Annonce

Réduire
Aucune annonce.

Tahar Djaout ou la parole pérenne

Réduire
X
 
  • Filtre
  • Heure
  • Afficher
Tout nettoyer
nouveaux messages

  • Tahar Djaout ou la parole pérenne

    'Je connais la force des mots.
    Du vent semble-t-il, des pétales tombés sous les talons d'une danse, mais l'homme pourtant, avec toute son âme, ses lèvres, sa carcasse.'' (Maïakovsky)

    Le premier recueil poétique de Tahar Djaout est publié en 1975, alors qu'il est âgé de vingt et un ans. Il est déjà saisi par la complexité, l'étrangeté du monde, percevant les barrières qui cernent la vie : répression,étouffement, intolérance...
    Le titre de ce recueil est Solstice barbelé (1). Dès cet ouvrage, le statut du poète est un statut de tourmente. Il est l'homme de trop qui n'a pas de place dans la Cité: ''Incarcérez donc / Ce gros consommateur de rêves''.
    L'indifférence ambiante, l'ignorance de l'autorité s'appliqueront à le dévaloriser, à le marginaliser. Dans cette situation, l'acte d'écrire et de lire la poésie se fait dans la honte et la clandestinité.
    A partir de cette première étape d'écriture apparaissent les métaphores de l'oppression tentaculaire — ''Meurt la dernière luciole (...) / Se tisse la nuit réticulaire (...) / Et partout à l'horizon" (Tentacules Arachnéennes) — , de l'errance, de l'ensablement... qui ne cesseront d'habiter l'œuvre à venir de Tahar.

    Surgissent également les thèmes de l'urbanisation envahissante, dévorante, appauvrissante et de la recherche d'un espace de vie et de liberté où s'enracinent et s'élancent le figuier et l'olivier.
    Dans ce paysage urbain ne générant que ''le Rêve gavé de boulons'' se dessinent les figures de la violence : le ''PDG'', ''l'Empereur'', le ''clergé'', le ''barde officiel''.
    Contre cela, envers et malgré les conditions qui lui sont faites, le poète va faire oeuvre de résistance. Il n'a que sa parole pour dire sa colère ''végétale'' contre les ''Grands'' décidant du destin des autres ''sur peaux d'esclaves'', sa solidarité avec les plus faibles, les plus démunis et sa volonté d'être le ''vanneur du blé des pauvres''.
    Trois ans après Solstice barbelé , est publié L'Arche à vau-l'eau (2). Les préoccupations de l'auteur s'y inscrivent avec force. Le poète n'est plus seulement à incarcérer mais à pourchasser et à abattre : ''Pourchassez-le mes fils / par vos sbires / par votre armée / par vos sous-marins / (...) / car il causera notre perte (...) / haro sur sa peau mes fils (...) / il faudra l'avoir à tout prix mes fils / il est poète/débauché/ (...) / TUEZ-LE MES FILS / IL COUVE UN VERBE SUBVERSIF''.

    Cette condamnation ultime proférée par le ''Roi'', le ''Dévot'' est l'aboutissement final de l'itinéraire du poète maudit : ''et il faudra traîner — oh combien lourde — ma peau de poète / sous l'oeil-tentacule des miradors''; ''...tu savais qu'on ne me laisserait pas / entrer dans la Cité / Les poètes sont maudits dans le Livre Saint''.

    Toute une réflexion, étrangement lucide, est ainsi dévidée sur la mise à l'écart du poète, mise à l'écart radicale s'exprimant à travers son élimination physique : ''pourquoi n'accorde-t-on aux poètes / le droit d'asile qu'à titre posthume?''.

    Se déploie, par ailleurs, un ensemble thématique relevant du mythe personnel de l'auteur, de ses fantasmes individuels, rattachés à un imaginaire plus vaste. Mer sexualisée, féminisée, objet de désir et de rêve. Rêve de noces marines où s'enroule et se déroule une chevelure de femme, faite d'algues et de coquillages...

    Si, d'une part, la nuit est maléfique, elle est aussi, d'autre part, le lieu d'une identité fondamentale : ''j'émerge nu du moule de la nuit — ma couleur / et je clame avec mes frères noirs / AFRICANITE TOTALE''.
    Posément, Djaout entremêle les apports de cette Afrique (qui a eu ''le monopole du malheur'' pour reprendre les propos d'un autre poète, Malek Haddad): ''peau berbère / peau nègre (...) / le verbe de mes frères les chantres caniculaires / Sénac — paix ô Jean sur tous les cimetières recueillis dans l'incantation solaire / Chérif Kheddam Khaïr Eddine U Tam'si / Afrique ma profonde devise / non pas écriteau soudé sur front d'esclave (...) mais bras puissants / ouvrant grandes les portes / à tous les mots séquestrés''.

    Il dit aussi son attachement à la poésie, le meilleur des biens, la plus belle offrande, qu'il place sous le signe d'Eluard : ''Je viendrai t'apporter / trophée de mes combats : ce pain béni des hommes / L'Amour — La Poésie''.

    En 1980, Insulaire & Cie, une plaquette de poèmes, paraît aux éditions de l'Orycte (3). La parole poétique semble ralentir, approcher l'état de pétrification. Si les précédents recueils sont hantés par le sort maudit et la fin tragique du poète : que ce soit celle de Jean Sénac ou celle symbolique (combien prémonitoire, hélas) de tout poète évoluant dans une Cité intolérante, ils sont néanmoins frémissants de vie, porteurs d'une certaine jubilation. Jubilation que procure l'exercice de l'écriture. Cette écriture par laquelle il affirme et revendique ses attachements culturels, aux racines plurielles et enchevêtrées...

    Dans les cinq textes de cette plaquette, il y a comme un sombre constat. La quête n 'a pas abouti; le mouvement devient celui de l'errance.
    L'immobilité s'installe. Le poète pressent des lendemains bouchés, obturés : ''Je sais qu'avec le ressac incessant (malgré l'immobilité apparente des eaux) le mur aussi se déplace et qu'il viendra bientôt obturer le dernier moignon d'horizon, alors l'idée même d'oasis sera ensablée, et ne demeurera que le tact des récifs nous ballottant dans une errance noire et indénombrable.'' ''...errance noire et indénombrable'', c'est cette sensation qui nous a tous saisis à l'annonce de sa mort, lui le poète qui ne viendra plus, de son sourire solaire, éclairer les jours.

    La mer, l'île, le désert sont les motifs géographiques qui composent la poésie de Djaout. Dans Insulaire & Cie, le désert est le lieu par lequel il évoque un autre poète, Rimbaud : '' Cet homme / personne ne saura qu'il a voulu féconder le désert.''
    L'année1982 voit la publication d'un ensemble de huit poèmes sous le titre de L'oiseau minéral par les éditions de l'Orycte (4). Le désert y est un lieu idéal mais il est envahi par des ''hôtels de tentes, motels et dunes climatisés'', par les '' ferrailles, terre-pleins et carcasses bétonnés''. La mer n'échappe pas au saccage : ''la mer violée de mazout''.
    dz(0000/1111)dz

  • #2
    suite

    Nous savons tout l'intérêt que portait Djaout à la peinture. Intérêt se traduisant dans ses comptes-rendus d'exposition paraissant régulièrement dans la presse, dans la réalisation de textes, de catalogues, dans ses poèmes, tel ''Olivier'' qu'il écrivit pour le peintre Mohamed Khadda : ''quand le bleu et l'ocre / confrontent leurs ossatures / quand Khadda grave l'essor / dans l'exigu d'une cicatrice / l'arbre enjambe les silences / gonfle ses ramures d'invectives...''
    L'oiseau minéral, titre de la plaquette est l'écho du poème ''l'oiseau de Han Meilin'', inspiré par l'observation d'un tableau de Hein Meilin, peintre chinois, né en 1937 : ''Je sais l'oiseau au coeur qui bat / L'oiseau posé comme une plainte / Sur l'arbre assailli de chasseurs.'' Comment ne pas voir en cet oiseau, fragile et frémissant de vie, le poète lui-même assailli par les chasseurs? L'image des oiseaux — si légers, fous de liberté — palpite en des endroits de son oeuvre, accompagnée de la présence menaçante des oiseleurs.

    Poésie et peinture se côtoient donc, se rencontrent souvent dans le cheminement esthétique de l'auteur. En 1983, il figure, avec d'autres poètes (Messaour Boulanouar, Laghouati, Tibouchi, Omar Azradj, Ahmed Hamdi) , dans l'album Bouches d'incendie (5) conçu par le peintre Denis Martinez.
    Ecriture et dessins se juxtaposent, se renforcent, amplifient la tension de la lecture. Quotidien mutilant, ''hommes ligotés bâillonnés démolis'' (Boulanouar), paysage envahi par la rouille, ''le vent petit à petit y a déposé les germes'', ''il y a longtemps'' (Tibouchi) et surtout ce cri : ''J'ai rêvé que Sénac est mort'' lancé par Djaout, repris par le peintre, répétant par deux fois le visage du poète disparu. Une génération de créateurs algériens reste inconsolée de la mort de cet homme. Poète assassiné par ''la meute'' mais ''Citoyen de Beauté'' (6) dans le souvenir de ceux qui refusent de l'oublier.
    Nous écrivions ces lignes en 1990 dans un article consacré aux liens unissant la peinture et la poésie. Celui qui ne se consolait pas de la disparition de Jean Sénac a été, à son tour, tué. Et le peintre a dû recommencer son geste... (7)
    En 1983, le poète fait circuler, parmi ses amis, un recueil non publié portant le titre : L'étreinte du sablier. Celui-ci est constitué d'ensembles déjà parus, L'oiseau minéral et Insulaire & Cie auxquels sont ajoutés une douzaine de textes inédits.

    En 1996, ce recueil (enrichi de quelques poèmes supplémentaires) est publié, aux éditions Le Temps des Cerises, sous le titre de Pérennes. Sur le choix de ce titre par le poète, Jacques Gaucheron écrit dans sa préface: ''Lorsque Tahar Djaout nous a remis le manuscrit de ses poèmes (...) je me souviens qu'il y eut discussion à propos de ce titre. L'adjectif ''pérenne'' pris comme substantif pluriel, et si fort inusité, suscitait quelques réticences, et il fallait soupeser les chances d'un tel titre sur la couverture d'un livre, fût-il de la poésie. Tahar Djaout écoutait, s'interrogeait. Il disait préférer ce titre à celui qui avait été par lui choisi initialement : L'étreinte du sablier (...). Il insistait. Il fallait que raison lui soit rendue. Ce qui fut fait de bonne grâce, et aujourd'hui ce titre résonne d'une autre façon, et avec force, puisque la parole poétique s'y affirme, quand bien même la voix du poète s'est tue, assassinée.''

    Pérennes contient des poèmes qui sont de véritables hymnes à la terre vivante, à la végétation drue et pleine de sève, à la forêt transformant la mort en vie, à l'arbre feuillu, sonore et ''arrimé dans midi'', à l'olivier plein de l'imaginaire du monde car il est une ''question'', une ''mémoire''... La nostalgie de l'enfance, l'amour de Tahar pour sa fille ayant le don du rêve et de la métamorphose s'entrelacent alors que l'oiseau, ''étoile mobile'', ''incendie les neiges''. Le désert revient, objet de désir, lieu de la marche et de l'interrogation. Et plus que jamais domine cette image du poète qui ne peut se contenter de vivre le réel sans le questionner, qui ne s'accorde aucune paix, aucune sérénité: ''moi j'habite les questions''; ''tu affectionnes les écueils / où dieu dispose ses échafauds''. Ce poète est fait de force et d'angoisse. Cette tâche qu'il s'assigne, cette tâche de questionneur, de critique impénitent, il la sent, la sait, obscurément, clairement mortelle : ''pour moi, il s'agit de tenir l'équilibre assez longtemps, de parler en mots, en tracts, en vibrations pour différer la fêlure...''.


    Si la mort n'est pas absente de ce recueil, elle est dans le voisinage de la sensualité, d'une certaine énergie. La nature est célébrée pour tout ce qu'elle recèle de puissance de recommencement, de pérennité. Et ''l'homme pourtant, avec toute son âme, ses lèvres, sa carcasse''? (8). Voici ce qu'en dit Tahar Djaout dans cet ultime recueil, Pérennes : ''mais l'homme que les chaînes achèvent le désir de chant le recommence''


    (1) Editions Naaman de Sherbrook, dessin et maquette de couverture, D. Martinez.
    (2) Editions Saint Germain-des-Près, Paris.
    (3) Les éditions de l'Orycte : entreprise anonyme mais à laquelle il faut, néanmoins accoler le nom de Michel Georges Bernard. Quinze années de publication en France, Belgique et surtout en Algérie ont permis à un certain nombre de poètes de s'accompagner tout au long de cahiers mensuellement diffusés et non commercialisés.
    (4) Couverture et dessin de Khadda.
    (5) ENAP et Publisud, 1983.
    (6) Citoyens de beauté, recueil de poésie de Jean Sénac, Subervie, Paris, 1967; ''meute'' est le terme utilisé par l'auteur dans ce recueil pour désigner tous ceux qui se sont appliqués à le persécuter de leur haine, lui faisant ainsi vivre l'exil dans son propre pays, l'Algérie : ''Car c'est cela l'exil / Sans fin, le lieu / Refusé''.
    (7) Voir dans l'hebdomadaire Ruptures — Djaout en était le directeur — le dessin de Martinez consacré à la mort du poète (numéro 22, Alger, juin 1993).
    Écrit par Soumya AMMAR-KHODJA
    dz(0000/1111)dz

    Commentaire


    • #3
      Un grand hommage est en préparation pour ce grand poète et écrivain Algérien à Tizi. Une place et une statue lui seront dédiées!
      "La chose la plus importante qu'on doit emporter au combat, c'est la raison d'y aller."

      Commentaire

      Chargement...
      X