Ce matin, j’étais sûr que le vent du sud-est allait nous amener la pluie, mais je me suis trompé. Le ciel gris s’est éclairci et, en fin d’après-midi, il n’y avait plus un seul nuage plombe dans le ciel. Cette simple et bénigne méprise m’a conduit imperceptiblement à m’interroger sur les grandes fautes que l’on commet au cours de sa vie. C’est ainsi qu’au terme d’une longue traversée de rêves et de souvenirs, mon âme s’est arrêtée devant l’image de ma mère, l’après-midi où je suis allé lui faire une visite à La Plata et où je l’ai trouvée, de dos, assise à la grande table solitaire de la salle à manger, le regard absent, c’est-à-dire tourné vers ses souvenirs dans la pénombre des volets clos, avec pour seule compagnie le tic-tac de la vieille horloge murale. Elle se remémorait sans doute le temps heureux où, entourés des grands buffets et des dessertes de jadis, nous étions tous assis autour de l’énorme table Chippendale, notre père à un bout et elle à l’autre, du temps où mon frère Pepe racontait ses histoires, mensonges innocents du folklore familial.
Les yeux de ma mère s’étaient voilés de larmes en m’apercevant, tandis qu’elle disait une fois encore que la vie n’est qu’un songe. Je l’avais regardée en silence, car je n’aurais pu changer le cours de ses pensées, alors qu’elle était perdue dans la vision de quatre-vingt-dix ans de fantasmagories. Peu après, comme si elle buvait à petits traits, elle m’avait raconté des histoires vécues à Rojas et d’autres, de sa famille albanaise, jusqu’au moment de mon départ. Fallait-il la quitter? Les larmes étaient de nouveau venues à ses yeux. Mais elle était stoïque, elle descendait d’une famille de guerriers, même si elle le niait, le reniait. Je la revois encore sur le pas de la porte, agitant légèrement la main, pour me dire au revoir, en un de ces gestes uniques, inoubliables. Dans la rue, les arbres imposaient déjà leur énigme muette du soir. Je tournai encore une fois la tête. De sa main, timidement, elle refaisait son signe d’adieu. Puis elle est restée seule.
Mes travaux m’absorbaient alors tellement que je n’ai pu sentir que je voyais pour la dernière fois ma mère en pleine santé, debout, et que la douleur de cet adieu devait me hanter à jamais, comme en cette nuit où, en larmes, je l’évoque. Entre ce que nous désirons vivre et l’agitation sans transcendance dans laquelle se déroulent la plupart de nos jours, il y a une faille ouverte dans l’âme qui sépare l’homme du bonheur, tel un exilé loin de sa terre natale. Car à ce moment-là, tandis que ma mère demeurait sur le seuil, immobile, sans chercher à retenir son fils, sans vouloir le faire, moi, sourd à son humble appel, je courais déjà après mes utopies enfiévrées, croyant répondre ainsi à ma vocation la plus profonde. Et même si ni la science, ni le surréalisme, ni mon engagement dans le mouvement révolutionnaire n’ont étanché ma soif angoissée d’absolu, je revendique de m’être adonné à ce qui m’a passionné. Sur cette voie, impure et contradictoire comme le sont tous les cheminements humains, ma sauvegarde a été assurée par un sens intuitif de la vie et une détermination effrénée face à ce que je croyais vrai. L’existence m’apparaissait, comme au protagoniste de La Nausée, semblable à un insensé, gigantesque et gélatineux labyrinthe, et, à l’instar de ce même personnage, j’ai éprouvé un ardent désir d’ordre pur, d’une structure d’acier poli, nette et résistante. Plus les ténèbres du monde nocturne m’assaillaient, plus je me raccrochais à l’univers platonicien, car lorsque le tumulte intérieur est grand, nous sommes davantage enclins à nous retrancher derrière un ordre quelconque. Et ainsi, nos travaux, nos recherches, nos projets nous empêchent de voir les visages qui plus tard s’imposent à nous comme les véritables messagers de ce que nous cherchions, qui sont aussi les êtres que nous aurions dû accompagner et protéger.
Nous consacrons si peu de temps aux personnes âgées ! Maintenant que je suis moi aussi un vieil homme, combien de fois, dans ces heures de solitude qui vont inévitablement de pair avec la vieillesse, n’ai-je pas revu ce dernier geste de sa main, tandis que j’observe avec tristesse le désarroi qu’entraînent les années, l’abandon dans lequel les hommes actuels laissent les vieux, leurs parents, leurs grands-parents, tous ceux à qui nous devons la vie. Notre « progrès » social exclut les êtres qui ne produisent pas. Ils sont relégués dans leur solitude et leurs pensées ! Mon Dieu ! Que de respect et de gratitude n’avons-nous pas perdus ! Quelle dévastation le temps n’a-t-il pas répandue sur la vie, quels abîmnes n’a-t-il pas ouverts, et combien d’illusions n’ont-elles pas été fléries par le froid et les tempêtes, par la destruction et la mort de tant de projets et d’êtres que nous aimions !
J’ai tenté une ascension, cherche à atteindre un refuge de haute montagne chaque fois que j’ai éprouvé de la douleur, parce que cette montagne était invulnérable; je l’ai fait chaque fois que la souillure devenait intolérable, parce que la montagne était pure; chaque fois que la fugacité du temps me tourmentait, parce qu’à cette hauteur régnait l’éternité. Mais la rumeur des hommes a toujours fini par m’atteindre, à se glisser dans les interstices, et je tâchais alors de m’élever, en moi-même.
Car le monde n’est pas seulement hors de nous, mais aussi au plus secret de notre coeur. Et, tôt ou tard, cette haute montagne incorruptible finit par nous apparaître comme un lamentable simulacre, une fuite, parce que le monde dont nous sommes responsables est celui d’ici-bas : il est le seul qui nous inflige douleur et défaite, mais aussi le seul qui nous livre la plénitude de l’existence, ce sang, ce feu, cet amour, cette attente de la mort qui nous animent. Le seul qui nous offre un jardin dans le crépuscule, la caresse de la main que nous aimons.
Tandis que j’écris, l’image de ma mère me revient à l’esprit, et je l’ai laissée seule pendant ses dernières années. Il y a longtemps, j’ai dit que la vie était une succession d’ébauches, ce qui indubitablement lui donne sa transcendance mais nous empêche, douloureusement, de réparer nos erreurs et nos abandons. Rien de ce qui fut ne se produit de nouveau, et les choses, les hommes, les enfants ne sont plus jamais ce qu’ils ont un jour été. Quelle horreur et quelle tristesse, ce regard d’enfant que nous avons perdu !
Vois ! Les paroles innocentes m’ont
enfin rajeuni
et comme jadis, les larmes
me viennent aux yeux.
Je me souviens des jours trés
lointains,
et la terre qui m’a vu naître réjouit
de nouveau mon âme solitaire,
de la maison où j’ai grandi sous
tes bénédictions,
où, nourri d’amour, l'enfant est si vite
devenu grand.
Ah, combien de fois n’ai-je pas songé
que je te réconforterais
quand je me voyais oeuvrer au loin
dans le vaste monde.
J’ai beaucoup osé et rêvé, et j’ai été
blessé au coeur
à force de lutter, mais vous
parviendrez à me guérir,
mes bien-aimés ! Et j’apprendrai
à vivre comme toi, Mère,
très longtemps ;
la vieillesse est paisible et pieuse.
Je viendrai à toi : donne maintenant,
une fois encore, ta bénédiction
à ton petit-fils,
et qu’ainsi l’homme accomplisse
les promesses de l’enfant.
HOLDERLIN
Les yeux de ma mère s’étaient voilés de larmes en m’apercevant, tandis qu’elle disait une fois encore que la vie n’est qu’un songe. Je l’avais regardée en silence, car je n’aurais pu changer le cours de ses pensées, alors qu’elle était perdue dans la vision de quatre-vingt-dix ans de fantasmagories. Peu après, comme si elle buvait à petits traits, elle m’avait raconté des histoires vécues à Rojas et d’autres, de sa famille albanaise, jusqu’au moment de mon départ. Fallait-il la quitter? Les larmes étaient de nouveau venues à ses yeux. Mais elle était stoïque, elle descendait d’une famille de guerriers, même si elle le niait, le reniait. Je la revois encore sur le pas de la porte, agitant légèrement la main, pour me dire au revoir, en un de ces gestes uniques, inoubliables. Dans la rue, les arbres imposaient déjà leur énigme muette du soir. Je tournai encore une fois la tête. De sa main, timidement, elle refaisait son signe d’adieu. Puis elle est restée seule.
Mes travaux m’absorbaient alors tellement que je n’ai pu sentir que je voyais pour la dernière fois ma mère en pleine santé, debout, et que la douleur de cet adieu devait me hanter à jamais, comme en cette nuit où, en larmes, je l’évoque. Entre ce que nous désirons vivre et l’agitation sans transcendance dans laquelle se déroulent la plupart de nos jours, il y a une faille ouverte dans l’âme qui sépare l’homme du bonheur, tel un exilé loin de sa terre natale. Car à ce moment-là, tandis que ma mère demeurait sur le seuil, immobile, sans chercher à retenir son fils, sans vouloir le faire, moi, sourd à son humble appel, je courais déjà après mes utopies enfiévrées, croyant répondre ainsi à ma vocation la plus profonde. Et même si ni la science, ni le surréalisme, ni mon engagement dans le mouvement révolutionnaire n’ont étanché ma soif angoissée d’absolu, je revendique de m’être adonné à ce qui m’a passionné. Sur cette voie, impure et contradictoire comme le sont tous les cheminements humains, ma sauvegarde a été assurée par un sens intuitif de la vie et une détermination effrénée face à ce que je croyais vrai. L’existence m’apparaissait, comme au protagoniste de La Nausée, semblable à un insensé, gigantesque et gélatineux labyrinthe, et, à l’instar de ce même personnage, j’ai éprouvé un ardent désir d’ordre pur, d’une structure d’acier poli, nette et résistante. Plus les ténèbres du monde nocturne m’assaillaient, plus je me raccrochais à l’univers platonicien, car lorsque le tumulte intérieur est grand, nous sommes davantage enclins à nous retrancher derrière un ordre quelconque. Et ainsi, nos travaux, nos recherches, nos projets nous empêchent de voir les visages qui plus tard s’imposent à nous comme les véritables messagers de ce que nous cherchions, qui sont aussi les êtres que nous aurions dû accompagner et protéger.
Nous consacrons si peu de temps aux personnes âgées ! Maintenant que je suis moi aussi un vieil homme, combien de fois, dans ces heures de solitude qui vont inévitablement de pair avec la vieillesse, n’ai-je pas revu ce dernier geste de sa main, tandis que j’observe avec tristesse le désarroi qu’entraînent les années, l’abandon dans lequel les hommes actuels laissent les vieux, leurs parents, leurs grands-parents, tous ceux à qui nous devons la vie. Notre « progrès » social exclut les êtres qui ne produisent pas. Ils sont relégués dans leur solitude et leurs pensées ! Mon Dieu ! Que de respect et de gratitude n’avons-nous pas perdus ! Quelle dévastation le temps n’a-t-il pas répandue sur la vie, quels abîmnes n’a-t-il pas ouverts, et combien d’illusions n’ont-elles pas été fléries par le froid et les tempêtes, par la destruction et la mort de tant de projets et d’êtres que nous aimions !
J’ai tenté une ascension, cherche à atteindre un refuge de haute montagne chaque fois que j’ai éprouvé de la douleur, parce que cette montagne était invulnérable; je l’ai fait chaque fois que la souillure devenait intolérable, parce que la montagne était pure; chaque fois que la fugacité du temps me tourmentait, parce qu’à cette hauteur régnait l’éternité. Mais la rumeur des hommes a toujours fini par m’atteindre, à se glisser dans les interstices, et je tâchais alors de m’élever, en moi-même.
Car le monde n’est pas seulement hors de nous, mais aussi au plus secret de notre coeur. Et, tôt ou tard, cette haute montagne incorruptible finit par nous apparaître comme un lamentable simulacre, une fuite, parce que le monde dont nous sommes responsables est celui d’ici-bas : il est le seul qui nous inflige douleur et défaite, mais aussi le seul qui nous livre la plénitude de l’existence, ce sang, ce feu, cet amour, cette attente de la mort qui nous animent. Le seul qui nous offre un jardin dans le crépuscule, la caresse de la main que nous aimons.
Tandis que j’écris, l’image de ma mère me revient à l’esprit, et je l’ai laissée seule pendant ses dernières années. Il y a longtemps, j’ai dit que la vie était une succession d’ébauches, ce qui indubitablement lui donne sa transcendance mais nous empêche, douloureusement, de réparer nos erreurs et nos abandons. Rien de ce qui fut ne se produit de nouveau, et les choses, les hommes, les enfants ne sont plus jamais ce qu’ils ont un jour été. Quelle horreur et quelle tristesse, ce regard d’enfant que nous avons perdu !
Vois ! Les paroles innocentes m’ont
enfin rajeuni
et comme jadis, les larmes
me viennent aux yeux.
Je me souviens des jours trés
lointains,
et la terre qui m’a vu naître réjouit
de nouveau mon âme solitaire,
de la maison où j’ai grandi sous
tes bénédictions,
où, nourri d’amour, l'enfant est si vite
devenu grand.
Ah, combien de fois n’ai-je pas songé
que je te réconforterais
quand je me voyais oeuvrer au loin
dans le vaste monde.
J’ai beaucoup osé et rêvé, et j’ai été
blessé au coeur
à force de lutter, mais vous
parviendrez à me guérir,
mes bien-aimés ! Et j’apprendrai
à vivre comme toi, Mère,
très longtemps ;
la vieillesse est paisible et pieuse.
Je viendrai à toi : donne maintenant,
une fois encore, ta bénédiction
à ton petit-fils,
et qu’ainsi l’homme accomplisse
les promesses de l’enfant.
HOLDERLIN
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