Camus brûlant et la controverse algérienne
Camus ! Toute une histoire ? Evidemment. L’homme comme l’écrivain sont immenses et resteront pour de nouvelles générations encore , ici et ailleurs, un sujet passionnant de lecture et l’objet de polémiques dont les plus évidentes, ici, en Algérie, concernent leur rapport à l’Algérie durant la guerre de Libération. Cette année, s’il y a dans notre pays comme une peur chez les universitaires et les intellectuels (le plus grave serait la paresse) à se pencher à nouveau et publiquement comme on le faisait si bien durant les années soixante-dix et quatre-vingt sur l’oeuvre camusienne, ne serait-ce qu’en raison du centenaire de la naissance de son œuvre - 1913-2013-, on relève, avec un intérêt certain, qu’en littérature et dans le roman en particulier, des auteurs algériens n’ont pas hésité à s’emparer du sujet. Certains, à l’exemple de Kamel Daoud et Salim Bachi, figurent même parmi les bonnes ventes du dernier Salon international du livre d’Alger. Reporters les interrogera sur leur rapport à l’auteur de l’Etranger, roman de toutes les passions et de toutes les discordes algériennes. En attendant, il ouvre le débat avec une contribution à quatre mains de Abdellali Merdaci et Ahmed Bensaada : un texte qui se veut en premier lieu une lecture-réponse à l’ouvrage Camus brûlant de Benjamin Stora et Jean-Baptiste Pérétié, publié chez Stock.
Benjamin Stora – qui devait organiser à Aix-en-Provence «L’Exposition Albert Camus» à l’occasion du centenaire de la naissance de l’écrivain pied-noir d’Algérie – vient de publier Camus brûlant (1), cosigné par son assistant Jean-Baptiste Pérétié, un ouvrage sur les conditions dans lesquelles il a été « débarqué » de cette manifestation d’hommage par la municipalité de droite de la cité méditerranéenne. Il s’agit, à l’évidence, d’une affaire franco-française, un de ces nombreux épisodes de ce que l’historien Michel Winock appelait «la guerre intellectuelle» (2), aux rôles et aux acteurs presque convenus, qui sait entremêler les attentes de la culture et les outrances de la politique. Cependant, Stora s’appesantit, au-delà des péripéties encore obscures de son éviction, sur le «moment Camus» en France et en Algérie. Observe-t-il, relativement à la séquence algérienne, l’indispensable distance de l’historien ? Il est vrai que son texte, qui est publié dans une collection intitulée «Parti pris», vaut engagement, relativement à Camus et aux querelles de mémoires qui entourent sa postérité. Cet engagement a été le nôtre dans un débat public en Algérie, au printemps 2010, sur la présence de l’auteur de L’Étranger dans la scène littéraire algérienne. Stora cite nos propos dans une construction argumentaire absurdement manichéenne, qui a vite enrégimenté partisans et adversaires de Camus dans une empoignade passionnelle. Sur le fond du débat, sur les perspectives socio-historiques qu’il délimitait, l’historien français, il peut s’agir d’une contrainte éditoriale, a été assez court, pour ne pas faire entendre, ici, les non-dits d’une controverse algérienne autour de Camus et de sa survie algérienne.
Un rappel des faits
Au début, il y avait une imposture intellectuelle, tombant sur un pays encore assoupi après les péripéties de l’élection présidentielle de 2009. Il était difficile de savoir sous quelle casquette (étoilée) M. Yasmina Khadra, directeur du Centre culturel algérien (CCA) à Paris et écrivain, projetait de faire circuler en Algérie une « Caravane Camus », commémorant le cinquantenaire de sa disparition. Certes, il s’est défendu d’être l’initiateur de l’événement : « M. Guillaume Lucchini, l’organisateur de la Caravane Albert Camus, était venu me voir pour m’en parler. Son idée m’a séduit », avait-il déclaré (3). M. Khadra n’avait sans doute pas compris que cette séduction ne concernait pas uniquement sa personne, mais aussi (et surtout) l’organisme étatique qu’il était censé représenter. Cette tournée, envisagée par un haut fonctionnaire de l’État, organisée conjointement avec un obscur « Club Camus Méditerranée », qui devait s’étaler sur toute l’année 2010, était adoubée par le gouvernement et fêtée par une partie de l’élite universitaire algéroise qui a appris, de longue date, à célébrer dans les ruines de Tipasa «Camus l’Algérien». L’ambigüité même du cahier des charges de la «Caravane Camus», qui entendait rendre proches l’écrivain et son œuvre aux jeunes générations de lycéens et d’étudiants d’Algérie, se fixait sur la transmission d’héritages. Il ne s’agissait pas moins, à travers cette manifestation, qui ne fut pas sans écho en France, de se réapproprier le prix Nobel de littérature français, d’en confirmer une «algérianité», qui fut accordée à une histoire coloniale. Et à cette seule histoire malheureuse. Les réactions n’ont pas tardé, qui marquèrent le recul du gouvernement et l’annulation de la «Caravane», suscitant des propos peu amènes – et, surtout, indécents – de M. Khadra envers ses contradicteurs (4), universitaires, écrivains, éditeurs, journalistes, membres du mouvement associatif et citoyens de toutes provenances, s’insurgeant dans une déclaration publique contre une pseudo-manifestation littéraire aux arrière-pensées labyrinthiques : « Cette alerte est un témoignage pour que nul ne dise qu’il ne savait pas ce qui se trame derrière l’immense entreprise de falsification de l’histoire, de mensonges, de mystifications. Car ce lobby ne continue pas seulement une guerre du passé, mais construit la domination néocoloniale d’aujourd’hui. La preuve par le concret reste qu’à chaque émission sur Camus, c’est le retour de l’Algérie française quand on nous chantait la séparation de l’art et de la politique ?» (5). «Falsification de l’histoire», «mensonges», « mystifications» : le retour de Camus dans l’Algérie indépendante s’accommodait de toutes les dérives. Ceux qui voulaient résolument vendre «Camus l’Algérien» à l’Algérie du XXIe siècle s’inscrivaient délibérément dans le déni de l’Histoire et, dans l’ordre des savoirs littéraires, dans un douteux révisionnisme. Comment dire que Camus n’est pas Algérien
et ne peut être Algérien dans l’Algérie d’aujourd’hui ? Face à ceux qui défendaient une survivance algérienne de l’écrivain pied-noir, qui monopolisaient les colonnes de la presse et les ondes de la radio, il y avait un barrage pour faire entendre un point de vue différent. Mais ce qu’a été Camus, sa vie et son œuvre, ne peuvent effacer cette épreuve du sang, cette longue guerre qui a redonné leur nom et leur dignité aux anciens Indigènes de la colonie. À côté des judicieuses analyses de nos amis Mohamed Bouhamidi (6) et Ahmed Halfaoui (7), nous avions proposé sur la « Caravane Camus » et sur ses objectifs – strictement algériens – des contributions publiées dans la presse nationale (8). Ce débat sollicitait la part d’ombre d’une histoire littéraire de la colonie. Nous nous y sommes engagés pour retrouver la mesure d’une pensée, d’une pensée refoulée.
Camus ! Toute une histoire ? Evidemment. L’homme comme l’écrivain sont immenses et resteront pour de nouvelles générations encore , ici et ailleurs, un sujet passionnant de lecture et l’objet de polémiques dont les plus évidentes, ici, en Algérie, concernent leur rapport à l’Algérie durant la guerre de Libération. Cette année, s’il y a dans notre pays comme une peur chez les universitaires et les intellectuels (le plus grave serait la paresse) à se pencher à nouveau et publiquement comme on le faisait si bien durant les années soixante-dix et quatre-vingt sur l’oeuvre camusienne, ne serait-ce qu’en raison du centenaire de la naissance de son œuvre - 1913-2013-, on relève, avec un intérêt certain, qu’en littérature et dans le roman en particulier, des auteurs algériens n’ont pas hésité à s’emparer du sujet. Certains, à l’exemple de Kamel Daoud et Salim Bachi, figurent même parmi les bonnes ventes du dernier Salon international du livre d’Alger. Reporters les interrogera sur leur rapport à l’auteur de l’Etranger, roman de toutes les passions et de toutes les discordes algériennes. En attendant, il ouvre le débat avec une contribution à quatre mains de Abdellali Merdaci et Ahmed Bensaada : un texte qui se veut en premier lieu une lecture-réponse à l’ouvrage Camus brûlant de Benjamin Stora et Jean-Baptiste Pérétié, publié chez Stock.
Benjamin Stora – qui devait organiser à Aix-en-Provence «L’Exposition Albert Camus» à l’occasion du centenaire de la naissance de l’écrivain pied-noir d’Algérie – vient de publier Camus brûlant (1), cosigné par son assistant Jean-Baptiste Pérétié, un ouvrage sur les conditions dans lesquelles il a été « débarqué » de cette manifestation d’hommage par la municipalité de droite de la cité méditerranéenne. Il s’agit, à l’évidence, d’une affaire franco-française, un de ces nombreux épisodes de ce que l’historien Michel Winock appelait «la guerre intellectuelle» (2), aux rôles et aux acteurs presque convenus, qui sait entremêler les attentes de la culture et les outrances de la politique. Cependant, Stora s’appesantit, au-delà des péripéties encore obscures de son éviction, sur le «moment Camus» en France et en Algérie. Observe-t-il, relativement à la séquence algérienne, l’indispensable distance de l’historien ? Il est vrai que son texte, qui est publié dans une collection intitulée «Parti pris», vaut engagement, relativement à Camus et aux querelles de mémoires qui entourent sa postérité. Cet engagement a été le nôtre dans un débat public en Algérie, au printemps 2010, sur la présence de l’auteur de L’Étranger dans la scène littéraire algérienne. Stora cite nos propos dans une construction argumentaire absurdement manichéenne, qui a vite enrégimenté partisans et adversaires de Camus dans une empoignade passionnelle. Sur le fond du débat, sur les perspectives socio-historiques qu’il délimitait, l’historien français, il peut s’agir d’une contrainte éditoriale, a été assez court, pour ne pas faire entendre, ici, les non-dits d’une controverse algérienne autour de Camus et de sa survie algérienne.
Un rappel des faits
Au début, il y avait une imposture intellectuelle, tombant sur un pays encore assoupi après les péripéties de l’élection présidentielle de 2009. Il était difficile de savoir sous quelle casquette (étoilée) M. Yasmina Khadra, directeur du Centre culturel algérien (CCA) à Paris et écrivain, projetait de faire circuler en Algérie une « Caravane Camus », commémorant le cinquantenaire de sa disparition. Certes, il s’est défendu d’être l’initiateur de l’événement : « M. Guillaume Lucchini, l’organisateur de la Caravane Albert Camus, était venu me voir pour m’en parler. Son idée m’a séduit », avait-il déclaré (3). M. Khadra n’avait sans doute pas compris que cette séduction ne concernait pas uniquement sa personne, mais aussi (et surtout) l’organisme étatique qu’il était censé représenter. Cette tournée, envisagée par un haut fonctionnaire de l’État, organisée conjointement avec un obscur « Club Camus Méditerranée », qui devait s’étaler sur toute l’année 2010, était adoubée par le gouvernement et fêtée par une partie de l’élite universitaire algéroise qui a appris, de longue date, à célébrer dans les ruines de Tipasa «Camus l’Algérien». L’ambigüité même du cahier des charges de la «Caravane Camus», qui entendait rendre proches l’écrivain et son œuvre aux jeunes générations de lycéens et d’étudiants d’Algérie, se fixait sur la transmission d’héritages. Il ne s’agissait pas moins, à travers cette manifestation, qui ne fut pas sans écho en France, de se réapproprier le prix Nobel de littérature français, d’en confirmer une «algérianité», qui fut accordée à une histoire coloniale. Et à cette seule histoire malheureuse. Les réactions n’ont pas tardé, qui marquèrent le recul du gouvernement et l’annulation de la «Caravane», suscitant des propos peu amènes – et, surtout, indécents – de M. Khadra envers ses contradicteurs (4), universitaires, écrivains, éditeurs, journalistes, membres du mouvement associatif et citoyens de toutes provenances, s’insurgeant dans une déclaration publique contre une pseudo-manifestation littéraire aux arrière-pensées labyrinthiques : « Cette alerte est un témoignage pour que nul ne dise qu’il ne savait pas ce qui se trame derrière l’immense entreprise de falsification de l’histoire, de mensonges, de mystifications. Car ce lobby ne continue pas seulement une guerre du passé, mais construit la domination néocoloniale d’aujourd’hui. La preuve par le concret reste qu’à chaque émission sur Camus, c’est le retour de l’Algérie française quand on nous chantait la séparation de l’art et de la politique ?» (5). «Falsification de l’histoire», «mensonges», « mystifications» : le retour de Camus dans l’Algérie indépendante s’accommodait de toutes les dérives. Ceux qui voulaient résolument vendre «Camus l’Algérien» à l’Algérie du XXIe siècle s’inscrivaient délibérément dans le déni de l’Histoire et, dans l’ordre des savoirs littéraires, dans un douteux révisionnisme. Comment dire que Camus n’est pas Algérien
et ne peut être Algérien dans l’Algérie d’aujourd’hui ? Face à ceux qui défendaient une survivance algérienne de l’écrivain pied-noir, qui monopolisaient les colonnes de la presse et les ondes de la radio, il y avait un barrage pour faire entendre un point de vue différent. Mais ce qu’a été Camus, sa vie et son œuvre, ne peuvent effacer cette épreuve du sang, cette longue guerre qui a redonné leur nom et leur dignité aux anciens Indigènes de la colonie. À côté des judicieuses analyses de nos amis Mohamed Bouhamidi (6) et Ahmed Halfaoui (7), nous avions proposé sur la « Caravane Camus » et sur ses objectifs – strictement algériens – des contributions publiées dans la presse nationale (8). Ce débat sollicitait la part d’ombre d’une histoire littéraire de la colonie. Nous nous y sommes engagés pour retrouver la mesure d’une pensée, d’une pensée refoulée.
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