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Georges Gasté, orientaliste pas comme les autres, peintre de la réalité et de la vie de tous les jours

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  • Georges Gasté, orientaliste pas comme les autres, peintre de la réalité et de la vie de tous les jours

    Aude de Tocqueville, spécialiste du patrimoine culturel et artistique et auteure de Traquer le soleil dans l’ombre 1869-1910 : Georges Gasté, orientaliste pas comme les autres, peintre de la réalité et de la vie de tous les jours

    Écrit par Nordine Azzouz-reporters.dz


    Aude de Tocqueville, familière des études et recherches en Histoire, est spécialiste du patrimoine culturel et artistique. Elle a consacré son dernier ouvrage, cette année, à une figure atypique de l’orientalisme français de la fin du XIXe siècle : Georges Gasté. Traquer le soleil dans l’ombre 1869-1910, bel ouvrage publié chez Arthaud et préfacé par Yasmina Khadra, retrace son parcours personnel et artistique en préambule d’une exposition importante qui a eu lieu au Musée du Montparnasse à Paris, puis au Centre culture algérien à Paris, entre juin et juillet dernier. Le livre est le produit d’un hasard - qui a fait tomber l’auteure de l’ouvrage sur un trésor photographique oublié pendant près d’un siècle et par lequel allait commencer son travail de recherche - et de la redécouverte d’un artiste classé à tort et pendant longtemps au répertoire conventionnel de ces peintres voyageurs à la recherche de contrées et couleurs exotiques. Au final, et sous les yeux d’Aude de Tocqueville qui s’en est prise de passion, il se révèle comme un artiste original, tournant le dos à ses maitres académiques et furieux contre les modes et les « peintres de salon» de son temps jusqu’à sa mort prématurée à Madurai, en Inde, en 1910. Du Maghreb au Proche-Orient jusqu’en Inde - destination lointaine que les peintres orientalistes français ne fréquentaient que si peu ou pas du tout - leur escale ultime était souvent l’Egypte et le Proche-Orient, Georges Gasté a laissé de son périple algérien et de Bou Sâada une œuvre importante : des peintures qui le rapprochent d’Etienne Dinet, qu’il a connu avant de s’en éloigner esthétiquement, et de magnifiques photographies qu’il nous sera peut-être possible de découvrir en Algérie, Aude de Tocqueville étant disposée à collaborer dans ce sens avec une institution algérienne spécialisée. D’ici là, un film documentaire est en préparation avec la collaboration d’Arte et devrait être visible dans le courant de l’année prochaine. Et, pour tout de suite, histoire d’inciter à la lecture de son livre, un entretien à bâtons rompus avec Aude de Tocqueville.

    Reporters : Vous avez consacré un livre à un peintre français quasi méconnu et pourtant si important, Georges Gasté. Comment êtes-vous arrivé à vous intéresser à lui ? Qui était-il ? Et en quoi demeure-t-il à vos yeux comme un artiste original par rapport à son époque ?

    Aude de Tocqueville : Les belles histoires, et je crois que la redécouverte de Gasté en est une, commencent parfois par des coups de foudre : invitée un jour dans une maison de Bourgogne, je suis tombée en arrêt devant un portrait de jeune fille signé Gasté. Cette jeune fille souriait avec une grâce incroyable. A la fois charmante, mystérieuse et mélancolique. J’ai été très émue. La propriétaire du portrait m’a dit que ce tableau avait été peint par un artiste de sa famille, un original, solitaire et de mauvaise réputation, mort au fin fond de l’Inde en 1910. Elle a ajouté qu’elle possédait des archives sur ce peintre, mais que personne n’y avait touché depuis 100 ans. Evidemment, cela a éveillé ma curiosité et je lui ai demandé de les regarder. Je suis tombée sur un trésor : non seulement une passionnante correspondance entre Gasté et son petit cousin Henri Bérard, mais aussi deux boîtes en bois renfermant quelque 250 plaques de verre de 9 cm par 11 : des photos prises par Gasté au cours de ses voyages. J’ai décidé de partir sur les traces de cet artiste qui, après les Beaux-arts, avait quitté Paris à 22 ans pour vivre, d’abord en Algérie, puis en Egypte, enfin en Inde du Nord et du Sud. Je n’ai pas été déçue… J’ai découvert un homme blessé par la vie – une enfance solitaire, beaucoup de morts autour de lui, une mère qui ne l’a jamais compris -, d’un tempérament assurément mélancolique, mais incroyablement touchant : d’une curiosité magnifique, d’une lucidité absolue sur la vie, anti conventionnel, sûr de son talent – avec raison -, très cultivé. En fait, un esprit libre.

    Georges Gasté a vécu et travaillé en Algérie. Sait-on dans quelles circonstances était-il venu dans ce pays ? Et pourquoi avait-il choisi Bou Saâda, oasis rendue célèbre par un autre peintre Etienne Dinet ? Les deux hommes se sont-ils d’ailleurs rencontrés ou pas ?

    En 1889, Gasté a 20 ans. Il sort des Beaux-arts et son amitié avec Léonce Bénédite, le directeur du musée du Luxembourg, un passionné d’orientalisme, est déterminante pour sa vie future. C’est Bénédite qui lui présente Etienne Dinet. L’amitié est immédiate : Gasté, encore tout jeune, et Dinet, un peu plus âgé, ont la même sensibilité, la même réserve pour la peinture académique, le même goût pour l’art et la littérature. Fait révélateur : le seul ami que Gasté a conservé jusqu’à la fin de sa vie – et c’était un exploit de rester un de ses amis, car il était devenu un peu paranoïaque comme tous les hommes seuls et fragiles - a été Dinet. Même s’il n’aimait plus la production de Dinet à partir des années 1900, Gasté, dans sa correspondance, ne fait que des louanges sur la fidélité et la bienveillance du peintre à son égard. Je pense que c’est Dinet, probablement, qui a donné l’envie à Gasté de s’installer à Bou Saâda. A l’été 1892, le jeune peintre avait déjà découvert la lumière du Sud au Maroc. Une véritable révélation : il avait décidé de devenir orientaliste. En 1893, il retourne au Maroc, découvre la Tunisie, la Palestine et l’Algérie, s’installant pour plusieurs mois à Alger, tout en s’échappant régulièrement à Bou Saâda, Biskra… Grâce à un marchand de la rue Bab-Azoun, Famin, il expose et vend ses toiles. En 1894, il retourne à Alger, s’installe à l’hôtel de Paris, qui n’existe plus je crois. La Dépêche algérienne parle de lui. On commence à être intrigué par ce jeune peintre, au tempérament tout fou, un peu exalté qui sait si bien rendre la lumière. Un an plus tard, Gasté décide de s’installer à Bou Saâda et d’y rester un an pour travailler : il y habitera jusqu’en 1898.

    Georges Gasté a vécu également en Egypte puis en Inde où il a, semble-t-il, réalisé quelques-unes sinon ses œuvres les plus belles. Y a-t-il, selon vous, un fil d’Ariane ou un fil conducteur entre sa présence de quatre ans en Algérie et ces deux autres pays où il a vécu et travaillé ?

    Son fil d’Ariane, à mon sens, c’est cette recherche permanente, obsessionnelle, de la vérité en peinture : et c’est grâce à sa vie en Algérie, et sa correspondance le prouve, qu’il a découvert qu’il n’était heureux – et inspiré - qu’en vivant au milieu de la population locale, loin du milieu colonial qu’il ne pouvait supporter. Ses lettres sont d’ailleurs parfois assez drôles quand il décrit la société cosmopolite d’Alger qui cherche le dépaysement, mais qui termine ses soirées dans les hôtels réservés aux seuls riches occidentaux en s’ennuyant à mourir… La vraie vie, pour lui, n’est pas là, mais avec les Bou Saâdis. Je crois qu’il a profondément aimé sa vie dans cette oasis de Bou Saâda, les habitants, la lumière, les paysages. On le sent à travers ses portraits et ses paysages.

    Les lettres de Gasté étaient-elles nombreuses ? C’était quel genre épistolaire et pour quels destinataires. Y trouve-t-on des témoignages précis sur ce qu’il a vu, entendu et vécu en Algérie de cette époque ?

    J’ai retrouvé 200 lettres envoyées à son cousin, Henri Bérard, qui avait dix ans de moins que lui et qui était très admiratif de son grand cousin voyageur. Henri s’est marié, n’a jamais voyagé et ce qui est très touchant, dans cette correspondance, c’est le rapport entre les deux hommes. C’est Henri qui s’est occupé de placer les tableaux de Georges dans les Salons parisiens, qui lui envoyait des mandats, tout ce dont il avait besoin pour peindre, matériel, etc. Qui faisait le lien entre Georges et sa mère... Bref, Henri a vraiment consacré sa vie à faire sortir de l’ombre Georges. Dans ses lettres, Gasté raconte de ce qu’il vit en Algérie, le climat parfois si chaud à Bou Saâda, sa vie pas toujours facile, car il vivait avec très peu de moyens, ses rencontres, son admiration absolue pour les paysages, la lumière. Mais on sent que c’est un solitaire et avant tout un artiste : il ne parle pas de politique. Seuls l’intéressent les gens, ce qu’ils vivent ensemble et la beauté du pays.

    Il y a, dans les voyages et les aventures de Gasté, quelque chose de rimbaldien. Soutenable, cette comparaison ? Ou était-ce pour certains originaux comme lui un trait d’époque, la sienne ?

    Oui, vous avez tout à fait raison ! Pour moi, Gasté est très rimbaldien ! Sa fuite ou plutôt sa quête de l’ailleurs, empreinte de spleen, sa recherche de l’absolu… Si vous lisez les lettres de Rimbaud à sa mère quand il est à Aden, par exemple, vous retrouvez les mêmes inquiétudes, les mêmes aspirations que dans la correspondance de Gasté à sa mère : c’est très troublant. Bien sûr, en cette fin du XIXe siècle, les artistes, écrivains et autres explorateurs sont nombreux à fouler les terres nouvelles, le Maghreb, l’Orient qui les fascinent. Mais, si je ne suis pas une spécialiste de Rimbaud, je pense que Gasté et Rimbaud avaient quelque chose de différent par rapport à ces voyageurs, une même faille existentielle, due probablement à des blessures d’enfance et à une extrême sensibilité d’artiste.
    The truth is incontrovertible, malice may attack it, ignorance may deride it, but in the end; there it is.” Winston Churchill

  • #2
    D’Algérie, jusqu’en Inde, en passant par l’Egypte, il semble avoir pris un itinéraire presque classique des grands voyageurs français et même occidentalistes, orientalistes ou pas, de l’époque. Sait-on s’il était familier de récits comme ceux de Volney, Gauthier, Chateaubriand… ?

    Oui, il a suivi l’itinéraire classique des voyageurs, mais, à la différence de ces derniers, il est parti seul et est resté sur place. Il ressemble en ce sens à son écrivain préféré, Gérard de Nerval : « Tout ce qu’il écrit est merveilleux », dit-il. C’est un peu son double : un voyageur solitaire parti sans escorte vers l’Orient, avec un même détachement sur la vie, une même insatisfaction, le désir de s’oublier en s’immergeant dans la vie locale, la même lucidité sur la solitude fondamentale de l’homme. Gasté aimait aussi beaucoup les frères Goncourt et leur humour, Gautier et Loti. En revanche, Chateaubriand l’ennuie... Il emportait partout avec lui ce qu’il appelle sa « bibliothèque de voyage » et ses jugements sur les écrivains de son époque sont très sûrs et parfois précurseurs. Ainsi, il parle avec admiration de la correspondance de Flaubert, alors méconnue, comme une merveille.

    Revenons à l’Algérie. Comment Gasté a-t-il saisi le paysage algérien ? Et par quoi était-il mû exactement, sachant qu’un artiste, un peintre de surcroit, ne part presque jamais de rien, une atmosphère, une couleur, un coup de soleil peut-être ?

    Gasté a d’abord découvert en Algérie une lumière qui l’a fasciné. Il en parle beaucoup dans ses lettres. L’éclatante lumière méditerranéenne, les couleurs subtiles, rose des rochers de l’oued de Bou Saâda par exemple, le vert tendre des dattiers, l’ocre du sable, la minéralité du paysage autour de Bou Saâda… A travers sa correspondance, on sent aussi qu’il est très touché par la vie quotidienne de l’oasis. Une vie rude, mais qui peut aussi être pleine de gaieté. A travers ses photos, on découvre la vie quotidienne de l’oasis, les mariages auquel il est invité, les fêtes, les gamins qui ont adopté son chien, un sloughi noir, lévrier berbère, baptisé Cheit’an et qui ne le quitte guère, la place principale un jour de marché, etc. D’ailleurs, on sent qu’à Bou Saâda, tout l’inspirait. Ainsi, les visages de jeunes femmes, dont les regards sont d’une intensité rare. C’est ce que j’aime dans ses portraits : la force des regards. On devine à chaque fois une rencontre avec le modèle. Et là, il est loin des peintres orientalistes dits « de salon » !

    Au final, en quoi l’œuvre « algérienne » de Gasté se distingue-t-elle de celles de ses contemporains et de leur époque coloniale triomphante ?

    Contrairement à la plupart des peintres orientalistes européens qui se sont cantonnés à l’Afrique du Nord et au Proche-Orient, il est l’un des rares peintres à avoir été jusqu’en Inde et surtout à avoir fui une société coloniale dans laquelle il ne se reconnaissait pas. Sa peinture est particulièrement « vraie ». Certainement parce qu’il vivait avec la population locale. Il n’avait pas le même regard que certains peintres qui reproduisait dans leur atelier parisien des pastiches de la vie orientale. Je reviens toujours aux portraits, mais il suffit de les regarder pour comprendre. Il y a une phrase que j’aime, qui résume cette idée, et finalement son art : « Penser à montrer des caractères, des passions et des sentiments plutôt que de la couleur locale, bien inutile à côté de ce qui touche l’âme. »

    On imagine qu’en cet âge colonial dominant, un peintre comme Gasté, qui recherchait la proximité de l’« indigène », ne devait pas passer inaperçu.

    A-t-on auprès de l’administration de l’époque des traces de séjour oasien à Bou Saâda ?

    Je n’ai pas encore trouvé de traces auprès de l’administration ; j’aimerais beaucoup bien sûr… J’ai seulement des extraits de journaux algériens évoquant Gasté entre 1893 et 98. Les journalistes admirent son travail de peintre. On les sent plutôt intrigués par sa personnalité atypique et sauvage…
    Abstraction faite du regard personnel que vous portez sur elle, comment l’œuvre de Gasté a été perçue de son vivant et comment l’est-elle aux yeux de la critique familière des peintres et courants orientalistes français de la fin du XIXe siècle.
    Dès 1896 et dans les années qui suivent, ses tableaux algériens ont été montrés au Salon des artistes français. Gasté a reçu des médailles, la plupart de ces tableaux ont été vendus. Quand il a quitté l’Algérie pour l’Egypte, il n’a plus voulu exposer à Paris. En revanche, quand il s’est installé en Inde, fait rare pour l’époque, sa notoriété, déjà installée, s’est accrue. Quand il est mort, en 1910, à 41 ans, il était devenu LE peintre des Indes.

    A vous lire et à vous entendre, vous semblez avoir une nette préférence pour le Gasté photographe, du moins en ce qui concerne l’épisode algérien. Pourquoi ?

    Si l’œuvre picturale de Gasté dénote un réel talent, un style sobre, vibrant et sensible, je trouve qu’aujourd’hui, c’est sans doute son œuvre photographique qui se révèle la plus personnelle et d’une surprenante modernité. Sans le savoir, il fut un reporter inspiré, à la manière – toute proportion gardée - de nos grands reporters d’aujourd’hui. Dans ses photos, rien n’est sublimé, tout est spontané, authentique, loin des photos orientalisantes et souvent « fabriquées » de l’époque. Evidemment, aujourd’hui, ces photos sont d’un réel intérêt ethnographique : on y découvre la vie de tous les jours à Bou Saâda, à la charnière entre deux siècles.

    Est-il envisagé de votre part une exposition de l’œuvre de Gasté en Algérie ? Il semblerait aussi que vous soyez disposée à confier une partie de cette œuvre à un musée ou une institution algérienne pour qu’elle soit appréciée et montrée au public algérien. Y a-t-il une demande algérienne en ce sens ?

    Je serais très heureuse de partager cette redécouverte de Gasté avec le public algérien. Et je trouve que cela a du sens de confier des tirages de ces photos à une institution algérienne.

    Un mot sur la préface de votre livre signée Yasmina Khadra.

    Lorsque je suis allée au Centre culturel algérien, à Paris, pour discuter d’un éventuel partenariat pour une exposition sur Gasté, j’ai été présentée à Yasmina Khadra à qui j’ai montré les photos de Bou Saâda. Il a été immédiatement séduit par leur authenticité, m’a fait longuement parler de Gasté et au final… m’a écrit - en 48 heures ! - une magnifique préface à la biographie que je venais de terminer. En la lisant, j’ai été stupéfaite et admirative de la justesse de cette préface : en regardant les photos de Gasté, Y. Khadra a immédiatement compris l’homme… Evidemment, des critiques sont intrigués par ses sujets : des mendiants, des rues boueuses, des intérieurs misérables, bien loin de l’Orient fantasmé des orientalistes « de salon ». C’est là son originalité. Mais Gasté s’en fiche. Son objectif, déjà : peindre la réalité de la vie de tous les jours.

    Aude de Tocqueville est l’auteure de nombreux ouvrages traitant d’architecture, d’art (Le Tocqueville des musées de France, La Martinière ; 365 églises et abbayes, Aubanel ; Paris, Citadelles & Mazenod…) et d’histoire : Hier nos villages, Il était une fois la famille : 1945-1975, Paris : 1945-1975 et Cent Monuments pour raconter l’histoire de Paris chez Aubanel, etc. Son Histoire de l’adultère (La Martinière) a reçu le Grand Prix des Lectrices de Elle en 2000.

    reporters.dz
    The truth is incontrovertible, malice may attack it, ignorance may deride it, but in the end; there it is.” Winston Churchill

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