- Une association israélienne recueille et publie des témoignages de soldats qui dénoncent « l’occupation » dans les Territoires. Les textes, parfois violents, sont percutants. Rue89 en publie quatre.
Un soldat israélien face à un Palestinien, à un checkpoint d’Hebron, en 2008 (NASSER SHIYOUKHI/AP/SIPA)
Aux checkpoints israéliens, beaucoup de soldats ont encore des visages d’enfants et portent en bandoulière des armes bien plus grandes qu’eux. En Israël, le service militaire est obligatoire dès la majorité : il dure minimum 22 mois pour les filles, trois ans pour les garçons. Ça représente beaucoup de temps quand on a 20 ans.
Yehuda Shaul était l’un d’entre eux, entre 2001 et 2004. Après des études dans le lycée talmudique d’une colonie juive de Cisjordanie, il a servi trois ans dans le 50e bataillon de la Brigade Nahal.
Choqué par ce qu’il a vécu, il a fondé « Breaking the silence » (briser le silence) : l’association israélienne recueille et publie des témoignages de soldats, officiers et sous-officiers de Tsahal.
« Le livre noir de l’occupation israélienne », Ed. Autrement, 2013
Des centaines de récits, collectés et vérifiés par l’ONG, qui dénoncent « l’occupation » et décrivent les actions de l’armée dans les Territoires, depuis la Seconde Intifada (2000).
Un recueil de témoignages bruts, traduits en français, vient de paraître sous le titre « Le Livre noir de l’occupation israélienne » (Ed. Autrement, octobre 2013).
« Hé, les gars, il y a une occupation »
Les briseurs de silence disent vouloir montrer la vérité, faire du bruit pour lutter contre l’occupation. « On dit, “hé les gars il y a une occupation, regardez ce qu’on est en train de faire” », explique Yehuda Shaul sur France 24.
Entretien avec Yehuda Shaul sur France 24, en octobre 2013
Destructions arbitraires de maisons palestiniennes, arrestations, violences, humiliations... les témoignages, bien que non exhaustifs, sont éclairants sur le mode opératoire de l’armée dans les Territoires. Le tout empreint de violence faite, vue ou ressentie.
Il y a par exemple ce soldat à Ramallah, en 2002, qui se souvient s’être mis à « casser des trucs », dans un immeuble de la logistique palestinienne :
« Je me suis senti, moi et quelques autres, dans un moment de frénésie, à casser des tables, des portes, à jeter des tas et des tas de papiers dans chaque pièce, des trucs comme ça. La folie intérieure se libère, juste parce que tu peux, je dirais. » (p.125)
Il y a aussi dans ces récits des coups, des pierres, du sang, des morts.« J’ai commencé à mettre les choses en doute »
Mais ce qui est précieux et rare, dans tous ces témoignages, c’est de découvrir le regard des soldats sur leurs propres actions et sur ce qui les dépasse. L’une a été marquée par Moussa, un civil palestinien de 22 ans, avec qui elle a discuté plusieurs fois sur le pont Allenby.
« Il m’a regardé dans les yeux et il m’a dit : “Je vis dans une prison, je ne peux pas aller à la mer, je veux aller à Tel Aviv, acheter des choses pour ma femme.” Et ça te ronge de l’intérieur. Des mots pareils, une situation pareille, tu commences à changer de point de vue.
C’est-à-dire, quand je suis arrivée, je me suis engagée dans l’armée très... je ne sais pas si on peut dire de droite, mais très motivée... je voulais tout faire pour... Et ton service sème le doute, avec ce que j’ai vécu, j’ai commencé à mettre les choses en doute. » (p.212-213)
D’autres récits parlent de culpabilité – « j’ai honte » – ou d’humanité. Plusieurs soldats disent aussi que les souvenirs les relancent sans cesse. C’est-à-dire, quand je suis arrivée, je me suis engagée dans l’armée très... je ne sais pas si on peut dire de droite, mais très motivée... je voulais tout faire pour... Et ton service sème le doute, avec ce que j’ai vécu, j’ai commencé à mettre les choses en doute. » (p.212-213)
Rue89 a sélectionné et publie quatre témoignages, extraits du « Livre noir de l’occupation israélienne », avec l’aimable autorisation des éditions Autrement.
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« J’ai juste fait du mal à quelqu’un. Et ça ne va pas »
Bataillon Lavi, dans les collines d’Hébron Sud, en 2003.
« Il y a eu un incident dont je pense que c’est le plus... c’est le truc que je regrette le plus. C’est la pire chose que j’ai faite pendant tout mon service dans les Territoires.
Il y avait ce type qui venait de Yatta et qui voulait passer un barrage. Il se rendait de Yatta à Hébron, à la laiterie. Il y avait un camion plein de récipients pour le lait. Je crois qu’il y avait un couvre-feu à Hébron à ce moment-là. Bref, il n’avait pas le droit de passer. Je l’ai attrapé au moment où il franchissait le barrage, c’était la troisième fois de la semaine que j’attrapais le même type – dans des circonstances différentes, mais le même type, plus ou moins au même endroit.
J’ai un peu pété les plombs, parce que je l’ai fait sortir... je lui ai dit de descendre du véhicule et tout, mais il s’est mis à protester et à crier, alors j’ai tout de suite fait deux choses : j’ai sorti les menottes et le bandeau. Je suis monté dans la jeep et je l’a amené à la porte. Il était, je ne sais pas, 10 heures du matin, quelque chose comme ça... et je l’ai relâché entre 11 heures et 1 heure du matin.
C’est-à-dire, c’était l’été... c’est-à-dire, toute la journée. Il avait genre 2 000 litres de lait avec lui et tout a tourné. Ça a duré toute la journée, il est resté à la porte avec les yeux bandés et les mains attachées.
Quand j’y repense maintenant, j’ai honte pour deux raisons. Premièrement, pour la manière dont j’ai traité un autre être humain. Attraper un homme et prendre le contrôle de sa vie comme ça ? [...] Je l’ai emmené comme un prisonnier, attaché. Et personne d’autre n’était responsable de ça. Ce n’est pas comme si j’avais reçu des ordres, vous voyez ? Non, c’est ce que j’ai décidé de faire. Et c’était acceptable. Du point de vue de tous mes supérieurs, il n’y avait pas de problème.
OK, tu as arrêté quelqu’un, voilà comment tu as traité un autre être humain, mais le fait est qu’il y avait aussi des biens, c’est-à-dire du lait. Quelque chose qui avait une valeur financière a été perdu. [...]
Ce n’est pas un terroriste, il n’était pas recherché, il ne s’en est pas pris à moi, il ne m’a pas menacé avec une arme. C’est un type normal. Quelle était l’utilité de ce que j’ai fait ? Aucune. Est-ce que ça a contribué à la sécurité de l’Etat ? Non. J’ai juste fait du mal à quelqu’un. Et ça ne va pas. »
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