par Amar Ingrachen *
« Il y a une chose plus grave que la trahison, c'est la bêtise. » Michel Audiard Beaucoup d'Algériennes et d'Algériens ont été immolés, comme dirait Ferhat Abbas, " sur l'autel de la bêtise humaine ". C'était durant la guerre de libération nationale. En effet, plusieurs prétendus complots contre-révolutionnaires (l'affaire Lamouri, Hambli, Bellounis, Si Salah, Kobus, etc.), signalés par-ci par-là, ont occasionné des purges qui ont été très préjudiciables pour les combattants de l'ALN, les militants du FLN mais aussi la population. Une hantise de trahison, des sentiments de vengeance, des violences " sectaires " s'étaient emparées de quasiment toute la société algérienne. Les hostilités n'avaient aucune identité claire et la méfiance s'est installée partout. Tout le monde était suspect. Ce climat d'espionite, nourrie par des compagne médiatiques colonialistes tous azimut, a provoqué des pertes humaines inestimables, à commencer par celle de Abane Ramdane, mais aussi des ravages moraux qui ont pesé lourdement dans les nouvelles orientations, essentiellement empreintes de militarisme et d'univocité, prises par le mouvement de libération nationale. C'était la bleuite.
La néo-bleuite
Bien avant que l'Algérie ne recouvre officiellement sa souveraineté politique, la complotite et la suspicion ont repris surface. Ainsi, juste au lendemain de l'indépendance, au lieu de lancer des débats sur les grandes orientations que devait prendre l'Algérie indépendante, les acteurs politiques algériens se sont livrés, dans leur écrasante majorité, une guerre non pas politique, non pas intellectuelle, mais psychologique où le vocable " traitre " était le maitre mot. Aux yeux aussi bien des uns que des autres, l'adversaire n'est pas " un Algérien qui pense autrement ", mais un " traitre à la solde du colonialisme ". La guerre pour le pouvoir finie, la révolte des wilayas IV et III éteinte, chacune avec son lot de victimes, s'est effectué ce que, à tort, on a appelé " un redressement révolutionnaire ". Le nouveau maitre de l'Algérie, de formation militaire, a géré le pays comme un bataillon. Tout était contrôlé et toux ceux qui n'étaient pas d'accord avec Houari Boumediene était de fait des " traitres " à la nation. Aujourd'hui, quoique l'on dise de la grandeur de sa politique, ce qui est au demeurant une vérité, l'ordre pénal injuste qu'il avait mis en place reste incontestablement décriable. N'est-ce pas après qu'on ait dit, dans un article non signé du journal Echaab que Krim Belkacem était un " traitre " que celui-ci a été liquidé comme un vulgaire voyou à Frankfurt ? La bêtise humaine n'ayant pas de limites, le sang de Krim, " le lion des djebels et le fin diplomate ", ne s'était pas encore séché lorsque, le 20 avril 1980, l'on a accusé de " trahison " et de " subordination à des puissances étrangères " des jeunes qui s'étaient soulevés en Kabylie pour revendiquer le droit d'être " eux-mêmes ", c'est-à-dire " des Kabyle fiers de leur identité et de leur pays. " Malheureusement, la même approche a été adoptée à chaque fois que l'Histoire offre à l'Algérie l'opportunité de se ressaisir et de se réconcilier avec elle-même. Le comble, dans ce sens, a d'ailleurs été atteint durant la décennie noire. Chacun de la multitude de partis ayant vu le jour après la révolte de 1988 se considérait le dépositaire du nationalisme et du patriotisme, voire de la " souveraineté divine ". " L'Autre " était, dans tous les cas de figure, et pour tout le monde, " un traitre ". C'est au nom de cette pathologie fasciste que des milliers d'Algériens et d'Algériennes ont été assassinés ; c'est au nom de cette violence vengeresse que Mahfoud Nahnah a demandé, au sein de l'APN, qu'Ait Ahmed, un des piliers de l'histoire contemporaine de l'Algérie, soit destitué de sa nationalité algérienne ! C'est au nom de cette paranoïa que Tahar Ouettar a applaudi l'assassinat de Tahar Djaout ! C'est au nom de cette culture meurtrière que les membres du HCE ont été traités de " traitres " et de " francs-maçons " par les sbires du FIS! C'est au nom de cette stratégie suicidaire que, aujourd'hui, des Présidents, des ministres, des ambassadeurs, des généraux et des officiers de l'ANP sont traités de " traitres " ! C'est au nom de cette maladive espionite que la société algérienne poursuit son processus de fragmentation, personne ne faisant confiance à l'autre et tout le monde suspectant tout le monde de propension à la trahison de la nation !
Les élites
Décidemment, l'histoire contemporaine de l'Algérie, pour des raisons objectives mais aussi subjectives, ces dernières liées essentiellement au pouvoir, a été profondément marquée par l'esprit bleuite. Mais ce qui est dramatique, c'est que, plus de cinquante ans après le recouvrement de sa souveraineté, l'Algérie refuse toujours de se prendre au sérieux, d'avoir confiance en elle-même. En somme, peine à trouver sa souveraineté morale et psychologique. En effet, il n'est pas rare d'entendre de très hauts cadres de l'Etat, des intellectuels et des politiciens accuser leurs collègues de trahison, certains franchissant quelques fois le Rubicon et le faisant publiquement. " Les officiers de l'armée française ", " les généraux de la France ", " la promotion Lacoste ", " les chouchous des USA ", " les Chicago boys ", " les agents du DRS " sont autant d'expressions-valises utilisées pour sous-entendre l'asservissement des responsables algériens par l'ex-puissance coloniale et l'oncle Sam et, comble de l'ironie, le Qatar et l'Arabie Saoudite. Toucher ainsi à l'intégrité morale des personnes et à la crédibilité des institutions en charge de la gestion du pays, de l'encadrement de la société, n'est-ce pas le plus grand danger qui puisse guetter la nation ? L'échec d'une politique, l'impertinence d'une décision, la mauvaiseté d'un choix, seraient-ils des motifs valables pour accuser de trahison à la nation un haut cadre de l'Etat, un valeureux universitaire, un général, un ambassadeur, un politicien ou un Président ? Cette culture fait malheureusement rage dans la société, surtout parmi les élites. Ces dernières en effet, notamment celles adeptes des " thèses " de l'opposition politique dite " radicale ", font de l'esprit bleuite l'axe central de tout débat, que cela concerne l'économie, la politique, l'éducation, l'industrie ou autre. En effet, la " néo-bleuite ", telle qu'elle s'exerce actuellement, est un phénomène fondamentalement élitiste. Fruit naturel des guerres de positionnement qui caractérisent les grands moments de l'histoire, notamment les élections présidentielles et les grands mouvements sociaux, elle est par essence un exercice conjoncturel. Mais, la régularité de ce type de rendez-vous et de mouvements dans la jeune démocratie algérienne d'une part, le caractère apollinien et rétif à toute forme de rupture de la société algérienne, ses élites particulièrement, font que " la culture bleuitienne " resurgit à chaque fois que l'Algérie est appelée à affronter un moment décisif de son histoire. Les promoteurs de cette culture parmi les élites, aussi bien celles du pouvoir que celles se réclamant de l'opposition, n'ont vraisemblablement aucun esprit de responsabilité morale et intellectuelle. En panne d'idée, sans perspectives à long termes, les " intellectuels bleuitistes " n'ont aucun projet. Manichéens à merci, ils ne tirent leur légitimité que de la crédulité, de l'étroitesse d'esprit et de la culture du moindre effort de ceux qui voient le monde en noir et blanc. Ces élites, cependant, ont-elles conscience des préjudices que porte la diabolisation de leurs adversaires sur le moral de la société algérienne ? Les élites du pouvoir ont-elles, elles aussi, conscience des dangers de la diabolisation de leurs adversaires ? Le " pouvoir " est-il plus important que l'Algérie ? Faut-il que chaque algérien montre sa carte d'identité, comme dirait l'ex-député du RCD Nordine Ait Hamouda, avant d'ouvrir la bouche ou d'entreprendre un quelconque projet? Jusqu'à quand la bleuite continuera-t-elle à conditionner les rapports entre Algériens ? Jusqu'à quand la bleuite continuera-t-elle à régir les rapports entre les institutions de l'Etat, les partis, les associations, les régions, etc. ? Il est urgent que les élites intellectuelles et politique prenne conscience de leurs responsabilités et entreprennent, avec vigueur et rigueur, le projet de réédification citoyenne de la société algérienne autour de l'idée de l'Etat-nation. Le cas échéant, c'est le chao.
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