La Tunisie est sur la voie de faire un pas important dans sa transition démocratique avec l’adoption presque finie de sa nouvelle Constitution. Près de 120 articles ont été déjà adoptés sur les 146 que compte le projet. Le consensus a généralement prévalu malgré les tensions qui ont caractérisé les débats. Pour parler de ce projet, El Watan a invité le professeur Ferhat Horchani, président de l’Association tunisienne de droit constitutionnel (ATDC) et membre du conseil scientifique de l’Académie internationale de droit constitutionnel.
Vous avez exprimé, à plusieurs reprises, des appréhensions par rapport au projet de Constitution qui était en cours d’élaboration à l’ANC. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Aujourd’hui, je pense qu’un nombre non négligeable de ces appréhensions sont dissipées. Le projet en cours d’adoption par l’ANC est beaucoup mieux à la fois par rapport à la Constitution de 1959 et, surtout, par rapport aux cinq avant-projets présentés jusque-là. Mais je tiens à faire quelques observations préliminaires avant d’en venir au contenu de ce projet : malgré de nombreuses faiblesses et obstacles, le processus constituant présente plusieurs aspects positifs. Contrairement à d’autres expériences de transition dans la région et dans le monde, la Tunisie a choisi la voie la plus difficile et la plus longue, celle de l’élaboration d’une Constitution participative, rédigée par une Assemblée nationale constituante, mais écrite par les différentes composantes de la société civile et accessoirement par la société politique. Force est de constater qu’une des spécificités tunisiennes est que les discussions décisives sur la Constitution se sont déroulées dans un cadre ad hoc et informel (Dialogue national dirigé par l’UGTT, commission des consensus), non prévu par les textes et même contre ces derniers et en grande partie en dehors du circuit formel de l’ANC. Les différents projets de Constitution (cinq avant-projets) ont été discutés et améliorés suite essentiellement au rôle décisif joué par la société civile dont les très fortes pressions ont été relayées par la société politique.
Un nombre impressionnant d’activités (séminaires, colloques, tables rondes, rapports d’experts nationaux et étrangers ou internationaux, médias, manifestations gigantesques de rue durant tout l’été dernier) a mis le doigt, pour chacun des projets, sur les faiblesses, les failles, les reculs et les dangers que recèlent ces avant-projets.
- Vous alliez suggérer une seconde remarque… ?
Oui. Force est de constater que, de prime abord, beaucoup de temps a été perdu dans des débats de type idéologique, (place de la religion, relation entre la religion et l’Etat, ou encore récemment sur la question de l’interdiction des accusations d’apostasie) ou identitaire, (sources du droit, caractère civil de l’Etat) ou relativement à des questions qui semblaient pourtant être réglées (place de la femme) et qui ne figuraient, en en aucun cas, ni parmi les mots d’ordre de la révolution ni parmi les problèmes de la Tunisie. Pourtant, ces débats publics ont été très utiles : d’abord, parce qu’ils n’ont jamais eu lieu auparavant (y compris lors de l’élaboration de la Constitution de 1959 ou du code du statut personnel en 1956). Ensuite, contrairement aux années post-indépendance, les solutions retenues dans le projet de la Constitution actuelle ont rejailli de la société civile elle-même et ne résultent donc pas d’un modèle imposé ou suggéré par une élite politique. Le projet a été réellement débattu sur la scène publique. C’est dire que sur ces questions au moins, et une fois la Constitution adoptée, le débat sera définitivement clos et aucune force ou groupe politique ou idéologique ne pourra remettre sérieusement en cause les choix arrêtés comme par exemple les dispositions identitaires ou ceux relatifs à la place de la religion ou l’universalité des droits de l’homme.
- Quelle conclusion peut-on donc tirer de ce constat ?
Le projet de Constitution, amendé par la Commission des consensus et soumis à l’ANC, est, dans l’ensemble, un texte correct qui contient les garanties minimales pour la protection des droits et des libertés (Etat civil proclamé, droits des femmes améliorés, restriction aux libertés limitées, droits de l’opposition consacrés). De même, le régime politique choisi garantit, dans l’ensemble, une division du pouvoir et un meilleur équilibre entre les pouvoirs exécutif et législatif. La création d’une justice constitutionnelle est une garantie essentielle pour la protection des droits et des libertés et pour se prémunir contre l’arbitraire.
Il reste que les Tunisiens attendent plus. Ce projet demeure encore faible et n’est pas à la hauteur ni des revendications de la révolution tunisienne ni des meilleurs standards internationaux. Il y a encore des ambiguïtés et de nombreuses faiblesses, mais elles ne mettent pas en danger le projet de bâtir une société démocratique et moderniste.
Mais encore une fois, seule une société civile forte relayée par une société politique, qui reste à construire, est capable de défendre la société à laquelle on aspire. Car il ne faut jamais l’oublier, une Constitution, qui – rappelons-le – peut être révisée, est une condition, certes, nécessaire, mais très insuffisante pour bâtir une démocratie. L’enjeu majeur est le pouvoir qui se situe, faut-il le préciser, en dehors des textes. Donc, tout dépendra aussi des résultats des prochaines élections et du parti, ou de la coalition des partis qui gagneront ces élections et qui seront chargés d’appliquer cette Constitution dans un sens ou dans un autre.
- Comment la transition s’est-elle faite entre la phase de discorde et celle du consensus ?
Je pense que l’ANC a été incapable à elle seule de résoudre les divergences et que les luttes partisanes ont bloqué le processus constitutionnel. La transition entre la phase de discorde et celle du consensus a été facilitée par une spécificité, voire une exception tunisienne : d’abord la pression d’une société civile dynamique et jalouse de ses droits, dont essentiellement les droits des femmes ensuite, le rôle décisif des organisations nationales et à leur tête l’UGTT, mais également les autres organisations qui ont créé le «quartette» avec l’organisation du patronat, les avocats et la Ligue tunisienne des droits de l’homme. C’est ce «quartette» qui s’est pratiquement substitué non seulement à l’ANC, mais aussi à tous les partis politiques et même au gouvernement. Et c’est lui qui a su, avec beaucoup de doigté et de patience, éviter l’affrontement et la rupture. C’est un phénomène unique dans le monde arabe. C’est cela qui fait que la Tunisie ne peut pas sombrer dans la violence. Mais le consensus reste fragile et il faut toujours l’entretenir, car nous sommes face à deux protagonistes qui défendent deux modèles de société. Un modèle moderniste ancré dans des traditions arabo-musulmanes profondément tunisiennes, fondé sur les paradoxes et la diversité ; et un deuxième qui souhaite ou veut imposer par la force ou par la ruse ou par des doses homéopathiques, un modèle également arabo-musulman, mais venu d’ailleurs et fondé sur une prétendue pureté originelle.
- Quelle évaluation faites-vous du parcours, déjà réalisé, de l’adoption de la nouvelle Constitution en Tunisie ?
Un parcours périlleux, difficile à accoucher avec un pas en avant et deux en arrière, des ambiguïtés et des malentendus, mais c’est le tribut de la liberté et de la démocratie. Toutefois, la Tunisie ne sera plus comme avant. Elle est maintenant face à elle-même, ce qu’elle n’a jamais été auparavant. Alors les risques sont énormes. Mais c’est mieux qu’une dictature, ou qu’un pouvoir autoritaire fut-il moderniste ou paternaliste. La modernité d’Etat sans démocratie a ses limites, car elle est perméable à toutes les dérives, y compris sa propre chute. Et nous avons deux exemples pour cela : le 7 novembre 1987 et le 14 janvier 2011.
Vous avez exprimé, à plusieurs reprises, des appréhensions par rapport au projet de Constitution qui était en cours d’élaboration à l’ANC. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Aujourd’hui, je pense qu’un nombre non négligeable de ces appréhensions sont dissipées. Le projet en cours d’adoption par l’ANC est beaucoup mieux à la fois par rapport à la Constitution de 1959 et, surtout, par rapport aux cinq avant-projets présentés jusque-là. Mais je tiens à faire quelques observations préliminaires avant d’en venir au contenu de ce projet : malgré de nombreuses faiblesses et obstacles, le processus constituant présente plusieurs aspects positifs. Contrairement à d’autres expériences de transition dans la région et dans le monde, la Tunisie a choisi la voie la plus difficile et la plus longue, celle de l’élaboration d’une Constitution participative, rédigée par une Assemblée nationale constituante, mais écrite par les différentes composantes de la société civile et accessoirement par la société politique. Force est de constater qu’une des spécificités tunisiennes est que les discussions décisives sur la Constitution se sont déroulées dans un cadre ad hoc et informel (Dialogue national dirigé par l’UGTT, commission des consensus), non prévu par les textes et même contre ces derniers et en grande partie en dehors du circuit formel de l’ANC. Les différents projets de Constitution (cinq avant-projets) ont été discutés et améliorés suite essentiellement au rôle décisif joué par la société civile dont les très fortes pressions ont été relayées par la société politique.
Un nombre impressionnant d’activités (séminaires, colloques, tables rondes, rapports d’experts nationaux et étrangers ou internationaux, médias, manifestations gigantesques de rue durant tout l’été dernier) a mis le doigt, pour chacun des projets, sur les faiblesses, les failles, les reculs et les dangers que recèlent ces avant-projets.
- Vous alliez suggérer une seconde remarque… ?
Oui. Force est de constater que, de prime abord, beaucoup de temps a été perdu dans des débats de type idéologique, (place de la religion, relation entre la religion et l’Etat, ou encore récemment sur la question de l’interdiction des accusations d’apostasie) ou identitaire, (sources du droit, caractère civil de l’Etat) ou relativement à des questions qui semblaient pourtant être réglées (place de la femme) et qui ne figuraient, en en aucun cas, ni parmi les mots d’ordre de la révolution ni parmi les problèmes de la Tunisie. Pourtant, ces débats publics ont été très utiles : d’abord, parce qu’ils n’ont jamais eu lieu auparavant (y compris lors de l’élaboration de la Constitution de 1959 ou du code du statut personnel en 1956). Ensuite, contrairement aux années post-indépendance, les solutions retenues dans le projet de la Constitution actuelle ont rejailli de la société civile elle-même et ne résultent donc pas d’un modèle imposé ou suggéré par une élite politique. Le projet a été réellement débattu sur la scène publique. C’est dire que sur ces questions au moins, et une fois la Constitution adoptée, le débat sera définitivement clos et aucune force ou groupe politique ou idéologique ne pourra remettre sérieusement en cause les choix arrêtés comme par exemple les dispositions identitaires ou ceux relatifs à la place de la religion ou l’universalité des droits de l’homme.
- Quelle conclusion peut-on donc tirer de ce constat ?
Le projet de Constitution, amendé par la Commission des consensus et soumis à l’ANC, est, dans l’ensemble, un texte correct qui contient les garanties minimales pour la protection des droits et des libertés (Etat civil proclamé, droits des femmes améliorés, restriction aux libertés limitées, droits de l’opposition consacrés). De même, le régime politique choisi garantit, dans l’ensemble, une division du pouvoir et un meilleur équilibre entre les pouvoirs exécutif et législatif. La création d’une justice constitutionnelle est une garantie essentielle pour la protection des droits et des libertés et pour se prémunir contre l’arbitraire.
Il reste que les Tunisiens attendent plus. Ce projet demeure encore faible et n’est pas à la hauteur ni des revendications de la révolution tunisienne ni des meilleurs standards internationaux. Il y a encore des ambiguïtés et de nombreuses faiblesses, mais elles ne mettent pas en danger le projet de bâtir une société démocratique et moderniste.
Mais encore une fois, seule une société civile forte relayée par une société politique, qui reste à construire, est capable de défendre la société à laquelle on aspire. Car il ne faut jamais l’oublier, une Constitution, qui – rappelons-le – peut être révisée, est une condition, certes, nécessaire, mais très insuffisante pour bâtir une démocratie. L’enjeu majeur est le pouvoir qui se situe, faut-il le préciser, en dehors des textes. Donc, tout dépendra aussi des résultats des prochaines élections et du parti, ou de la coalition des partis qui gagneront ces élections et qui seront chargés d’appliquer cette Constitution dans un sens ou dans un autre.
- Comment la transition s’est-elle faite entre la phase de discorde et celle du consensus ?
Je pense que l’ANC a été incapable à elle seule de résoudre les divergences et que les luttes partisanes ont bloqué le processus constitutionnel. La transition entre la phase de discorde et celle du consensus a été facilitée par une spécificité, voire une exception tunisienne : d’abord la pression d’une société civile dynamique et jalouse de ses droits, dont essentiellement les droits des femmes ensuite, le rôle décisif des organisations nationales et à leur tête l’UGTT, mais également les autres organisations qui ont créé le «quartette» avec l’organisation du patronat, les avocats et la Ligue tunisienne des droits de l’homme. C’est ce «quartette» qui s’est pratiquement substitué non seulement à l’ANC, mais aussi à tous les partis politiques et même au gouvernement. Et c’est lui qui a su, avec beaucoup de doigté et de patience, éviter l’affrontement et la rupture. C’est un phénomène unique dans le monde arabe. C’est cela qui fait que la Tunisie ne peut pas sombrer dans la violence. Mais le consensus reste fragile et il faut toujours l’entretenir, car nous sommes face à deux protagonistes qui défendent deux modèles de société. Un modèle moderniste ancré dans des traditions arabo-musulmanes profondément tunisiennes, fondé sur les paradoxes et la diversité ; et un deuxième qui souhaite ou veut imposer par la force ou par la ruse ou par des doses homéopathiques, un modèle également arabo-musulman, mais venu d’ailleurs et fondé sur une prétendue pureté originelle.
- Quelle évaluation faites-vous du parcours, déjà réalisé, de l’adoption de la nouvelle Constitution en Tunisie ?
Un parcours périlleux, difficile à accoucher avec un pas en avant et deux en arrière, des ambiguïtés et des malentendus, mais c’est le tribut de la liberté et de la démocratie. Toutefois, la Tunisie ne sera plus comme avant. Elle est maintenant face à elle-même, ce qu’elle n’a jamais été auparavant. Alors les risques sont énormes. Mais c’est mieux qu’une dictature, ou qu’un pouvoir autoritaire fut-il moderniste ou paternaliste. La modernité d’Etat sans démocratie a ses limites, car elle est perméable à toutes les dérives, y compris sa propre chute. Et nous avons deux exemples pour cela : le 7 novembre 1987 et le 14 janvier 2011.
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