Annonce

Réduire
Aucune annonce.

La poésie arabe populaire de l’Algérie

Réduire
X
 
  • Filtre
  • Heure
  • Afficher
Tout nettoyer
nouveaux messages

  • La poésie arabe populaire de l’Algérie

    1. De l’amour en poésie

    “Les deux thèmes-rois de la poésie arabe algérienne d’expression dialectale sont l’amour et la religion.

    Il est même possible d’aller plus loin et d’affirmer que la grande affaire, l’unique pourrait-on dire, c’est l’Amour avec un grand A. L’amour passion et charnel terrestre; l’amour passion terrestre mais chaste et sublimé; l’amour du pays natal; l’amour de Dieu; celui des Prophètes, et surtout celui du Prophète par excellence, le Prophète Mohamed; l’amour des “amis” de Dieu, une place étant réservée ici aux plus populaires d’entre eux : l’Imam Ali et les membres de sa famille, en particulier son épouse et fille du Prophète, Fatima Zahra et son fils Sid el Hocine; enfin un grand nombre de saints et, en tête de tous, le plus populaire d’entre eux : Sidi Abdelqader el Djilali.

    N’oublions pas, en outre, que cet amour religieux utilise souvent l’arsenal du vocabulaire habituel de l’amour charnel et humain. (… )
    Le mysticisme populaire est très simple mais il connaît, par contre, une sorte de raffinement dans l’expression, très original et parfois étrange. Cet amour de Dieu, cette passion pour le Prophète, pour les saints et pour les villes Saintes s’exprime dans un langage véritablement érotique. La Mecque est une belle que l’on décrit en allant souvent loin dans le réalisme.

    C’est une femme, la bien-aimée, la fiancée; elle a un corps parfait, une “poitrine marmoréenne”, etc. Le Prophète? On décrit sa taille; on parle de son beau front, de ses cheveux, de ses yeux noirs et de ses longs cils. Lorsqu’il rend visite à Ben Khlouf “dans la réalité et non plus dans le rêve”, le poète est positivement “joue contre joue avec le Prophète”. Ben Triki écrit à propos de La Mecque : “Ses tresses noires comme le ténèbres /Dépassent la ceinture et recouvrent ses jambes / Heureux qui peut les voir / Elle charme avec ses yeux rêveurs, immenses et beaux / Les limons et les pommes embaument alentour / Les parfums se répandent de toutes les fleurs / Dons du Créateur, seins merveilleux / Que je caresserai de mes mains.” Et ce langage d’amoureux éperdu pour le Prophète, chez Ben Msayeb : “Cette fois mon ami me néglige depuis vraiment trop longtemps / Comme son comportement me trouble / Mais il est dans son droit / Mon lot est de le supplier / Et si mon ami me néglige, de lui pardonner / Jusqu’à ce qu’il daigne revenir à moi / A l’heure qu’il aura lui-même choisie / Comme son comportement me trouble! / Je contemplerai alors celui qui est la joie de mon cœur / Et mes yeux se délecteront à voir sa démarche ravissante”.
    Chose remarquable, c’est dans l’expression de l’amour religieux, de l’amour mystique que les poètes se laissent davantage aller à se complaire dans le langage érotique.

    L’on pourrait même facilement croire qu’ils en profitent et s’en donnent à leur aise dans un genre où il est convenu que ce ne sont là que des métaphores, des symboles utilisés par le croyant dans son extase (… ) L’expression de l’amour terrestre est réellement plus discrète, plus contenue que celle du genre “mystique”. Bien sûr, il arrive par exemple à Ben Msayeb, avant sa “conversion” de commettre quelques écarts: “Une seule chemise sans boléro / Et comprends-moi, toi qui sais ce que parler veut dire”; ou bien : “Et les lèvres si bonnes à embrasser / Et le bien-aimé en train de l’enlacer”. De même, quelques audaces inoffensives de Ben Sahla : “J’ai vu chez toi deux belles pommes, bien distinctement séparées / Et ton serviteur de serrer toute la nuit, dans la joie, ces deux seins-là”.

    Mais de tels excès constituent réellement l’exception lorsque l’on chante la femme bien-aimée. Car, pour commencer, il ne faut pas la déshonorer auprès des siens. Soyez prudent, dans votre intérêt et dans celui de la belle! C’est pour cela que le thème du secret revient si souvent chez de tels amoureux. Ben Sahla, encore, fait dire à la gazelle qui a bien voulu l’interpeller, contre tout espoir : “Veuille bien t’asseoir un moment / Et fais attention / Car ces ennemis que tu vois là-bas me connaissent bien / Ils pourraient divulguer notre secret” Et, plus près de nous, entre autres, El Khaldi dira que s’il est follement épris d’amour, il reste tout de même discret et digne.

    Il est vrai que l’on se vante parfois d’exploits exceptionnels comme celui de Ben Guennoune d’enlever Kheira par la force! Il semble que souvent l’amour ou la belle soient purement imaginaires, inventés pour les besoins de la cause : faire une belle qacida. Ou bien la dame des pensées est réelle mais on a pu la voir par hasard à sa fenêtre… , ou bien elle sortait du bain, elle refaisait son croisement de voile devant l’oeil… , ou bien elle n’avait pas encore ajusté sa voilette sur la moitié inférieure du visage.
    Et le poète a pris feu et flamme; il est allé boire, chanter et se consoler avec des dames plus accessibles.

    Il reconnaît qu’il commet un péché. Il essaye souvent de se guérir de l’amour et se plaint parfois, comme Si Abdelqader Ben Chérif, que “Dieu n’a pas encore fait qu’il se repente”. Et Ben Guennoune ne se plaignait-il pas qu’ayant repris le droit chemin depuis des années, brusquement l’amour de “cette belle” est survenu et l’a frappé à mort? Et de conclure : “Pourquoi, beauté aux somptueux atours m’as-tu rencontré?”

    Mais peut-être, justement, pour cela. Parce que les belles qui en valent la peine sont inaccessibles; que de telles amours sont le plus souvent contrariées; que le mal d’amour est plus fort que tout, plus douloureux, et qu’il arrache à nos troubadours ces “purs sanglots”. Leur hypersensibilité, leur puissante imagination… Cela donne de merveilleux poètes… dont certains, cela est sûr, ont dit des merveilles sur des femmes qu’ils n’ont pas connues! Tel ce joyau de la poésie arabe en melhoun où Ben Guitoun chante et pleure Hiziyya, la jeune épouse de Saïd de Sidi Khaled, morte à vingt-trois ans. Parmi une succession d’éclatantes réussites, la séquence la plus étonnante, morceau de rigueur dans toutes les chansons d’amour arabes, c’est celle où le poète décrit l’objet aimé, systématiquement, des pieds à la tête ou plutôt, comme ici, de la tête aux pieds : la chevelure, le front, les sourcils, les yeux, les joues “roses du matin et giroflées éclatantes, sous lesquelles se diffuse le sang, soleil éblouissant”.
    Amour le plus souvent contrarié, disions-nous? Le plus souvent malheureux, séparé de l’objet aimé, la belle, que l’on accuse volontiers de cruauté; à moins que l’on ne s’en prenne aux “ogres”, aux “tigres”, aux “dragons” qui la séquestrent et vous réduisent aux supplices de la séparation, aux lamentations dans l’exil, le bannissement. Un bannissement d’autant plus insupportable que, parfois, les portes de vos demeures se trouvent dans la même rue : “Une belle aux yeux de faucon, séquestrée dans une maison, juste en face de toi / Il faut bien le dire, qui aime est fou et Fatma se trouve si proche” (Ben Guennoune).

    Cet exil, par ses affres, évoque fortement l’autre, celui du pays natal. Parfois ils vont de pair. Le cas le plus célèbre est celui de Mostepha Ben Brahim, éloigné du pays, de sa famille, de ses enfants et, nous dit-il, des belles, réelles ou imaginaires qu’il a immortalisées dans des poèmes qui comptent parmi les plus beaux de cette veine : “Quelle patience il me faut, et mon coeur sur la braise!”. Et Mohamed Belkheir, ce grand résistant vaincu, qui dit sa douleur loin du pays bienaimé, du fond de son bagne en Corse. Et beaucoup d’autres encore, tous aussi touchants, aussi émouvants les uns que les autres dans l’expression de leur tristesse et de leur nostalgie loin de la bienaimée, loin du pays natal, ou loin de cette autre bien-aimée, La Mecque, avec le tombeau du Prophète, loin desquels on se consume de chagrin.”

    2. A propos des “faux inédits
    Etant données les conditions de diffusion de cette poésie jusqu’à ces dernières années, nous avons risqué à propos de tels chefs-d’œuvre l’expression de “faux inédits”. Car ils sont très connus des fervents amateurs. Nombreux sont également les profanes qui en connaissent au moins quelques vers célèbres. Mais la transmission ne se faisait depuis des siècles que grâce aux copies individuelles. Comme avant la découverte de l’imprimerie.

    Et cent ans, et même trois ou quatre cents, ans après avoir vu le jour, de telles productions sont inlassablement passées de génération en génération, et beaucoup avec leur contexte ne
    varietur. C’est la preuve qu’elles répondaient à un besoin profond des populations de ces contrées. Alors, comment appeler des œuvres connues, consacrées, mais n’ayant pas eu encore les honneurs de la chose imprimée? (Et quelle naïve satisfaction lorsqu’on a pu contribuer à faire en sorte qu’elles en arrivent là!)
    Dernière modification par mezzo-morto, 20 janvier 2014, 06h41.
    The Sea is Woman, the Sea is Wonder, her other name is Fate!

  • #2
    3. La “chaîne de la sympathie”

    L’hostilité réelle, le plus souvent inconsciente, à l’égard de la poésie d’expression dialectale, se trouve largement contrebalancée par une chaîne de la sympathie, de l’amitié et de la connivence fervente. C’est grâce à elle que nous avons pu faire des moissons réconfortantes. Nous avons dit l’aide précieuse que nous a apportée R. M. (nombreux textes de Lakhdar Ben Khlouf), la générosité de notre ami M. S. (textes de Bessouiket). Grâce à monsieur le Wali d’El Asnam, nous avons pu rencontrer deux authentiques poètes du cru : l’un nous gratifia d’une poésie toute chade de sa façon, qu’il avait composée deux jours seulement auparavant; l’autre nous offrit un texte de son élégie sur la catastrophe de la ville en 1954; il nous permit de photocopier tous les textes qui nous intéressaient et nous fit cadeau du diwan d’El Mendassi.

    Au cours de l’été 1973, nous avons été renforcé dans notre conviction : il est possible de rencontrer, à chaque pas, des richesses insoupçonnées en matière de poésie d’expression dialectale.
    Sous forme de manuscrits dans de nombreuses familles. Ou de souvenirs étonamment vivaces que l’on peut recueillir directement. On ne saurait assez insister sur la nécessité de ces prospections qui risquent à chaque instant de n’être plus possibles après la disparition des personnes qui savent quelque chose et dont la plupart ne sont plus très jeunes. C’est ainsi que nous avons pu écrire sous la dictée de madame O-M L, 85 ans, aidée de sa fille, une séquence importante d’un chant de Ben Khlouf, réellement inédite, et dont la mélodie est si fluide, si harmonieuse, qu’elle est bien indiquée pour compter parmi celles qui provoquent les extases “mystiques”…

    4. Quelques remarques sur la langue de la poésie

    Un rural du XVIème siècle (Ben Khlouf) et un citadin du XVIIIème (Ould Omar), et pourtant les mêmes faits linguistiques généraux; que nous avons aussi retrouvés chez les uns et chez les autres, de tous les coins du pays, pour toutes les époques examinées. Et plus les auteurs sont importants, moins ils présentent de notables différences dans la langue utilisée. C’est en ce sens peut-être qu’on pourrait dire que la langue des bardes diffère de celle du peuple.

    Parce que le langage populaire offre une grande diversité, sur des points de détail, dans la prononciation surtout. Or l’ensemble du répertoire reste identique, pourvu qu’il s’agisse d’arabophones et qui le soient restés. Et si l’on a affaire à des personnes un tant soit peu lettrées, l’effort de se rapprocher d’une koïnée dialectale, aussi pure et raffinée que possible, est tout à fait sensible. Elles ont tendance, comme le font les poètes eux-mêmes, à pratiquer une “langue unifiée et unificatrice”. Processus semblable à celui que connaît de nos jours l’arabe classique moderne pour l’ensemble du monde arabe. De même que le monde arabe antéislamique, sur une aire géographique bien moindre, grands poètes en tête, a réalisé l’admirable koïné classique, débouchant sur les mu’allaqat et sur le Coran.

    5. Plaidoyer pour la poésie populaire
    (melhoun)

    Depuis Sidi Lekhal (alias Sidi Lakhdar Ben Khlouf), XVIème siècle, poète algérien de l’Ouest, jusqu’à Mohammed Ben Guitoun du Sud-est, en passant par Saïd el Mendassi (Telemcen, XVIIème siècle), Ben Msayeb (Tlemcen,
    XVIIIème siècle), Mohammed Ben Guennoun (mort vers le milieu du XIXème siècle) et Mostepha Ben Brahim (mort vers 1860), sans oublier les chants “andalous”, pour la plupart anonymes, elle est impressionnante la trajectoire suivie par les productions poétiques en “melhoun”, impressionnante autant par le nombre que par la qualité.

    Mais il semble évident que les Ben Guitoun et Ben Brahim ont constitué un sommet, et que le XIXème siècle a été l’âge d’or par excellence, ayant atteint un niveau que l’on pourra parfois égaler mais jamais plus dépasser. Les cheikhs Khaldi de Mascara, Mohammed El Hachemi Ben Smir d’Oran, Ababsa d’Alger ont produit à notre époque des oeuvres dignes de figurer dans une anthologie, parmi celles des plus grands poètes algériens. El Khaldi, en particulier, mort il y a une quinzaine d’années, a laissé un répertoire des plus substantiels, dans la pure veine du melhoun et la tradition arabo-hispanique, tant du point de vue des thèmes que de la versification, influencée par les formes du muwachah et du zajal. Et il est impossible de passer sous silence un autre authentique poète algérien arabophone de Saïda, à peu près de la même époque que le précédent : Hmida Bellahrach.

    Bien des chansons de ces auteurs qu’il nous a été donné de recenser ne seront pas oubliées de si tôt par les concitoyens de leurs crus respectifs, et mériteraient d’être connues des autres. Il y a là une espèce de dernier carré d’une dernière garde de la culture araboislamique algérienne, repliée sur elle-même peut-être pendant des siècles, refusant de mourir, et qui n’est pas morte. Qui assura véritablement une relève, jusqu’au jour où les échos de la Nahda moderne commencèrent à devenir perceptibles en Algérie, et en arabe classique. Pour ce qui est de la poésie en tout cas, et dès 1926, paraissait un premier recueil de poètes algériens, publié par l’un d’entre eux : Mohammed el Hadi Sanoussi Zahiri. Recueil où figure le poète algérien d’expression classique de grand renom : Mohammed Alaïd né à Aïn Beida en 1903, ainsi que cet autre grand poète, Moufdi Zakarya Ben Sliman, né en 1907 à Beni Isgen. Ce dernier, poète engagé comme tous ceux qui figurent dans cette anthologie, est l’auteur d’un chant célèbre qui fut, pendant des décennies, considéré comme l’hymne national algérien.

    Devant une telle renaissance, il est évident que le melhoun ne pouvait que céder du terrain, après avoir si jalousement gardé un minimum de traditions culturelles et, encore une fois, assuré une relève effective. En fait, il semble qu’il dût, pendant un certain temps, rester en faveur, en attendant la ré- arabisation complète. Et nous voyons bien, en effet, que la collection de disques publiée par la SNED à l’occasion du XXème anniversaire de novembre 1954, fait une large part aux chants révolutionnaires d’expression dialectale. Ceux-ci emportent l’adhésion grâce à leur charge politique, révolutionnaire et patriotique. Mais si certains d’entre eux constituent une vraie réussite quant à l’expression poétique et littéraire, ils ne peuvent égaler, poétiquement parlant, les productions d’un Tahar Ben Hawa, chantre de l’Emir Abdelqader (… )

    L’âge d’or du vrai melhoun est passé. En tout état de cause, la littérature d’expression dialectale, les œuvres poétiques maîtresses surtout, devraient à notre humble avis participer encore longtemps à la culture des populations algériennes. Nous avons la conviction sincère qu’une petite place devrait leur être accordée dans les enseignements primaires et secondaires. Quant à l’enseignement supérieur, il est facile de comprendre quelles perspectives offriraient l’étude des beaux poèmes de Mohammed Belkheir, de Lakhdar Ben Khelouf ou de Mohammed Ben Msayeb, ne serait-ce que du point de vue de l’histoire de la langue, à notre époque où la linguistique triomphe dans tous les domaines des sciences humaines. La part essentielle du travail consiste à présenter les grands auteurs et les chefs-d’œuvre de la poésie arabe algérienne d’expression dialectale dont il est indispensable de connaître la valeur avant de la juger. Qu’il nous soit permis à ce propos de rappeler cet épigraphe en arabe classique “On est l’adversaire de ce qu’on ignore”, et en arabe dialectal algérien : “Qui ne te connaît pas te perd”.

    extraits d’un ouvrage que Mohamed Belhalfaoui, fervent promoteur et traducteur de la poésie populaire d’expression arabe, fit paraître en “samizdat” peu avant sa mort en
    1993 à l’âge de quatre-vingt un ans.
    Intitulé La poésie arabe populaire de l’Algérie, ce texte de 414 pages reprend des passages de la thèse qu’il avait soutenue en Sorbonne en 1969 et donne des réflexions et des poèmes inédits ainsi que des notations complémentaires à son ouvrage le plus connu : La poésie arabe maghrébine d’expression populaire (Paris : Maspéro, 1973), lui aussi épuisé.
    Ses positions en matière culturelle, notamment sa défense acharnée de l’arabe dialectal comme langue de culture, ont dérangé une certaine vision officielle. Cet intellectuel oranais qui rêvait de voir enseignés à l’école algérienne les grands poètes maghrébins du
    melhoun se heurta à une incompréhension tenace et se retrouva poussé vers la marge et l’exil.
    The Sea is Woman, the Sea is Wonder, her other name is Fate!

    Commentaire

    Chargement...
    X