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La dictature de la circulaire

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  • La dictature de la circulaire

    C’est un hommage appuyé qui vient d’être rendu au professeur Claude Bontems, qui a marqué plusieurs promotions des années 1970, dont la mienne, pour leur avoir dispensé un enseignement de premier ordre en histoire des institutions au sein de la Faculté de droit d’Alger.

    Les univers du droit,(*) Mélanges publiés en son honneur, réunit des contributions de qualité, signées de juristes français et algériens, dont deux nous paraissent particulièrement d’actualité récurrente en Algérie : une première contribution d’Ali Bencheneb (Premiers éléments d’une histoire du droit algérien contemporain : le droit de l’«Etat Algérie») et une autre de Cherif Bennadji, professeur de droit à l’Université d’Alger I, lui aussi ancien étudiant de Claude Bontems : «Aux origines du système juridique algérien».
    M. Bennadji revient sur les sources du droit dans notre pays en mettant l’accent sur le rôle de la circulaire «pré-formelle» comme mode de production privilégié de ce droit, des origines à nos jours (le ver est dans le fruit !).
    Concernant les origines, il conteste la thèse qui fait encore école, alors qu’elle ne lui paraît pas pertinente, et qui fixe comme point de départ de l’ordre juridique national la loi n°62-157 du 31 décembre 1962 tendant à la reconduction jusqu’à nouvel ordre (de fait, jusqu’en 1975) de la législation en vigueur au 31 décembre 1962, «sauf dans ses dispositions contraires à la souveraineté nationale», énonce son article 1er auquel l’Assemblée Constituante ajouta une seconde limite : l’exclusion des textes et dispositions d’inspiration colonialiste, discriminatoires ou attentatoires à l’exercice normal des libertés démocratiques.


    Pour tous les historiens du droit, cette loi a servi de socle à l’ordre juridique de l’Algérie indépendante de 1963 au 5 juillet 1975, date de son abrogation par l’ordonnance n° 73-29 du 5 juillet 1973 – celle-ci faisant de cette abrogation «une nécessité absolue» et «un devoir impérieux et sacré».
    En réalité, le fondement premier de la reconduction de l’ordre juridique français en Algérie n’est pas la loi 62-157 du 31 décembre 1962, mais une instruction du président de l’Exécutif provisoire, datée du 13 juillet 1962 et «superbement ignorée» jusqu’à nos jours. Voilà qui doit avoir «pour effet immédiat de faire descendre la célèbre loi du 31 décembre 1962 de son piédestal» et de la rabaisser à un simple «prolongement» de ladite circulaire.
    Personne ne s’en offusque tant est prégnant le mépris général du droit dans une construction qui est loin de s’embarrasser de notre formalisme de juristes. En effet, aucun autre auteur que Mohamed Boussoumah ne fixe cette instruction comme matrice de «l’esprit des lois» dans notre pays. Il le fait dans un ouvrage récent auquel nous avions consacré une chronique, «L’établissement public», avec le commentaire suivant : «Dépourvu de légitimité populaire du fait de sa désignation par les deux signataires des accords (d’Evian, ndlr), l’Exécutif provisoire ne veut pas s’immiscer dans une question éminemment politique, touchant de surcroît à la souveraineté, en renvoyant son règlement à la prochaine ANC (Assemblée nationale constituante) et au gouvernement provisoire qu’elle désignera»(**).
    «Cette instruction du 13 juillet 1962 semble avoir été perçue par ses destinataires comme une injonction pour utiliser sans limites aucune le droit français en vigueur en Algérie à la date du 1er juillet 1962», conclut M. Bennadji au terme d’un inventaire exhaustif qui permet de mesurer l’étendue et la profondeur de sa portée.

    Les historiens du droit font remonter à un arrêt du Conseil d’Etat français du 29 janvier 1954 la distinction qu’introduit la jurisprudence administrative entre les circulaires interprétatives («postérieures» à la loi) et les circulaires réglementaires («antécédentes» à la loi).

    La circulaire «pré-formelle» figure parmi les circulaires réglementaires, «antécédentes» à la loi, qui ont pour objet de combler un vide juridique, d’édicter du droit. Ses effets sur l’ordonnancement juridique sont alors énormes.

    Chez nous, elle marque l’amorce d’un processus ininterrompu de violation du formalisme juridique, lui-même révélateur d’une lame de fond sur laquelle nous reviendrons plus loin. Certes, l’article 4 du décret n°88-131 du 4 juillet 1988 organisant les rapports entre l’administration et les administrés, interdit les circulaires pré-formelles, mais rien n’y fait, ce procédé de production ou de fabrication du droit n’a jamais cessé de renaître de ses cendres à la faveur, notamment, de la mise en place de la fonction de médiateur administratif auprès de chaque wali en 1998, des modes de gestion des services publics et de leur privatisation en 1994, de l’organisation de l’enseignement de tamazight en 1995/1996.

    Ahmed Ouyahia en fera également un usage inconsidéré, se substituant à tous les organes créateurs du droit : une première fois le 6 février 1996 lorsqu’il annonça dans un message à la nation sa décision de procéder à une retenue sur les salaires de tous les agents du secteur public pendant onze mois, avant de formaliser la retenue plus tard par deux circulaires – n°7 du 6 février 1996 et n°14 du 21 mars 1996 – précédant de quatre mois la loi de finances complémentaire du 24 juin 1996 ; puis une seconde fois en 2008 lorsqu’il bouleversa de fond en comble «l’équilibre global du code et du régime juridique des investissements étrangers» par trois instructions dont le contenu ne sera repris que bien plus tard dans des dispositions de valeur législative, notamment sous forme de «cavaliers budgétaires» insérés dans la loi de finances.

    La circulaire pré-formelle a ainsi ouvert la voie à «un mode de régulation juridique quelque peu perverti eu égard à la place excessive qu’occupent les circulaires et autres instructions parmi les sources du droit».

    Pour notre confrère Chérif Bennadji, la systématisation du recours à la circulaire pré-formelle comme mode privilégié de création du droit est, à juste titre, un «révélateur efficient de la nature de l’Etat en Algérie».
    Cela est, par certains égards, l’expression d’un appareil administratif, au-dessus des autres pouvoirs, «qui se rapproche davantage de l’Etat de police que de l’Etat de droit.

    Le réflexe du mépris de la règle de droit, et son corollaire la sous-estimation de la caution juridique, ont tendance à pousser les pouvoirs en place à prendre des raccourcis autoritaires qui peuvent créer des situations de rupture dommageables au crédit même de forces qui, à défaut d’être dominantes, s’imposent comme étant dirigeantes et despotiques.
    Au-delà, «l’Etat administratif» qui s’exprime à travers ce mode privilégié de création du droit résulte d’une double déficience : l’absence de pouvoir législatif et de justice indépendante. Le parlement est une chambre d’enregistrement ou de régularisation d’actes de l’exécutif, alors qu’il est sans cesse attenté à l’autonomie du pouvoir judiciaire. Le tout émanant d’une même source d’autorité et de pouvoir, d’essence policière, répressive et autoritaire.
    Même dites autrement, les choses se ramènent souvent à cette amère réalité.
    Par Ammar Belhimer- Le Soir

    (*) Cherif Bennadji, Aux origines du système juridique algérien, in Les univers du droit, Mélanges en hommage à Claude Bontems, textes réunis par Brigitte Basdevant et Nathalie Goedert, Collection Presses Universitaires de Sceaux, 2013, pp. 77-92.

    ( **) Mohmed Boussoumah, L’établissement public, OPU, Alger 2012, pp. 19-20.
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