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Le couscous : un révélateur de la culture spécifique nord-africaine

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  • Le couscous : un révélateur de la culture spécifique nord-africaine

    Mohammed Oubahli donne à imaginer une symphonie de parfums et de saveurs, composée par le génie des femmes et des hommes de l'Afrique Nord, créateurs de pâtes et surtout de couscous. Plus globalement, l’auteur met également en relief le génie inventif des peuples du Bassin méditerranéen comme celui d’autres régions du monde dans la fabrication des pâtes.



    D’ores et déjà, notons le choix judicieux de l’auteur d’avoir privilégié l’espace berbéro-arabo-musulman car, à travers ses analyses, il soulève la question cruciale, non encore résolue, de l'identité culturelle maghrébine, entre autres thèmes propres à sa recherche. Cette identité n’a pas été valorisée depuis plus de mille ans ; elle a même été laissée en déshérence au point d’être maltraitée selon les intérêts de domination et d’exploitation ayant marqué l’histoire de cette région. C’est dire mon grand bonheur d’avoir trouvé, dans l’œuvre de Mohammed Oubahli, la démonstration probante de l’existence d’une spécificité culinaire (le couscous), historiquement développée en sociétés maghrébines. Je soulignerai brièvement en quoi cette démonstration contribue à renforcer l’argumentaire selon lequel il existe une identité culturelle et politique spécifique en Afrique du Nord, c’est-à-dire non réductible à la seule langue arabe littéraire ni au seul islam.

    L’auteur de cet essai nous livre une étude approfondie sur les techniques de production, de composition et de cuisson des pâtes, en Occident musulman : elle est significativement éclairée par des comparaisons avec d'autres pratiques de fabrication et de cuisson de pâtes, au Moyen-Orient arabo-musulman, en Perse, en Grèce, en Mésopotamie, en Turquie, en Romanité, en Chine, en Inde et en Afrique sub-saharienne, que la matière première soit des céréales de blé, de riz, de sorgho ou de mil. Ces comparaisons sont toutes fondées sur un savoir éprouvé, offrant ainsi un éclairage déterminant sur de nombreux aspects scientifiques d'anthropologie culinaire, sociale, culturelle et, au bout du compte, politique au sens de : « cité ou société organisée ». La quatrième de couverture précise un autre intérêt de cet ouvrage, dans les termes suivants :
    « Outre la description détaillée du contexte historique de l’Occident musulman, sont étudiés […] : les farines et la meunerie, les fours et la boulangerie, les pains ordinaires et spéciaux, galettes, crêpes, feuilletés, etc. ; un chapitre spécial est consacré notamment à la cuisson à base de pain (panade…), un autre aux pâtes alimentaires et au couscous ».

    Mohammed Oubahli souligne, avec l’à-propos qui caractérise sa méthode analytique et sa critique contextualisée, que « La plus ancienne mention “couscous” connue ne remonte pas avant le Xe siècle (p. 414 et suivantes) » ; et, s’appuyant sur un ouvrage collectif écrit sous la direction de Jean-Louis Flandrin et Massimo Montanari, il nous donne à lire une citation pour rappeler :

    « … Que les petits événements de la vie quotidienne ont quelque chose de nécessaire, et un sens précis. S’ils paraissent immobiles par rapport à d’autres phénomènes historiques […], ils évoluent dans un temps beaucoup plus lent, le temps long des structures, comme l’a souligné Fernand Braudel. Gardons-nous de l’idée que le quotidien est sans histoire […]. En réalité, les gestes de chaque jour se transforment, avec tout ce à quoi ils sont reliés : les structures du quotidien donnent prise à l’histoire (cf. p. 33).
    dz(0000/1111)dz

  • #2
    Autrement dit, à travers cette citation, l’auteur exprime l’idée qu’il n’existe pas, au plan scientifique, de réponse indiscutable à la question de l’origine première des choses et des vivants. Par conséquent, sa problématique s’écarte de toutes les spéculations théologico-métaphysiques et des réductionnismes idéologiques nationalistes ; elle se limite à examiner les conditions historiques de la région culturelle dans laquelle le couscous fit son apparition, ce qui est davantage à la mesure des connaissances et des méthodes analytiques développées aujourd’hui dans les sciences humaines et les sciences dites dures. Grâce à un savoir encyclopédique et à un travail de terrain remarquable, il cherche à discerner en quoi les aspects techniques et leurs liens avec les milieux naturels de production agricole sont de solides points d’appui pour mieux expliciter l’apparition du couscous en Afrique du Nord. Ainsi, il se démarque de ceux qui croient éclairer l’origine du couscous en se fondant uniquement sur des références scripturaires anciennes, alors que l’objet de cette recherche porte sur une aire culturelle où se sont manifestées des créations sociétales qui s’inscrivent dans une tradition marquée plus par l’oralité que par l’écrit. Par ailleurs, ceux qui majoritairement étrangers au “terroir couscous”, évoquant cette pratique alimentaire maghrébine, livraient des informations peu signifiantes dans la terminologie employée comme sur l’émergence historico-culturelle de ce mets.

    Dès le premier paragraphe, j’ai usé d’une métaphore musicale, « la symphonie de parfums et de saveurs », pour mieux inciter à la lecture de cet important ouvrage et, concomitamment, faire une invite à examiner les enseignements issus de la récente mise à jour de sources majeures de la musique savante maghrébo-andalouse, révélées par la science étymologique appliquée au mot muwashshah (dont le sens musical du mot araméen et syriaque “shḥâta” a été longtemps méconnu) et à d’autres termes arabes et non-arabes qui imprègnent le champ musical du monde berbèro-arabe notamment. En effet, certains de ces mots n’ont jamais été élucidés valablement avant la mise en œuvre de la méthodologie étymologique ayant permis des découvertes qualifiées, à bon droit, de petite “révolution copernicienne”.

    De même que l’acquisition d’un savoir historique irréfutable sur le patrimoine musical maghrébo-andalou n’aurait pu advenir sans le recours à cette science, cet essai comportant une mine d’informations sémantiques de mots arabes, berbères et d’Afrique sub-saharienne ouvre des perspectives de nouvelles découvertes sur l’histoire des peuples maghrébins et d’Afrique. Voilà pourquoi mes commentaires seront principalement centrés sur des questions de terminologie-taxinomie, car celles-ci devraient susciter des réflexions roboratives sur les voies à emprunter pour enrichir notre patrimoine culturel d’une part, et rappeler l’urgence de s’atteler à la réalisation d’un dictionnaire étymologique de la langue arabe d’autre part. En effet, l’absence d’un tel outil (indispensable à une meilleure connaissance historique du vocabulaire arabe) pénalise tragiquement la culture arabo-musulmane en général et berbéro-arabo-musulmane en particulier.
    Mais cet essai contient également des observations critiques salutaires en ce qu’elles déconstruisent des affirmations fallacieuses formulées pourtant par d’éminents savants. C’est le cas de Lévi-Provençal lorsqu’il soutient, sans aucun argument convaincant, que le couscous est un plat « d’origine soudanaise et ce n’est qu’à partir du XIVe siècle qu’il devait devenir base de l’alimentation des Maghrébins (p. 437 et suivantes jusqu’à 454) ». Les mêmes critiques visent des analyses de Marceau Gast, ethnologue spécialiste du monde touareg (cf., pp. 438-441).

    La déconstruction de cette catégorie d’assertions infondées s’impose, aujourd’hui plus qu’hier, puisque l’on constate toujours leurs effets pervers qui persistent dans la pensée normative, d’abord au sein de centres académiques en sciences humaines, dans lesquels s’élabore une production intellectuelle non expurgée de réflexes d’ethnocentrisme culturel, aussi bien européen qu’arabo-musulman. Les analyses de Mohammed Oubahli, dont l’ouvrage a essentiellement pour but l’étude de la fabrication et de la cuisson des pâtes en Occident musulman au Moyen Âge, suscitent en fait des interrogations primordiales sur les sociétés humaines, dans leur fonctionnement endogène et dans leurs relations à l’environnement extérieur.

    S’agissant de la richesse linguistique de cette œuvre, je commencerai par l’illustrer en m’appuyant sur le mot « muḥammaṣ (pp. 359-364) » dont le « ṣ » est transcrit avec un point au-dessous qui correspond alors à la lettre arabe : ض. Ce mot est une forme dérivée de la racine arabe : ḥamaṣ = ض م ح, (premiers sens : être aigre ; acide ; s’aigrir). Faisons observer que de nombreuses racines de mots arabes expriment une polysémie de sens, qui peut paraître déroutante lorsque l’on ne maîtrise pas les subtilités de la langue arabe. Il en est de même des significations multiples de formes dérivées de ces racines, quand s’y annexent les prépositions: ‘an ; bi ; li et ». Reste que la forme dérivée « muḥammaṣ » est représentative d’une terminologie peu instructive en catégorie de la céréale utilisée pour la fabrication de la pâte, de laquelle le mets « muḥammaṣ » est composé. Mohammed Oubahli, dans le glossaire de l’ouvrage, transcrit ce mot en arabe et en lettres latines : « muḥammas (avec le « s » sans point, cf., p. 584-585 : dans ce cas, ce « s » renvoie à la lettre ص , c’est-à-dire à la racine arabe ḥamasa = ص م ح = (griller ; torréfier) ; Il faut donc constater que les sémantiques de ces deux racines sont différentes, mais « muḥammaṣ » et « muḥammas » (sans point sous le « s ») désignent néanmoins dans le langage courant un mets identique. Le contenu des deux mots, « muḥammaṣ » et « muḥammas, sont explicités comme suit :
    - « pâtes, de forme ronde de la taille d’un pois chiche à celle d’une noisette, préparées à partir d’une pâte pétrie…, puis cuites dans le lait ou un potage de viande. Souvent confondues avec le “barkûkash” ainsi qu’un autre mets nommé “zabazin” ». Ces deux termes sont aussi commentés dans son glossaire, ainsi :
    - « pour le “barkûkash” : « Une espèce de pâtes en forme de petits grains de la taille des grains de coriandre, préparés par roulage à la manière du couscous, cuits une seule fois à la vapeur, puis séchés au soleil, avant d’être mis en réserve. C’est le couscous à très gros grains ou couscous en potage »..., cf., p. 576 » ;
    - « pour le “zabazin” [mot berbère très probablement] : des pâtes roulées en forme de petits grains ronds de la taille des grains de coriandre, que l’on fabrique selon le procédé utilisé dans la confection du couscous… Il s’agit en fait d’un gros couscous qui se cuit comme les pâtes classiques (dans un milieu liquide). Syn. “barkûkash”, le seul en usage aujourd’hui au Maghreb, ce genre de pâtes étant connu également en Syrie et au Liban sous le nom mughrabiyya ([mets] maghrébin), cf., p. 590 ».
    dz(0000/1111)dz

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    • #3
      Même si ce mot « muḥammas » (avec ou sans point sous le « s ») ne relevait que d’une simple erreur de transcription, cela n’invalide, en aucune manière, les leçons que je me propose de développer ci-après, tant la culture arabe est confrontée à un maquis de terminologies dont la catégorisation rigoureuse reste à réaliser, ce qu’une approche étymologique, rarement entreprise, facilitera largement.

      Au regard de cette observation, c’est presque tout le glossaire qui doit être cité, puisque celui-ci constitue un matériau linguistique précieux qu’un dictionnaire étymologique de langue arabe doit intégrer. Ici, je me limiterai à ne mentionner que quelques mots absents des dictionnaires du vocabulaire arabe ou expliqués très sommairement ou de façon incomplète voire erronée, faute d’une analyse étymologique : aţriyya (al-) p. 575 ; baḳsamât (al-), p. 575 ; barkukash ou barkukas, p. 576 ; burghûl (al-), p. 576 ; djardak (al-), p . 577 ; kanafa, p. 579 ; ḳarashil, p. 580 ; khushkâr, p. 583 ; maris (al-), p. 584 ; murri (al-), p. 585 ; rishta (al-), p. 586 et pp. 366-377.

      Ces insuffisances et incomplétudes de sémantiques usitées pour caractériser les variétés de couscous et de pâtes ont été soulignées à maintes reprises par Mohammed Oubahli.
      Mais, en la matière, ses recherches comparatives en anthropologie alimentaire lui ont permis, sur le plan linguistique et étymologique tout particulièrement, d’aboutir à des découvertes novatrices qu’il développe aussi bien dans son essai que dans un récent article de référence intitulé : « Touiller et séparer. Aspects des pâtes granuliformes et de leur origine au Maghreb et en al-Andalus».
      En effet, dans cet article qui fait part de résultats de ses recherches poursuivies après la publication de son essai, il souligne d'abord une parenté sémantique entre les mots « barkukash » et « couscous ». Ensuite, ayant démontré les « limites des analyses “naturalistes” sur l'origine du couscous (voir supra) », il formule néanmoins une « nouvelle hypothèse sur l'origine du mot couscous » : celle-ci est fondée sur « une approche d'anthropologie historique » dont la problématique analytique repose sur des filiations étymologiques puisées dans tablettes culinaires reproduites par Yale Babylonian Collection, et mises aussi en lumière par Jean Bottéro.
      Mohammed Oubahli signale que dans ces deux œuvres sont mentionnés les termes akkadiens sasku (sasqu) et asallu et, par des analyses comparatives et de transferts métonymiques, il suggère une relation probable entre le mot akkadien assallu et les mots sallu ou slilu désignant un mets très connu au Maroc. Il ajoute que « Ce(s) terme(s) traduit (sent) un rapport d'interférences linguistiques et civilisationelles, significatif avec le monde berbère, d'un intérêt inestimable pour l'historien de l'alimentation du Maghreb ».

      C'est précisément cette approche d'anthropologie historique qui permit, grâce à la science étymologique, la reconstitution des premières structures linguistiques araméo-syriaques sur lesquelles la musique savante maghrébo-andaouse a été élaborée, jusqu'à connaître un très haut degré de sophistication et de raffinement technique et spirituel développé dans le bain ethnico-culturel berbéro-arabo-musulman. Une leçon essentielle tirée de cet exemple est de rappeler que le génie créateur des humains se trouve en toute culture et en chaque civilisation et que le destin de toute création est d'être diffusée, appropriée et enrichie, le cas échéant, par d'autres cultures et civilisations.

      Â partir de son domaine de compétence, Mohammed Oubahli confirme cette leçon par des découvertes scientifiques. Cependant, il conserve le doute et la modestie de tout savant digne de ce nom, ce qu'expriment les deux phrases conclusives de son article précité : « L'étude est donc à poursuivre, avec l'aide notamment des lexicographes, des spécialistes de linguistiques comparées et d'historiens. C'est par la collecte et l'étude méthodologique et approfondie de tels faits qu'on pourra avoir une meilleure connaissance d'un aspect des plus méconnus mais des plus importants de l'histoire des cultures nord-africaines et des échanges dans l'espace méditerranéen ».

      Dans cet essai, on aura également le plaisir de découvrir d’autres étymologies porteuses d’une forte densité éducative ; deux exemples à ce propos :

      - Le mot « placenta », emprunté au Grec ancien “plakóenta/plakoúnta” = plat en forme de plaque, désigne en latin, dès le XIIIe siècle : une galette. Retracer l’évolution sémantique de ce terme permet de s’instruire sur l’histoire de la placentophagie, pour ne citer qu’une piste possible d’approfondissement culturel et historique stimulé par l’analyse étymologique.
      - Le mot « tafaya », à ma connaissance, a été clarifié étymologiquement, pour la première fois, par Michel Nicolas.
      Il en fait une analyse approfondie développée sur quatre pages. Ce chercheur, docteur en langues sémitiques et en histoire des religions, souligne que ce “terme araméen dérive du verbe à deux thèmes : tfâ, tfî : cuire, puis : poser quelque chose à cuire, et : poser un ustensile sur le feu”. Son exposé repose sur une maîtrise époustouflante en science linguistique comparée, impossible à résumer ici tant chaque détail linguistique mentionné compte de façon déterminante dans la démonstration de sa thèse. Parmi les intérêts multiples de sa démonstration, il signale des distorsions de sens du mot tafaya par al-Maqqarî, historien-compilateur tlemcénien, 1591-1632, auteur de Nafḥ aṭ-ṭîb fi ghusn al-Andalalus al-raṭib… (Parfums de la douce andalousie…)8. Michel Nicolas conteste aussi, à bon escient, des inventions culinaires attribuées indûment au célèbre Ziryâb, à l’instar du mets « tafaya ». Ainsi, l’éclairage de ce terme offre une preuve supplémentaire incitant à un recours systématique à la science étymologique pour reconstituer des strates de traditions culturelles enfouies, c’est-à-dire non apparentes dans la culture arabo-musulmane. Et ce n’est pas le moindre des mérites de l’essai de Mohammed Oubahli que de nous rappeler cette vérité.
      Enfin, il me reste à signaler que cet essai est rédigé dans une langue française aisément accessible aux lectrices-lecteurs francophones. De plus, l’imposante bibliographie en langue arabe, accompagnée de commentaires et de fines remarques, ravira de surcroît les Arabophones.
      Rachid Aous
      Chercheur en ethnomusicologie nord-africaine
      Décembre 2013
      dz(0000/1111)dz

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