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Quand souffle le vent du souvenir sur Béni Isguen..

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  • Quand souffle le vent du souvenir sur Béni Isguen..

    Mes premières visites à Ghardaïa datent des années 70. C'était, au bout d'un parcours éreintant à travers un plateau dénudé et ocre, la merveilleuse apparition de cette célèbre pentapole, unique par son architecture et l'organisation de sa vie sociale, une perle de petites et grandes agglomérations, les unes plus belles que les autres, regroupées autour de placettes centrales surplombées par ces minarets si typiques aux Ibadites. On ne pouvait pas y aller sans visiter la mythique cité de Béni Isguen.

    Nous fûmes accueillis par un comité composé de jeunes étudiants en vacances qui maîtrisaient de nombreuses langues. Tout au long de cette visite, nous eûmes le loisir d'admirer une des variantes de la riche architecture de la vallée du M'zab. Les ruelles tortueuses, d'une propreté impeccable, formaient un véritable labyrinthe et il était impossible de s'y retrouver sans l'aide d'un gars du coin. Les matériaux utilisés pour les premières constructions, et parfois même pour celles d'aujourd'hui, sont de type traditionnel. Le palmier joue un rôle primordial. Aussi bien pour la charpente, pour la boiserie (portes et fenêtres) que pour différentes autres utilisations. On va même jusqu'à utiliser les régimes de dattes, dépouillées évidemment de leurs fruits, pour projeter de la chaux sur les murs. Ce qui permet de solidifier la protection contre les aléas du climat, très rude ici. Notre guide nous expliqua que toutes les maisons sont tournées vers l'intérieur. Leur façades extérieures sont totalement «mortes».

    Autour d'un puits généralement très profond (celui de la mosquée est à 80 mètres), les femmes s'affairaient pour créer, de leurs mains expertes, mille merveilles. Au départ, c'était pour les besoins familiaux et en ne comptant que sur les produits locaux dérivés de la laine, des carrières d'argile ou de chaux, des palmiers, etc. Mais petit à petit, ces insignifiantes choses de la vie quotidienne sont devenues des merveilles de l'artisanat, de petits bijoux très recherchés aujourd'hui. Car, Ghardaïa, comme toutes les villes algériennes, n'a pas échappé à l'invasion du plastique et de la ferraille...

    - Pourquoi on ne pouvait pas rentrer dans cette agglomération tout seul ?
    Notre accompagnateur nous expliqua alors que cette grande cité accueillait les familles des Mozabites qui partaient travailler ailleurs. La communauté se devait de protéger ces foyers qui, à aucun moment, ne devaient se sentir en danger ou même dans le besoin.

    En fait, ce que venait de dire notre guide résume l'esprit de solidarité qui unit cette communauté et qui, même s'il existe ailleurs, n'a pas cette force et cette efficience que nous avions vues ici. Les volontaires qui surveillaient Béni Isguen et ceux qui faisaient les guides pour touristes, agissaient pour le bien de la communauté certes, mais ils rendaient un grand service au tourisme national. Jamais un étranger ou un visiteur algérien ne s'était plaint de quelque agressivité que ce soit. Jamais on n'avait parlé de vol, de mauvais comportement. J'ai vu de jeunes touristes néerlandaises poliment invitées à se couvrir les jambes avant d'entamer la visite. On était à la mode de la minijupe et le circuit comportait des passages dans différentes mosquées.

    C'est cela l'esprit du M'zab. Solidarité, tradition mais ouverture et tolérance.


    Dans tous mes déplacements ultérieurs, je n'ai jamais vu un mendiant.

    Est-ce qu'il n'y a pas de pauvres ? Oh que si ! Dans cette ville qui ne vivait que par les mandats envoyés de partout et du tourisme, les gens n'étaient pas riches, mais ils avaient la grande richesse du cœur qui ouvrait le chemin vers la maison du pauvre. Avoir peu et le partager, c'est la grande leçon que j'ai retenue de mes pérégrinations dans cette succession de villes envoûtantes, si semblables et si différentes ! J'y ai rencontré des hommes qui ne sont pas différents de nous. Mais qui sont quotidiennement valorisés par le respect des traditions et leur grande générosité. Brahim, qui brillait par son savoir-faire d'artisan, pouvait aborder n'importe quel sujet et le maîtriser. Il parlait arabe, français, anglais et un peu allemand. La grande force de Brahim et de tous les jeunes instruits du M'zab de l'époque était qu'ils respectaient leur environnement et qu'ils pensaient qu'en perpétuant ses saines traditions, ils renforçaient la cohésion sociale et participaient à la perpétuation d'une aventure humaine parmi les plus authentiques du Maghreb et de l'Afrique. Brahim ne fumait pas en public. Mais, le soir, autour d'un verre dans l'arrière salle du vieux Transat, il tirait son paquet de Marlboro ! En privé, il vivait comme il voulait.

    Mais en public, il se soumettait à la loi de la communauté. D'ailleurs, en tirant le gros rideau rouge qui séparait le restaurant de cette petite salle presque familiale, je fis une rencontre encore plus surprenante : j'y avais déniché un riche mozabite de Malika qui n'était ni malékite, ni ibadite, ni chrétien, ni juif... C'était un bouddhiste convaincu !

    Les images, les sons et les couleurs qui s'entrechoquent dans ma tête, au moment où je raconte ces rencontres ensevelies sous le lourd sable du temps, reviennent en force ces jours, pour m'interpeller : qu'est-ce qui fait que cette sérénité, cette vie douceâtre des années 70, cède le pas au tumulte des foules enragées, aux feux de détresse qui montent dans le ciel bleu de Ghardaïa, la vallée des hommes sages ? J'ai posé cette question dans un billet et de nombreux lecteurs de la région m'ont répondu. Je commence par une Française mariée à un Ibadite de Béni Isguen et qui m'écrit de France : «Oui, ce que vous dites est vrai. Ce sont des gens sages, attachés à leurs traditions mais tolérants. Je ne comprends pas ce qui se passe...» Un retraité de 68 ans, qui a longtemps bourlingué dans les chantiers pétroliers du Sud, me répond : «Jadis, le Mozabite était tenu par une sorte d'obligation morale et vivait replié sur lui-même. Avec le service national, l'université, les voyages, le jeune Mozabite est devenu comme les autres. Il revendique lui aussi et ne peut rester les bras croisés quand on détruit les symboles de sa civilisation et qu'on l'agresse chez lui...» Un autre, certainement plus jeune, dit être «outré par le comportement de la police.»

    Voilà un sujet assez sensible mais il démontre que des forces de l'ordre, mal préparées à de telles actions de sécurité publique, peuvent faire plus de mal encore. Et puis, soyons francs : n'est-il pas temps que les Mozabites investissent ces métiers qu'ils ont de tout temps boudés ? Les policiers qui assurent la sécurité d'Oran sont oranais, et ceux de Constantine sont constantinois, comme ceux de Tizi-Ouzou sont kabyles. Pourquoi, dans la vallée du M'zab, ne sont-ils pas mozabites ? Cela rendrait les choses moins compliquées...

    Mais il n'y a pas que ça : il faut que l'Etat s'implique d'une manière plus efficace et moins hypocrite.

    En évoquant les années 70, j'ai bien fait de préciser que la sécurité de Béni Isguen était assurée par les habitants eux-mêmes !

    On ne voyait que rarement un policier ou un gendarme dans les rues. La solution n'est jamais la répression et le gaz lacrymogène ! Réunissez ces jeunes révoltés et écoutez-les ! Pas une heure devant les caméras. Dix jours, vingt jours, un mois ! Le temps n'a pas d'importance d'ici. Il souffle comme un vent de sable sur les murs ocres de la vieille mosquée. Ses murs sont affectés. On les repeint avec des giclées de chaux et ils deviennent plus solides encore. Mais la mosquée restera encore debout dix ans, un siècle, dix siècles alors que le temps est éternel...

    maamar farah- Le Soir
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