En août 2013, au Maroc, une grâce royale est accordée à un pédophile espagnol responsable du viol de 11 enfants alors que l’ONG « Touche pas à mon enfant » estime à 26 000 le nombre d’enfants violés par an. Peu de temps après, ce sont deux ados qui sont placés en détention pour avoir publié une photo de leur baiser sur Facebook, et un troisième qui les rejoint pour avoir pris ladite photo. À travers ces faits d’actualité qui ont traversé les frontières, l’état déplorable d’une justice marocaine particulièrement nébuleuse s’étale sous les yeux du monde entier. Décryptage.
« Le baiser de Nador ». Tel est désormais désigné cet incident, dans les colonnes des journaux locaux, mais pas seulement. Aljazeera, Libération , The Independant et même la presse australienne, tous font l’écho de cette intervention policière aux frontières de l’absurde et du désolant. À Nador, au nord-est du Maroc, un couple d’adolescents a été arrêté par la police pour avoir publié sur Facebook une photo les montrant en train de s’embrasser. Un troisième adolescent les rejoint pour avoir pris la photo mais l’absurdité de la situation ne s’arrête pas là : c’est une ONG qui est à l’origine de la plainte et elle a pour vocation de défendre… les libertés individuelles. Les réseaux sociaux s’enflamment, et comme souvent dans un Maroc où les pratiques américaines embrassent les traditions musulmanes comme les McDos se confondent avec les méchouis dans les rues de Casablanca, l’opinion publique se divise entre conservateurs religieux qui y voient une atteinte à la pudeur, et progressistes qui se désolent devant ce qu’ils estiment être un acte d’amour honteusement châtié.
Le feu aux poudres
Plus que le préjudice d’une justice que certains considèrent comme étant en discorde totale avec son époque, c’est la succession des contingents qui n’aide guère à atténuer l’indignation des Marocains. Cet été, un Espagnol de 63 ans, Daniel Galvan, qui avait été condamné à 30 ans de prison au Maroc pour le viol de 11 enfants, a bénéficié d’une grâce royale après moins de deux ans de réclusion. Au Maroc on crie au scandale, on interpelle les autorités. On organise des sit-in sévèrement réprimés au cours desquels des slogans plus anti-monarchistes que jamais sont prononcés dans un pays qui n’a jamais été vraiment ébranlé par les secousses du printemps arabe. Les réseaux sociaux se déchaînent et le fracas causé par le courroux des manifestants retentit bien au-delà des frontières méditerranéennes.
D’autres excentricités judiciaires ne traversent pas les frontières mais viennent régulièrement s’ajouter à l’interminable liste de ces jugements dont le cheminement légal est pour le moins obscur. Hassan Arif, député du parti l’Union Constitutionnelle et président de la Commune d’Aïn Aouda, est poursuivi depuis plusieurs années pour le viol d’une fonctionnaire. La victime a eu un enfant qu’elle affirme être le fruit de cette agression sexuelle. Maroc Telecom a fourni les preuves de 284 communications téléphoniques entre le député et la victime et des tests ADN ont été effectués par le laboratoire de la Gendarmerie Royale, l’un est basé sur un échantillon de sa salive, et l’autre sur le sperme retrouvé sur ses sous-vêtements. Les résultats ne laissent place à aucune tergiversation, Hassan Arif est le père de cet enfant, mais l’intéressé continue de nier tout rapport sexuel avec la victime. Après un tribunal de première instance qui le condamne à un an de prison (soit la même peine que pour un morceau de rap contestataire), la cour d’appel le déclare innocent et le libère immédiatement. Le magazwine (« zwine » en arabe veut dire « beau ») collaboratif féminin Qandisha relate cette scène durant laquelle l’enfant en question, qui était présent au jugement d’appel, est allé vers l’accusé et l’a appelé « Emmi » (mon oncle).
La justice marocaine finit par donner une issue à ce procès qui sonne comme une provocation à l’oreille d’une frange de la population marocaine : les autorités ont arrêté la victime Malika Slimani, résidant dans le village d’Ain Aouda. Elle est accusée d’outrage à magistrat. Présentée devant le parquet, elle a refusé de présenter des excuses et a réitéré sa remise en question de l’intégrité du tribunal qui a statué sur son affaire. Le parlementaire accusé de viol est innocenté, et la femme violée est arrêtée et accusée d’outrage à magistrat.
Au Maroc, Justice et traditions se confondent
Ces fréquentes démonstrations d’injustice dévoilent les grésillements d’un système judiciaire mal conçu et mal appliqué. Le Maroc, c’est ce splendide pays d’Afrique du Nord où non sans peine, se brassent coutumes religieuses musulmanes et mœurs européennes dans un climat tendu où les vents de la crise économique rejoignent la rafale du printemps arabe. Ce mélange explosif est en partie responsable des dysfonctionnements de la justice. Le pays n’est point laïque : selon la Constitution du pays, l’islam est la religion d’État qui garantit à tous le libre exercice des cultes.
Le roi du Maroc, qui affirme descendre de Mahomet, possède le titre honorifique d’amir al-mouminine (« commandeur des croyants ») et est censé veiller au respect de l’islam. L’éducation islamique est enseignée et imposée dans les écoles publiques, et l’islam est au cœur de la justice marocaine. La loi de séparation des Églises et de l’État qui a été adoptée le 9 décembre 1905 en France n’a pas son pareil au Maroc et le traitement réservé aux « déjeuners » du ramadan en est un parfait exemple. Le mois sacré au cours duquel les fidèles ne doivent pas manger, boire, fumer ou entretenir de relations sexuelles de l’aube au coucher du soleil entraîne chaque année des lynchages publics de non-jeûneurs alors que la Constitution marocaine garantit la liberté de culte. La tolérance vis-à-vis de ces non-jeûneurs est un formidable marqueur de la mine de la cohabitation entre coutumes religieuses et mœurs athées dans le pays : si certains mois du ramadan se passent paisiblement, d’autres voient des dizaines de déjeuneurs du ramadan dans toutes les villes du royaume condamnés à de la prison ferme.
Ces arrestations reposent sur l’article 222 du Code pénal qui stipule que « tout individu notoirement connu pour son appartenance à l’Islam qui rompt ostensiblement le jeûne dans un lieu public pendant le ramadan est passible de un à six mois d’emprisonnement et d’une amende », or, l’article est surprenant dans le sens ou le Coran, lui, ne prévoit aucune pénalité à l’encontre de celui qui ne respecte pas le ramadan : la justice marocaine calque ses lois sur sa propre interprétation du Coran, et tente de pallier ce que vraisemblablement elle considère être des omissions dans le texte sacré. Cette tentative d’appuyer les lois de la Constitution sur celle du Coran pour leur conférer un caractère incontestable est à l’origine d’une partie des exactions commises par la justice marocaine.
En outre, dans l’inventaire des articles du Code pénal qui soulèvent l’indignation et dorénavant la révolte de certains marocains, on peut également citer l’article 475 qui permet au violeur d’une femme, fût-elle mineure, d’épouser sa victime pour échapper à sa peine.
Les violeurs se voient proposer par les juges d’épouser leurs victimes, au lieu de purger leur peine d’emprisonnement. Amina Filali, une jeune fille de 16 ans habitant la ville de Larache, a été une des innombrables proies de cet article qui soulève tant la polémique. Après que la lycéenne a été contrainte de se marier à un membre de sa famille qui l’avait violée, elle se donne la mort en avalant un poison pour rat au domicile de sa belle-famille, désespérée par les mauvais traitements dont elle était victime de la part de son mari. L’affaire Amina date de mars 2012. En janvier le gouvernement marocain a annoncé qu’il prévoyait de changer cet article, mais les Marocaines, dont 62,8 % étaient victimes de violences en 2011, selon une enquête officielle réalisée par le Haut commissariat au Plan Marocain, attendent encore à ce jour.
Une justice au service du riche et du puissant
Si la conception même de la justice est à revoir, son application actuelle n’est pas à laisser pour compte : l’idée d’une même justice pour tous les citoyens marocains relève de l’utopie tant des facteurs comme la richesse, le niveau social ou les connaissances entrent en compte tacitement dans un procès. Nous avons évoqué l’affaire Hassan Arif, mais celle-ci est loin d’être un cas isolé. Le Baromètre Mondial de la Corruption de 2013 publié en juillet confirme ce constat. Si certains secteurs échappent relativement bien à la corruption comme les institutions religieuses, les médias, ou les ONG, d’autres secteurs cruciaux dans la vie quotidienne des Marocains sont jugés très corrompus. On y découvre donc que 64 % des répondants ont payé un pot-de-vin à l’occasion de leurs contacts avec les services de police et 41 % en ce qui concerne la justice…
Des procès à consonance politique, religieuse ou mafieuse sont liquidés rapidement et ceux qui concernent le commun des mortels peuvent durer des années sans aucune possibilité de recours. La corruption est tellement ancrée qu’elle fait partie des mœurs du pays. Elle prend le nom de rechoua. Elle est dans les 50 Dhirams qu’on propose ouvertement à un policier qui oublie alors un excès de vitesse, fût-il à l’origine imaginaire, dans les billets qui accompagnent ses dossiers administratifs afin « d’accélérer les choses », dans le raisonnement nébuleux qui entraîne un juge à rendre coupable une victime de viol. Une justice que les Marocains considèrent au service du pouvoir et de l’argent.
« Le baiser de Nador ». Tel est désormais désigné cet incident, dans les colonnes des journaux locaux, mais pas seulement. Aljazeera, Libération , The Independant et même la presse australienne, tous font l’écho de cette intervention policière aux frontières de l’absurde et du désolant. À Nador, au nord-est du Maroc, un couple d’adolescents a été arrêté par la police pour avoir publié sur Facebook une photo les montrant en train de s’embrasser. Un troisième adolescent les rejoint pour avoir pris la photo mais l’absurdité de la situation ne s’arrête pas là : c’est une ONG qui est à l’origine de la plainte et elle a pour vocation de défendre… les libertés individuelles. Les réseaux sociaux s’enflamment, et comme souvent dans un Maroc où les pratiques américaines embrassent les traditions musulmanes comme les McDos se confondent avec les méchouis dans les rues de Casablanca, l’opinion publique se divise entre conservateurs religieux qui y voient une atteinte à la pudeur, et progressistes qui se désolent devant ce qu’ils estiment être un acte d’amour honteusement châtié.
Le feu aux poudres
Plus que le préjudice d’une justice que certains considèrent comme étant en discorde totale avec son époque, c’est la succession des contingents qui n’aide guère à atténuer l’indignation des Marocains. Cet été, un Espagnol de 63 ans, Daniel Galvan, qui avait été condamné à 30 ans de prison au Maroc pour le viol de 11 enfants, a bénéficié d’une grâce royale après moins de deux ans de réclusion. Au Maroc on crie au scandale, on interpelle les autorités. On organise des sit-in sévèrement réprimés au cours desquels des slogans plus anti-monarchistes que jamais sont prononcés dans un pays qui n’a jamais été vraiment ébranlé par les secousses du printemps arabe. Les réseaux sociaux se déchaînent et le fracas causé par le courroux des manifestants retentit bien au-delà des frontières méditerranéennes.
D’autres excentricités judiciaires ne traversent pas les frontières mais viennent régulièrement s’ajouter à l’interminable liste de ces jugements dont le cheminement légal est pour le moins obscur. Hassan Arif, député du parti l’Union Constitutionnelle et président de la Commune d’Aïn Aouda, est poursuivi depuis plusieurs années pour le viol d’une fonctionnaire. La victime a eu un enfant qu’elle affirme être le fruit de cette agression sexuelle. Maroc Telecom a fourni les preuves de 284 communications téléphoniques entre le député et la victime et des tests ADN ont été effectués par le laboratoire de la Gendarmerie Royale, l’un est basé sur un échantillon de sa salive, et l’autre sur le sperme retrouvé sur ses sous-vêtements. Les résultats ne laissent place à aucune tergiversation, Hassan Arif est le père de cet enfant, mais l’intéressé continue de nier tout rapport sexuel avec la victime. Après un tribunal de première instance qui le condamne à un an de prison (soit la même peine que pour un morceau de rap contestataire), la cour d’appel le déclare innocent et le libère immédiatement. Le magazwine (« zwine » en arabe veut dire « beau ») collaboratif féminin Qandisha relate cette scène durant laquelle l’enfant en question, qui était présent au jugement d’appel, est allé vers l’accusé et l’a appelé « Emmi » (mon oncle).
La justice marocaine finit par donner une issue à ce procès qui sonne comme une provocation à l’oreille d’une frange de la population marocaine : les autorités ont arrêté la victime Malika Slimani, résidant dans le village d’Ain Aouda. Elle est accusée d’outrage à magistrat. Présentée devant le parquet, elle a refusé de présenter des excuses et a réitéré sa remise en question de l’intégrité du tribunal qui a statué sur son affaire. Le parlementaire accusé de viol est innocenté, et la femme violée est arrêtée et accusée d’outrage à magistrat.
Au Maroc, Justice et traditions se confondent
Ces fréquentes démonstrations d’injustice dévoilent les grésillements d’un système judiciaire mal conçu et mal appliqué. Le Maroc, c’est ce splendide pays d’Afrique du Nord où non sans peine, se brassent coutumes religieuses musulmanes et mœurs européennes dans un climat tendu où les vents de la crise économique rejoignent la rafale du printemps arabe. Ce mélange explosif est en partie responsable des dysfonctionnements de la justice. Le pays n’est point laïque : selon la Constitution du pays, l’islam est la religion d’État qui garantit à tous le libre exercice des cultes.
Le roi du Maroc, qui affirme descendre de Mahomet, possède le titre honorifique d’amir al-mouminine (« commandeur des croyants ») et est censé veiller au respect de l’islam. L’éducation islamique est enseignée et imposée dans les écoles publiques, et l’islam est au cœur de la justice marocaine. La loi de séparation des Églises et de l’État qui a été adoptée le 9 décembre 1905 en France n’a pas son pareil au Maroc et le traitement réservé aux « déjeuners » du ramadan en est un parfait exemple. Le mois sacré au cours duquel les fidèles ne doivent pas manger, boire, fumer ou entretenir de relations sexuelles de l’aube au coucher du soleil entraîne chaque année des lynchages publics de non-jeûneurs alors que la Constitution marocaine garantit la liberté de culte. La tolérance vis-à-vis de ces non-jeûneurs est un formidable marqueur de la mine de la cohabitation entre coutumes religieuses et mœurs athées dans le pays : si certains mois du ramadan se passent paisiblement, d’autres voient des dizaines de déjeuneurs du ramadan dans toutes les villes du royaume condamnés à de la prison ferme.
Ces arrestations reposent sur l’article 222 du Code pénal qui stipule que « tout individu notoirement connu pour son appartenance à l’Islam qui rompt ostensiblement le jeûne dans un lieu public pendant le ramadan est passible de un à six mois d’emprisonnement et d’une amende », or, l’article est surprenant dans le sens ou le Coran, lui, ne prévoit aucune pénalité à l’encontre de celui qui ne respecte pas le ramadan : la justice marocaine calque ses lois sur sa propre interprétation du Coran, et tente de pallier ce que vraisemblablement elle considère être des omissions dans le texte sacré. Cette tentative d’appuyer les lois de la Constitution sur celle du Coran pour leur conférer un caractère incontestable est à l’origine d’une partie des exactions commises par la justice marocaine.
En outre, dans l’inventaire des articles du Code pénal qui soulèvent l’indignation et dorénavant la révolte de certains marocains, on peut également citer l’article 475 qui permet au violeur d’une femme, fût-elle mineure, d’épouser sa victime pour échapper à sa peine.
Les violeurs se voient proposer par les juges d’épouser leurs victimes, au lieu de purger leur peine d’emprisonnement. Amina Filali, une jeune fille de 16 ans habitant la ville de Larache, a été une des innombrables proies de cet article qui soulève tant la polémique. Après que la lycéenne a été contrainte de se marier à un membre de sa famille qui l’avait violée, elle se donne la mort en avalant un poison pour rat au domicile de sa belle-famille, désespérée par les mauvais traitements dont elle était victime de la part de son mari. L’affaire Amina date de mars 2012. En janvier le gouvernement marocain a annoncé qu’il prévoyait de changer cet article, mais les Marocaines, dont 62,8 % étaient victimes de violences en 2011, selon une enquête officielle réalisée par le Haut commissariat au Plan Marocain, attendent encore à ce jour.
Une justice au service du riche et du puissant
Si la conception même de la justice est à revoir, son application actuelle n’est pas à laisser pour compte : l’idée d’une même justice pour tous les citoyens marocains relève de l’utopie tant des facteurs comme la richesse, le niveau social ou les connaissances entrent en compte tacitement dans un procès. Nous avons évoqué l’affaire Hassan Arif, mais celle-ci est loin d’être un cas isolé. Le Baromètre Mondial de la Corruption de 2013 publié en juillet confirme ce constat. Si certains secteurs échappent relativement bien à la corruption comme les institutions religieuses, les médias, ou les ONG, d’autres secteurs cruciaux dans la vie quotidienne des Marocains sont jugés très corrompus. On y découvre donc que 64 % des répondants ont payé un pot-de-vin à l’occasion de leurs contacts avec les services de police et 41 % en ce qui concerne la justice…
Des procès à consonance politique, religieuse ou mafieuse sont liquidés rapidement et ceux qui concernent le commun des mortels peuvent durer des années sans aucune possibilité de recours. La corruption est tellement ancrée qu’elle fait partie des mœurs du pays. Elle prend le nom de rechoua. Elle est dans les 50 Dhirams qu’on propose ouvertement à un policier qui oublie alors un excès de vitesse, fût-il à l’origine imaginaire, dans les billets qui accompagnent ses dossiers administratifs afin « d’accélérer les choses », dans le raisonnement nébuleux qui entraîne un juge à rendre coupable une victime de viol. Une justice que les Marocains considèrent au service du pouvoir et de l’argent.
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