnaire algérien voulut lui donner comme matrice et ascendance les premières formes de production contrôlées par l’Etat, à l’époque de Kheïreddine puis de l’Emir Abdelkader auxquels les historiens avaient attribué des politiques publiques de développement dans l’industrie navale et l’industrie de l’armement.
Mais la comparaison s’arrête ici, la réalité étant que le capitalisme d’Etat de Mehemet Ali, avec sa banque Misr et ses grandes manufactures de coton, avait une carrure plus imposante que celle du format algérien, artificiellement greffé à un mode de production féodal dont le coriace atavisme expliqua la brièveté de son existence et son incapacité à survivre à la colonisation. D’autant que l’organisation hanséatique du commerce qui fut à l ’origine de l’ascension de la bourgeoisie en Europe, était, ici, méconnue, la course et le mode de fonctionnement autocratique du pouvoir ottoman interdisaient l’évolution vers un système similaire. Il se trouve, cependant, que malgré ce handicap congénital, le capitalisme d’Etat, version contemporaine entreprit, dès 1965, de rattraper ce retard historique et tenter de tenir le pari d’économiser la phase capitaliste classique et donner naissance à un modèle social équilibré et juste ainsi que ses premiers théoriciens se plaisaient à le promettre.
Et de fait, ce capitalisme-là réussit «le miracle algérien» avec la mise en place d’un réseau «d’industries industrialisantes» d’une densité et d’un effet d’entraînement qui faillirent rompre avec la fatalité de la dépendance extérieure si une culture industrielle bien ancrée dans le tissu social algérien n’avait pas fait défaut et si le lourd endettement qu’il provoqua n’avait pas obéré et freiné la tentative de décollage, le pétrole algérien ayant été déclaré «rouge» dès sa nationalisation en 1972. A cause, précisément, de ces vices qui entachèrent sa naissance et son expansion, ce capitalisme s’essouffla à la survenue de la première crise mondiale, annonciatrice d’une imminente banqueroute qui obligea les successeurs de Houari Boumediène à «libéraliser» l’économie, sur les injonctions du FMI, pour se protéger de la vague meurtrière qui menaçait leurs intérêts de classe.
La bourgeoisie d’Etat prit sur elle de rompre, sans état d’âme, le compromis social auquel elle avait été forcée, au départ, et décida de procéder à la «restructuration» de l’économie qui prit la forme de la casse et du bradage d’une industrie financée à coups de privations et de sacrifices, par l’épargne publique. Cette opération fut menée par les chargés de mission de la Banque mondiale recrutés, pour les besoins de la cause, par Chadli Bendjedid et Abdelhamid Brahimi qui en firent payer le prix fort aux classes populaires et aux classes moyennes réduites au chômage et à la paupérisation et jetées à la déchèterie d’une privatisation sauvage, avec l’aval d’une UGTA mise au pas depuis 1967. Forcée de céder aux nouvelles fortunes informelles, nées dans son giron, et au capitalisme légal, son vieil «opposant», une partie du patrimoine national, dans des conditions opaques, elle se retrancha derrière une politique anachronique de «sauvetage», par l’argent du contribuable, d’un secteur devenu ingérable du fait de son vieillissement, de la faiblesse de ses rendements et de la médiocrité de son management encadré par les Fonds de participation et, plus tard, par les holdings et les sociétés de participation de l’Etat, les nouveaux symboles institutionnels de l’incompétence et de la dilapidation.
Le recul que cette bourgeoisie officielle dut subir, de plein fouet, ouvrit les portes à l’invasion du bazar qui, de là où il était tapi – c’est-à-dire dans les arcanes de l’Etat – fit, immédiatement et sans ménagement, connaître son intention de monter à l’assaut du pouvoir et d’y asseoir son hégémonie, après avoir confisqué, à son profit, les révoltes populaires de 1986 et 1988. C’était en juin 1990.
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La guerre des capitalismes algériens
Le soir du 09/10/2013
Par Badr’Eddine Mili
Il n’échappe à personne que le débat sur le libéralisme et l’étatisme ouvert ces derniers mois, en Algérie, à partir de certaines tribunes — FCE, Cnes, UGTA, presse nationale et cercle d’économistes — lève, enfin, le voile sur la guerre que se livrent les capitalismes algériens qui font connaître, désormais, ouvertement, leurs options et leurs prétentions, alors que sonne l’heure de la succession avec ses reclassements politiques et économiques prévisibles.
L’observateur, soucieux de vérité, doit se poser les questions qu’il faut, au sujet de ce débat et chercher en quoi il est, par son brusque surgissement sur la place publique et la véhémence de sa tonalité, significative des affrontements, hier feutrés, aujourd’hui brutaux, qui opposent des forces concurrentes, porteuses de propositions tranchées sur l’avenir de l’Algérie. Et s’il veut saisir les déterminants et le sens de ces affrontements, cet observateur doit en établir la traçabilité et inscrire son investigation dans une perspective qui dépasse les limites étroites du seul aspect économique, en intégrant dans sa réflexion tous les paramètres historiques, politiques, sociaux et culturels susceptibles de l’aider à obtenir une visibilité globale et claire des problèmes de fond qu’ils posent.
En cette fin de cinquantenaire qui fut, tout au long d’une année, un puissant révélateur sur les réels positionnements et orientations idéologiques et politiques, passés et présents, de bon nombre d’acteurs de la scène nationale, il est plus que temps de mettre un nom et un visage - les vrais - sur toutes ces forces qui veulent, pour les unes, sauvegarder, à tout prix, le pouvoir qu’elles détiennent et pour les autres, s’emparer du rôle politique et économique dirigeant que la Révolution du 1er Novembre 1954 leur avait dénié pour des raisons historiques connues de tous.
Il n’est point nécessaire d’être Adam Smith, Marx, Schumpeter ou Friedman pour le faire. Le dernier des cambistes de la place Port-Saïd vous dira que ces forces sont au nombre de trois : le capitalisme d’Etat, le capitalisme informel, le capitalisme légal, tous entretenus par la rente pétrolière, quelques fois alliés pour maintenir, en place, le système qui arrange leurs affaires, quelques fois adversaires, se disputant le leadership du pouvoir d’Etat quand les appétits et les aspirations à un meilleur statut se font plus aigus. Tous trois ont une histoire, une «philosophie» et une stratégie qui leur confèrent des caractères et des profils identifiables bien que de nombreuses connexions et connivences rendent confuses la délimitation des frontières qui les séparent.
I- Le capitalisme d’Etat
Le capitalisme d’Etat fondé sur la propriété et la gestion publiques des moyens de production et de distribution est né après le 19 juin 1965, lorsque Houari Boumediène porta un net coup d’arrêt à l’expérience socialiste entamée par Ahmed Ben Bella, en application du Programme de Tripoli, parce qu’elle était, selon lui, inspirée d’un modèle étranger, parrainé par «les pieds rouges» conseillers du «Frère militant» et soutenu, «en contradiction avec les valeurs spirituelles et culturelles de la nation», par une coalition de gauche rassemblant l’aile progressiste du FLN et des éléments de l’ancien Parti communiste algérien, interdit en 1962. Le système que le président du Conseil de la Révolution fit succéder au socialisme autogestionnaire n’en fut pas moins calqué sur le modèle soviétique puisqu’il reposa sur l’édification d’une base économique constituée de plusieurs combinats et complexes industriels dirigés par les cadres de la haute administration et de l’armée, les principales souches d’une bourgeoisie, d’un genre inédit, qualifiée, tantôt, d’anti-compradore, tantôt, de bureaucratique. De 1965 à 1978, les effets, encore actifs du contenu social de la Révolution de Novembre, la vivacité des luttes populaires et les rapports de forces internationaux qui penchaient en faveur du camp socialiste, ont imposé à cette bourgeoisie embryonnaire qui avançait masquée, un projet de développement nationaliste et progressiste et des acquis tangibles – emploi, logement, médecine gratuite – tels qu’elle n’avait d’alternative que d’intégrer les rangs d’une large alliance des «forces vives» (travailleurs, paysans, étudiants, jeunes et femmes) consacrée par la Charte nationale de 1976, le secteur privé jugé «exploiteur et antinational» ayant été exclu de ce pacte.
Rappelant, par certains côtés, le capitalisme d’Etat égyptien, régénéré par Nasser, ce capitalisme, le pouvoir révolutionnaire algérien voulut lui donner comme matrice et ascendance les premières formes de production contrôlées par l’Etat, à l’époque de Kheïreddine puis de l’Emir Abdelkader auxquels les historiens avaient attribué des politiques publiques de développement dans l’industrie navale et l’industrie de l’armement.
Mais la comparaison s’arrête ici, la réalité étant que le capitalisme d’Etat de Mehemet Ali, avec sa banque Misr et ses grandes manufactures de coton, avait une carrure plus imposante que celle du format algérien, artificiellement greffé à un mode de production féodal dont le coriace atavisme expliqua la brièveté de son existence et son incapacité à survivre à la colonisation. D’autant que l’organisation hanséatique du commerce qui fut à l ’origine de l’ascension de la bourgeoisie en Europe, était, ici, méconnue, la course et le mode de fonctionnement autocratique du pouvoir ottoman interdisaient l’évolution vers un système similaire. Il se trouve, cependant, que malgré ce handicap congénital, le capitalisme d’Etat, version contemporaine entreprit, dès 1965, de rattraper ce retard historique et tenter de tenir le pari d’économiser la phase capitaliste classique et donner naissance à un modèle social équilibré et juste ainsi que ses premiers théoriciens se plaisaient à le promettre.
Et de fait, ce capitalisme-là réussit «le miracle algérien» avec la mise en place d’un réseau «d’industries industrialisantes» d’une densité et d’un effet d’entraînement qui faillirent rompre avec la fatalité de la dépendance extérieure si une culture industrielle bien ancrée dans le tissu social algérien n’avait pas fait défaut et si le lourd endettement qu’il provoqua n’avait pas obéré et freiné la tentative de décollage, le pétrole algérien ayant été déclaré «rouge» dès sa nationalisation en 1972. A cause, précisément, de ces vices qui entachèrent sa naissance et son expansion, ce capitalisme s’essouffla à la survenue de la première crise mondiale, annonciatrice d’une imminente banqueroute qui obligea les successeurs de Houari Boumediène à «libéraliser» l’économie, sur les injonctions du FMI, pour se protéger de la vague meurtrière qui menaçait leurs intérêts de classe.
La bourgeoisie d’Etat prit sur elle de rompre, sans état d’âme, le compromis social auquel elle avait été forcée, au départ, et décida de procéder à la «restructuration» de l’économie qui prit la forme de la casse et du bradage d’une industrie financée à coups de privations et de sacrifices, par l’épargne publique. Cette opération fut menée par les chargés de mission de la Banque mondiale recrutés, pour les besoins de la cause, par Chadli Bendjedid et Abdelhamid Brahimi qui en firent payer le prix fort aux classes populaires et aux classes moyennes réduites au chômage et à la paupérisation et jetées à la déchèterie d’une privatisation sauvage, avec l’aval d’une UGTA mise au pas depuis 1967. Forcée de céder aux nouvelles fortunes informelles, nées dans son giron, et au capitalisme légal, son vieil «opposant», une partie du patrimoine national, dans des conditions opaques, elle se retrancha derrière une politique anachronique de «sauvetage», par l’argent du contribuable, d’un secteur devenu ingérable du fait de son vieillissement, de la faiblesse de ses rendements et de la médiocrité de son management encadré par les Fonds de participation et, plus tard, par les holdings et les sociétés de participation de l’Etat, les nouveaux symboles institutionnels de l’incompétence et de la dilapidation.
Le recul que cette bourgeoisie officielle dut subir, de plein fouet, ouvrit les portes à l’invasion du bazar qui, de là où il était tapi – c’est-à-dire dans les arcanes de l’Etat – fit, immédiatement et sans ménagement, connaître son intention de monter à l’assaut du pouvoir et d’y asseoir son hégémonie, après avoir confisqué, à son profit, les révoltes populaires de 1986 et 1988. C’était en juin 1990.
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