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L’interview qui suit a été publiée par Jeune Afrique en Avril 1963.
Les deux leaders de l’UNFP (ancêtre de l’USFP) y évoquent les problèmes et l’actualité d’un pays qui sombre dans le sous-développement, après l’expérience avortée du gouvernement de Abdellah Ibrahim. Notez le timing : l’interview a été réalisée 4 mois après l’adoption de la constitution de décembre 1962, boycottée par l’UNFP. Les sujets abordés restent incroyablement d’actualité en 2013 : pouvoirs du roi, création ex-nihilo d’un parti par un ami du roi, corruption dans l’administration, arabisation de l’enseignement, libertés publiques… Cinquante ans après, nous y sommes toujours. Et si on ne fait rien, on sera toujours à traiter des mêmes sujets dans un siècle…
« La gauche marocaine riposte »
- Les principaux membres du gouvernement viennent de créer dans votre pays un nouveau parti. Est-ce que ce regroupement est pour vous un péril grave et voyez-vous désormais votre adversaire en M. Guédira?
Nous sommes des hommes sérieux à la tête d’une organisation sérieuse et il est impensable que notre principal adversaire soit un homme aussi inconsistant et aussi dépourvu d’arrières que M. Guédira. Non, il ne faut pas laisser planer la confusion. Notre adversaire réel est celui qui refuse de remplir la tâche qui était naturellement la sienne, c’est-à-dire l’arbitre qui aurait dû se situer au-dessus des partis et qui s’est transformé en chef d’une coalition d’intérêts. Nous voulons parler du roi.
Guédira n’est que son ombre, il n’a aucune existence politique propre, si ce n’est pour exprimer très fidèlement les vues de son maître. Si demain le roi décidait de s’en séparer, il redeviendrait sans doute ce qu’il était, c’est-à-dire rien. Il est facile de constater que lorsque le roi a voulu se séparer des forces populaires, rien de tel ne s’est produit et le Mouvement national est demeuré, sinon intact, du moins très vivant.
Guédira n’est que l’instrument d’une certaine politique du Palais. Et ce n’est pas l’instrument qui nous préoccupe, c’est la politique en question.
- Cette politique, quelle est-elle, selon vous ?
Elle paraît à peu près évidente… Il s’agit de poursuivre l’entreprise que le Palais a, depuis l’indépendance,- menée-: -c’est-à-dire l’émiettement du Mouvement national en une série de partis, de manière à ne pas se trouver face à un adversaire puissant. Le front qui vient d’être créé a évidemment pour objectif de rassembler un certain nombre d’hommes qui dépendent du pouvoir. Ce rassemblement peut se faire soit par des promesses de postes, ou d’avancement, qu’une faction au pouvoir peut facilement faire et peut-être même tenir, soit carrément par la menace.
En somme, ce régime qui prétend, dans la Constitution qu’il s’est donné, interdire le parti unique est en réalité en train d’essayer d’installer son parti unique, c’est-à-dire le parti de l’administration, de la police, etc. Il y arrivera ou il n’y arrivera pas. Je n’en sais tien. Tout ce que je sais, c’est que, s’il y arrivait, ce serait le début d’un véritable régime fasciste.
- Ne pensez-vous pas plutôt que le roi, non seulement souhaite que le régime actuel de la multiplicité des partis soit maintenu, mais que, de plus, il y trouve intérêt ?
En tout cas le Mouvement nationaliste a été victime d’un coup d’État typiquement réactionnaire en avril 1960. Poussé par le prince héritier, le roi Mohammed V nous avait fait quitter le gouvernement contre notre gré, alors qu’un programme était en cours, que des engagement clairs, que pour notre part nous avons toujours respectés, avaient été pris de part et d’autre. L’opposition au gouvernement d’Abdallah Ibrahim, c’était le prince héritier qui la dirigeait de l’intérieur du gouvernement et les pressions qu’il a exercées sur feu Mohammed V ont été suffisamment fortes. Le prince héritier se méfiait de nous. Il disait à son père que nous voulions mettre en question le principe monarchique.
- Est-ce que sa méfiance était fondée ?
Voyons, il ne faut tout de même pas oublier que c’est nous qui, en réalité, avons restauré le prestige de la monarchie dans ce pays. Souvenez-vous : depuis le traité du protectorat, depuis le 30 mars 1912, la monarchie était complètement déconsidérée aux yeux du peuple. C’était le « roi des Français » et les Berbères avaient une formule pour le définir: « Agalid Er Roumi ». Depuis 1943, le Mouvement national a restitué à la monarchie la légitimité qu’elle avait perdue. Puis, par un travail incessant, nous avons rendu le roi non seulement légitime, mais populaire. Nous l’avons fait pénétrer dans les foyers et dans les douars.
En 1955, Mendès France, puis Edgard Faure, pour nous faire abandonner ce qu’on appelait alors « le préalable de la libération du roi » nous disaient: « Mais pourquoi insistez-vous pour faire appeler le roi sur le trône » ? Là encore nous avons soutenu la monarchie . Mais tout cela à une condition expresse, qui était claire dans l’esprit de tous: créer nous- mêmes une Monarchie constitutionnelle où le roi aurait été le symbole de la continuité des institutions et où un gouvernement responsable aurait exercé le Pouvoir. En fait, voilà à quoi nous avons abouti : la Constitution a été octroyée. Elle laisse au roi toute la réalité du Pouvoir. Cela peut amener le pire.
La suite…
-Etes-vous encore les défenseurs de la monarchie, du principe monarchique ?
Pour nous, l’essentiel n’est pas pour le moment la forme qu’ont les institutions, c’est leur contenu. Je veux dire que la question n’est pas de savoir si le chef de l’Etat sera roi ou président. Cela pourrait n’avoir qu’une importance secondaire. Le plus important est de faire sortir le pays du sous-développement et tous ceux qui sont disposés a s’engager dans cette lâche sont des nôtres. Mais il faut vraiment vouloir s’y engager et non pas créer des institutions moyenâgeuses, avec tout un faste coûteux, une corruption à tous les échelons, un chef d’Etat et de gouvernement qui se considère comme le propriétaire. Il faut bien se dire une chose : le Maroc n’appartient à personne.
Mais on ne peut pas être plus royaliste que le roi. S’il y a un homme qui sabote la monarchie, c’est bien le roi lui-même. N’est-ce pas saboter la monarchie que de mettre l’État entre les mains d’hommes qui n’ont strictement aucun répondant populaire’? N’est-ce pas saboter la monarchie que de la ridiculiser dans cette affaire mauritanienne par exemple?
N’est-ce pas saboter la monarchie que de faire prendre directement au roi la responsabilité du pouvoir donc de le rendre vulnérable? Et, enfin, en centralisant le pouvoir entre les mains d’un seul homme auprès duquel les ministres sont des simples instruments; en laissant l’irresponsabilité se propager à tous les niveaux de l’Etat, ne sabote-t-on pas la monarchie?
Il suffit d’ailleurs de dresser le bilan de ces trois dernières années de gouvernement pour faire apparaître à quel point le roi a détérioré son propre régime.
- Quel est, selon vous, ce bilan?
En avril 1960, le roi a voulu assumer directement les responsabilités du pouvoir et, pratiquement, Moulay Hassan, prince héritier d’abord, puis monarque, n’a pas cessé d’avoir en mains la présidence du Conseil. Pourquoi a-t-il pris ces responsabilités? Sous le prétexte que le régime des partis était instable, que le gouvernement n’était pas suffisamment fort, etc. Très bien. Il y a de cela trois ans. Trois ans de pouvoir personnel, de pouvoir stable, de pouvoir fort, pour reprendre les définitions qu’il se donne. Il est normal qu’après un tel laps de temps on fasse les comptes.
N’oublions pas, en fait, que ce gouvernement n’a pas eu à subir les contrecoups directs de l’indépendance. Au moment où il a pris le pouvoir une première transition avait été opérée, d’autres que lui l’ont supportée.
Bref, il a pris le pouvoir dans de bonnes conditions. Le critère absolu qu’il faut adopter est celui-ci : en quoi le gouvernement durant ces trois ans a-t-il contribué à faire sortir le pays du sous-développement ! Lorsque nous avons quitté le pouvoir, nous avons laissé en chantier un plan quinquennal dont la conception avait été très longue et que nos successeurs ont repris à leur compte en le modifiant sur des points importants.
L’interview qui suit a été publiée par Jeune Afrique en Avril 1963.
Les deux leaders de l’UNFP (ancêtre de l’USFP) y évoquent les problèmes et l’actualité d’un pays qui sombre dans le sous-développement, après l’expérience avortée du gouvernement de Abdellah Ibrahim. Notez le timing : l’interview a été réalisée 4 mois après l’adoption de la constitution de décembre 1962, boycottée par l’UNFP. Les sujets abordés restent incroyablement d’actualité en 2013 : pouvoirs du roi, création ex-nihilo d’un parti par un ami du roi, corruption dans l’administration, arabisation de l’enseignement, libertés publiques… Cinquante ans après, nous y sommes toujours. Et si on ne fait rien, on sera toujours à traiter des mêmes sujets dans un siècle…
« La gauche marocaine riposte »
- Les principaux membres du gouvernement viennent de créer dans votre pays un nouveau parti. Est-ce que ce regroupement est pour vous un péril grave et voyez-vous désormais votre adversaire en M. Guédira?
Nous sommes des hommes sérieux à la tête d’une organisation sérieuse et il est impensable que notre principal adversaire soit un homme aussi inconsistant et aussi dépourvu d’arrières que M. Guédira. Non, il ne faut pas laisser planer la confusion. Notre adversaire réel est celui qui refuse de remplir la tâche qui était naturellement la sienne, c’est-à-dire l’arbitre qui aurait dû se situer au-dessus des partis et qui s’est transformé en chef d’une coalition d’intérêts. Nous voulons parler du roi.
Guédira n’est que son ombre, il n’a aucune existence politique propre, si ce n’est pour exprimer très fidèlement les vues de son maître. Si demain le roi décidait de s’en séparer, il redeviendrait sans doute ce qu’il était, c’est-à-dire rien. Il est facile de constater que lorsque le roi a voulu se séparer des forces populaires, rien de tel ne s’est produit et le Mouvement national est demeuré, sinon intact, du moins très vivant.
Guédira n’est que l’instrument d’une certaine politique du Palais. Et ce n’est pas l’instrument qui nous préoccupe, c’est la politique en question.
- Cette politique, quelle est-elle, selon vous ?
Elle paraît à peu près évidente… Il s’agit de poursuivre l’entreprise que le Palais a, depuis l’indépendance,- menée-: -c’est-à-dire l’émiettement du Mouvement national en une série de partis, de manière à ne pas se trouver face à un adversaire puissant. Le front qui vient d’être créé a évidemment pour objectif de rassembler un certain nombre d’hommes qui dépendent du pouvoir. Ce rassemblement peut se faire soit par des promesses de postes, ou d’avancement, qu’une faction au pouvoir peut facilement faire et peut-être même tenir, soit carrément par la menace.
En somme, ce régime qui prétend, dans la Constitution qu’il s’est donné, interdire le parti unique est en réalité en train d’essayer d’installer son parti unique, c’est-à-dire le parti de l’administration, de la police, etc. Il y arrivera ou il n’y arrivera pas. Je n’en sais tien. Tout ce que je sais, c’est que, s’il y arrivait, ce serait le début d’un véritable régime fasciste.
- Ne pensez-vous pas plutôt que le roi, non seulement souhaite que le régime actuel de la multiplicité des partis soit maintenu, mais que, de plus, il y trouve intérêt ?
En tout cas le Mouvement nationaliste a été victime d’un coup d’État typiquement réactionnaire en avril 1960. Poussé par le prince héritier, le roi Mohammed V nous avait fait quitter le gouvernement contre notre gré, alors qu’un programme était en cours, que des engagement clairs, que pour notre part nous avons toujours respectés, avaient été pris de part et d’autre. L’opposition au gouvernement d’Abdallah Ibrahim, c’était le prince héritier qui la dirigeait de l’intérieur du gouvernement et les pressions qu’il a exercées sur feu Mohammed V ont été suffisamment fortes. Le prince héritier se méfiait de nous. Il disait à son père que nous voulions mettre en question le principe monarchique.
- Est-ce que sa méfiance était fondée ?
Voyons, il ne faut tout de même pas oublier que c’est nous qui, en réalité, avons restauré le prestige de la monarchie dans ce pays. Souvenez-vous : depuis le traité du protectorat, depuis le 30 mars 1912, la monarchie était complètement déconsidérée aux yeux du peuple. C’était le « roi des Français » et les Berbères avaient une formule pour le définir: « Agalid Er Roumi ». Depuis 1943, le Mouvement national a restitué à la monarchie la légitimité qu’elle avait perdue. Puis, par un travail incessant, nous avons rendu le roi non seulement légitime, mais populaire. Nous l’avons fait pénétrer dans les foyers et dans les douars.
En 1955, Mendès France, puis Edgard Faure, pour nous faire abandonner ce qu’on appelait alors « le préalable de la libération du roi » nous disaient: « Mais pourquoi insistez-vous pour faire appeler le roi sur le trône » ? Là encore nous avons soutenu la monarchie . Mais tout cela à une condition expresse, qui était claire dans l’esprit de tous: créer nous- mêmes une Monarchie constitutionnelle où le roi aurait été le symbole de la continuité des institutions et où un gouvernement responsable aurait exercé le Pouvoir. En fait, voilà à quoi nous avons abouti : la Constitution a été octroyée. Elle laisse au roi toute la réalité du Pouvoir. Cela peut amener le pire.
La suite…
-Etes-vous encore les défenseurs de la monarchie, du principe monarchique ?
Pour nous, l’essentiel n’est pas pour le moment la forme qu’ont les institutions, c’est leur contenu. Je veux dire que la question n’est pas de savoir si le chef de l’Etat sera roi ou président. Cela pourrait n’avoir qu’une importance secondaire. Le plus important est de faire sortir le pays du sous-développement et tous ceux qui sont disposés a s’engager dans cette lâche sont des nôtres. Mais il faut vraiment vouloir s’y engager et non pas créer des institutions moyenâgeuses, avec tout un faste coûteux, une corruption à tous les échelons, un chef d’Etat et de gouvernement qui se considère comme le propriétaire. Il faut bien se dire une chose : le Maroc n’appartient à personne.
Mais on ne peut pas être plus royaliste que le roi. S’il y a un homme qui sabote la monarchie, c’est bien le roi lui-même. N’est-ce pas saboter la monarchie que de mettre l’État entre les mains d’hommes qui n’ont strictement aucun répondant populaire’? N’est-ce pas saboter la monarchie que de la ridiculiser dans cette affaire mauritanienne par exemple?
N’est-ce pas saboter la monarchie que de faire prendre directement au roi la responsabilité du pouvoir donc de le rendre vulnérable? Et, enfin, en centralisant le pouvoir entre les mains d’un seul homme auprès duquel les ministres sont des simples instruments; en laissant l’irresponsabilité se propager à tous les niveaux de l’Etat, ne sabote-t-on pas la monarchie?
Il suffit d’ailleurs de dresser le bilan de ces trois dernières années de gouvernement pour faire apparaître à quel point le roi a détérioré son propre régime.
- Quel est, selon vous, ce bilan?
En avril 1960, le roi a voulu assumer directement les responsabilités du pouvoir et, pratiquement, Moulay Hassan, prince héritier d’abord, puis monarque, n’a pas cessé d’avoir en mains la présidence du Conseil. Pourquoi a-t-il pris ces responsabilités? Sous le prétexte que le régime des partis était instable, que le gouvernement n’était pas suffisamment fort, etc. Très bien. Il y a de cela trois ans. Trois ans de pouvoir personnel, de pouvoir stable, de pouvoir fort, pour reprendre les définitions qu’il se donne. Il est normal qu’après un tel laps de temps on fasse les comptes.
N’oublions pas, en fait, que ce gouvernement n’a pas eu à subir les contrecoups directs de l’indépendance. Au moment où il a pris le pouvoir une première transition avait été opérée, d’autres que lui l’ont supportée.
Bref, il a pris le pouvoir dans de bonnes conditions. Le critère absolu qu’il faut adopter est celui-ci : en quoi le gouvernement durant ces trois ans a-t-il contribué à faire sortir le pays du sous-développement ! Lorsque nous avons quitté le pouvoir, nous avons laissé en chantier un plan quinquennal dont la conception avait été très longue et que nos successeurs ont repris à leur compte en le modifiant sur des points importants.
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