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Paix à toi

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  • Paix à toi

    Ce matin, j’étais sûr que le vent du sud-est allait nous amener la pluie, mais je me suis trompé. Le ciel gris s’est éclairci et, en fin d’après-midi, il n’y avait plus un seul nuage plombe dans le ciel. Cette simple et bénigne méprise m’a conduit imperceptiblement à m’interroger sur les grandes fautes que l’on commet au cours de sa vie. C’est ainsi qu’au terme d’une longue traversée de rêves et de souvenirs, mon âme s’est arrêtée devant l’image de ma mère, l’après-midi où je suis allé lui faire une visite à La Plata et où je l’ai trouvée, de dos, assise à la grande table solitaire de la salle à manger, le regard absent, c’est-à-dire tourné vers ses souvenirs dans la pénombre des volets clos, avec pour seule compagnie le tic-tac de la vieille horloge murale. Elle se remémorait sans doute le temps heureux où, entourés des grands buffets et des dessertes de jadis, nous étions tous assis autour de l’énorme table Chippendale, notre père à un bout et elle à l’autre, du temps où mon frère Pepe racontait ses histoires, mensonges innocents du folklore familial.

    Les yeux de ma mère s’étaient voilés de larmes en m’apercevant, tandis qu’elle disait une fois encore que la vie n’est qu’un songe. Je l’avais regardée en silence, car je n’aurais pu changer le cours de ses pensées, alors qu’elle était perdue dans la vision de quatre-vingt-dix ans de fantasmagories. Peu après, comme si elle buvait à petits traits, elle m’avait raconté des histoires vécues à Rojas et d’autres, de sa famille albanaise, jusqu’au moment de mon départ. Fallait-il la quitter? Les larmes étaient de nouveau venues à ses yeux. Mais elle était stoïque, elle descendait d’une famille de guerriers, même si elle le niait, le reniait. Je la revois encore sur le pas de la porte, agitant légèrement la main, pour me dire au revoir, en un de ces gestes uniques, inoubliables. Dans la rue, les arbres imposaient déjà leur énigme muette du soir. Je tournai encore une fois la tête. De sa main, timidement, elle refaisait son signe d’adieu. Puis elle est restée seule.

    Mes travaux m’absorbaient alors tellement que je n’ai pu sentir que je voyais pour la dernière fois ma mère en pleine santé, debout, et que la douleur de cet adieu devait me hanter à jamais, comme en cette nuit où, en larmes, je l’évoque. Entre ce que nous désirons vivre et l’agitation sans transcendance dans laquelle se déroulent la plupart de nos jours, il y a une faille ouverte dans l’âme qui sépare l’homme du bonheur, tel un exilé loin de sa terre natale. Car à ce moment-là, tandis que ma mère demeurait sur le seuil, immobile, sans chercher à retenir son fils, sans vouloir le faire, moi, sourd à son humble appel, je courais déjà après mes utopies enfiévrées, croyant répondre ainsi à ma vocation la plus profonde. Et même si ni la science, ni le surréalisme, ni mon engagement dans le mouvement révolutionnaire n’ont étanché ma soif angoissée d’absolu, je revendique de m’être adonné à ce qui m’a passionné. Sur cette voie, impure et contradictoire comme le sont tous les cheminements humains, ma sauvegarde a été assurée par un sens intuitif de la vie et une détermination effrénée face à ce que je croyais vrai. L’existence m’apparaissait, comme au protagoniste de La Nausée, semblable à un insensé, gigantesque et gélatineux labyrinthe, et, à l’instar de ce même personnage, j’ai éprouvé un ardent désir d’ordre pur, d’une structure d’acier poli, nette et résistante. Plus les ténèbres du monde nocturne m’assaillaient, plus je me raccrochais à l’univers platonicien, car lorsque le tumulte intérieur est grand, nous sommes davantage enclins à nous retrancher derrière un ordre quelconque. Et ainsi, nos travaux, nos recherches, nos projets nous empêchent de voir les visages qui plus tard s’imposent à nous comme les véritables messagers de ce que nous cherchions, qui sont aussi les êtres que nous aurions dû accompagner et protéger.

    Nous consacrons si peu de temps aux personnes âgées ! Maintenant que je suis moi aussi un vieil homme, combien de fois, dans ces heures de solitude qui vont inévitablement de pair avec la vieillesse, n’ai-je pas revu ce dernier geste de sa main, tandis que j’observe avec tristesse le désarroi qu’entraînent les années, l’abandon dans lequel les hommes actuels laissent les vieux, leurs parents, leurs grands-parents, tous ceux à qui nous devons la vie. Notre « progrès » social exclut les êtres qui ne produisent pas. Ils sont relégués dans leur solitude et leurs pensées ! Mon Dieu ! Que de respect et de gratitude n’avons-nous pas perdus ! Quelle dévastation le temps n’a-t-il pas répandue sur la vie, quels abîmnes n’a-t-il pas ouverts, et combien d’illusions n’ont-elles pas été fléries par le froid et les tempêtes, par la destruction et la mort de tant de projets et d’êtres que nous aimions !

    J’ai tenté une ascension, cherche à atteindre un refuge de haute montagne chaque fois que j’ai éprouvé de la douleur, parce que cette montagne était invulnérable; je l’ai fait chaque fois que la souillure devenait intolérable, parce que la montagne était pure; chaque fois que la fugacité du temps me tourmentait, parce qu’à cette hauteur régnait l’éternité. Mais la rumeur des hommes a toujours fini par m’atteindre, à se glisser dans les interstices, et je tâchais alors de m’élever, en moi-même.

    Car le monde n’est pas seulement hors de nous, mais aussi au plus secret de notre coeur. Et, tôt ou tard, cette haute montagne incorruptible finit par nous apparaître comme un lamentable simulacre, une fuite, parce que le monde dont nous sommes responsables est celui d’ici-bas : il est le seul qui nous inflige douleur et défaite, mais aussi le seul qui nous livre la plénitude de l’existence, ce sang, ce feu, cet amour, cette attente de la mort qui nous animent. Le seul qui nous offre un jardin dans le crépuscule, la caresse de la main que nous aimons.

    Tandis que j’écris, l’image de ma mère me revient à l’esprit, et je l’ai laissée seule pendant ses dernières années. Il y a longtemps, j’ai dit que la vie était une succession d’ébauches, ce qui indubitablement lui donne sa transcendance mais nous empêche, douloureusement, de réparer nos erreurs et nos abandons. Rien de ce qui fut ne se produit de nouveau, et les choses, les hommes, les enfants ne sont plus jamais ce qu’ils ont un jour été. Quelle horreur et quelle tristesse, ce regard d’enfant que nous avons perdu !

    Vois ! Les paroles innocentes m’ont
    enfin rajeuni
    et comme jadis, les larmes
    me viennent aux yeux.
    Je me souviens des jours trés
    lointains,
    et la terre qui m’a vu naître réjouit
    de nouveau mon âme solitaire,
    de la maison où j’ai grandi sous
    tes bénédictions,
    où, nourri d’amour, l'enfant est si vite
    devenu grand.
    Ah, combien de fois n’ai-je pas songé
    que je te réconforterais
    quand je me voyais oeuvrer au loin
    dans le vaste monde.
    J’ai beaucoup osé et rêvé, et j’ai été
    blessé au coeur
    à force de lutter, mais vous
    parviendrez à me guérir,
    mes bien-aimés ! Et j’apprendrai
    à vivre comme toi, Mère,
    très longtemps ;
    la vieillesse est paisible et pieuse.
    Je viendrai à toi : donne maintenant,
    une fois encore, ta bénédiction
    à ton petit-fils,
    et qu’ainsi l’homme accomplisse
    les promesses de l’enfant.

    HOLDERLIN

  • #2
    Dans la désespérance de la vision du monde, j’ai voulu arrêter le temps de l’enfance. Oui, en voyant les enfants réunis à un coin de rue, plongés dans l’une de ces conversations hermétiques qui pour les grands n’ont aucune importance, j’ai senti la nécessité de figer le cours du temps. De laisser à jamais les enfants sur ce bout de trottoir, dans leur univers enchanté. De ne pas permettre aux souillures du monde des adultes de les blesser, de les briser. Cette idée est intolérable, elle équivaut à tuer la vie, mais je ne suis souvent demandé à quel point l’éducation contribue à corrompre l’âme des enfants. Il est vrai que la nature humaine modifie sans cesse les caractères, les émotions, la personnalité. Mais c’est la culture qui forme la vision que les enfants auront du monde.

    Il est urgent d’envisager une éducation différente, d’enseigner que nous vivons sur une terre dont il faut prendre soin, que nous dépendons de l’eau, de l’air, des arbres, des oiseaux et de tous les êtres vivants, et que tout dommage que nous faisons subir à cet univers grandiose met en péril la vie future et peut arriver à l’anéantir. L’enseignement serait bien autre chose si, au lieu d’imposer une quantité d’informations que nul n’a jamais pu retenir, on le liait à la lutte des espèces, à l’urgente nécessité de sauvegarder les mers et les océans !
    Il faut prévenir les enfants du danger que court la planète, ne pas leur cacher les atrocités que les guerres ont entraînées et font subir aux peuples. Il est important qu’ils se sentent faire partie d’une histoire dans laquelle les hommes ont produit de grands efforts et ont aussi commis de terribles erreurs. La recherche d’une vie plus humaine doit être le fondement de l’éducation. Voila pourquoi il est grave que les enfants passent des heures entières abrutis devant la télévision, à digérer toutes sortes de violences, ou occupés à des jeux qui prônent la destruction. L’enfant peut apprendre à accorder de la valeur a ce qui est bon, et ne pas tomber dans ce vers quoi le poussent le climat social et les moyens de communication. Nous ne pouvons continuer à lire aux enfants les contes de la petite poule rousse et de ses poussins alors même que nous soumettons ces mêmes animaux aux pires supplices. Nous ne pouvons les tromper sur les aspects irrationnels de la consommation, l’injustice sociale, la misère que l’on peut éviter et la violence qui règne dans les villes et entre les diverses cultures. Pour peu que l’on soit clair, les enfants comprendront que l’on commet un grave péché de gaspillage dans le monde.
    Gandhi prône l’éducation spirituelle, celle du coeur, et l’éveil de l’âme; il est crucial que nous le comprenions : la première empreinte que l’école et la télévision laissent dans l’âme de l’enfant est la compétition, la victoire sur ses compagnons et l’individualisme le plus forcené, qui consiste à vouloir toujours être le premier, le gagnant. Je crois que l’éducation que nous donnons aux enfants engendre le mal parce qu’elle le présente comme un bien : la pierre angulaire de notre éducation repose sur l’individualisme et la concurrence. Enseigner à la fois le christianisme et la compétition, l’individualisme et le bien commun, leur tenir de longs discours sur la solidarité que contredit la recherche effrénée de la réussite individuelle à laquelle on les prépare engendre la plus grande confusion. Nous avons un urgent besoin d’écoles où l’on favorisera l’équilibre entre l’initiative personnelle et le travail en équipe, en condamnant l’individualisme féroce qui semble être l’annonce du sombre Léviathan de Hobbes, où « l’homme est un loup pour l’homme ».
    Nous devons réapprendre ce qu’est le plaisir. Nous sommes si désorientés que nous croyons qu’il consiste à aller faire les courses. Le véritable luxe, c’est un contact avec l’autre, un moment de silence devant la création, le bonheur que nous donne une oeuvre d’art ou un travail bien fait. Les véritables plaisirs sont ceux qui comblent l’âme de gratitude et nous prédisposent à aimer. La sagesse que m’a apportée l’âge et l’approche de la mort m’ont appris à reconnaître la plus grande des joies que la vie nous apporte, encore qu’elle ne soit possible si l’humanité est accablée de maux atroces et souffre de la faim.

    L’éducation n’est pas indépendante du pouvoir et par conséquent oriente ses objectifs vers la formation de gens adaptés aux exigences du système. C’est là un processus inévitable, à défaut duquel on formerait de parfaits chômeurs, des hommes et des femmes magnifiques « exclus » du monde du travail. Mais si cette orientation n’est pas contre-balancée par une éducation qui présente les faits tels qu’ils sont tout en stimulant le développement des facultés et capacités menacées de dégradation, le perdant sera l’être humain. Et il n’y aura que quelques privilegiés qui pourront, à la fois manger à leur faim, avoir un toit, des ressources économiques suffisantes et un esprit cultivé et de valeur. Il ne va pas être facile de trouver une voie éducative qui permette aux hommes d’accéder à des tâches intéressantes et à une vie offrant des possibilités de créer, ou d’exercer des activités satisfaisantes pour l’esprit.

    L’Histoire se renouvelle sans cesse. L’homme, aveuglé par le présent, ne prévoit presque jamais ce qui va arriver. S’il parvient à entrevoir un avenir différent, ce n’est jamais que sous forme d’une aggravation de la situation actuelle ou comme une soudaine manifestation du contraire, quand les changements viennent de faits que l’on ne peut reconnaître aussitôt ou, du moins, évaluer à leur juste mesure. Aujourd’hui, face à l’approche du moment suprême, je sens que des temps nouveaux, spirituellement plus riches, sont promis à l’humanité, si nous parvenons à comprendre que chacun de nous a plus de pouvoir d’agir sur le mal dans le monde qu’il ne le croie. À nous de prendre une décision adéquate.

    L’homme, l’âme de l’homme, est en balance entre l’aspiration vers le bien, cette nostalgie éternelle de l’amour que nous portons en nous, et l’inclination pour le mal, qui nous séduit et nous possède, le plus souvent sans même que nous ayons compris la souffrance que nos actes peuvent infliger aux autres. Le pouvoir du mal dans le monde m’a conduit à défendre pendant des années un certain manichéisme : si Dieu existe et s’il est infiniment bon et omnipotent, il est enchaîné, parce que nul ne le perçoit; en revanche, le mal est une évidence qui n’a pas besoin d’être démontrée. Quelques exemples suffisent : Hitler, ou les tortures qui ont été pratiquées en Amérique latine. Quand j’y songe, je ne cesse de me répéter que les animaux sont meilleurs que nous. Et cependant, qu’elle est grandiose et émouvante, la présence de la bonté au milieu de la férocité et de la violence !

    La bonté et la méchanceté sont insaisissables, parce qu’elles coexistent dans notre coeur. Elles en sont, indubitablement, le grand mystère. Cette dualité tragique se reflète sur le visage de l’homme où, lentement mais inexorablement, les sentiments et les passions, les affections et les rancoeurs, la foi, l’illusion et les désenchantements, les morts dont nous avons été témoins ou que nous avons apprises, les automnes qui nous ont attristés ou accablés, les amours qui nous ont ensorcelés, les spectres qui dans nos rêves ou nos fictions nous visitent ou nous assaillent laissent leurs traces. Dans les yeux qui pleurent de douleur, ou qui se ferment pour laisser place au rêve, ou par pudeur, ou par ruse, sur les lèvres qui se serrent par obstination ou par cruauté, dans les sourcils qui se froncent par inquiétude ou par surprise ou qui se haussent pour manifester la curiosité ou le doute, enfin, dans les veines qui se gonflent de rage ou de sensualité, se dessine la carte muable que l’âme finit par graver sur la peau fine et malléable du visage. Elle se rend ainsi apparente, selon le sort qui lui est réservé, à travers cette matière qui est à la fois sa prison et sa possibilité de vie.

    L’art a été le port où mon navire à la dérive chargé de désirs a jeté définitivement l’ancre. Cela s’est produit quand la tristesse et le pessimisme avaient déjà si bien rongé mon esprit que, tels des stigmates, ils sont à jamais demeurés mêlés a la trame de mon existence. Mais je dois reconnaître que ce sont justement la discorde, l’ambiguité, la mélancolie face à l’éphémère et à la précarité qui ont donné à la littérature la place qu’elle occupe dans ma vie. Dans les essais, l’auteur se doit d’être cohérent et univoque, et c’est pour cela que l’être humain glisse entre ses doigts. Dans le roman, le personnage est ambigu comme il l’est dans la vie réelle, et la réalité qui apparaît dans une oeuvre de fiction est réellement représentative. Quelle est la véritable Russie ? Celle du pieux, du souffrant et du compréhensif Aliocha Karamazov ? Ou celle de la canaille de Svidrigaïlov ? Ni l’une ni l’autre. Ou, pour mieux dire, et l’une et l’autre. Le romancier est chacun de ses personnages, et tous à la fois, le total des contradictions que cette multitude présente. Il est en même temps, ou à divers moments de son existence, pieux et incroyant, généreux et mesquin, austère et libidineux. Et plus complet est un individu, plus contradictoire il paraît être. Il en va de même des peuples.

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    • #3
      Ce n’est pas par hasard que la progression du roman coïncide avec la progression des temps modernes. Où les Furies pouvaient-elles trouver refuge? Quand une culture les réprime, elles se déchaînent, et leurs ravages sont beaucoup plus terribles. On parle beaucoup de l’Homme Nouveau, avec majuscules. Mais cet homme, nous ne le créerons jamais si nous n’en rassemblons pas les morceaux. Il est désintégré par cette civilisation rationaliste et mécanique de matières plastiques et d’ordinateurs. Dans les grandes cultures, comme dans les oeuvres d’art, les forces obscures sont à l’oeuvre, malgré tout le dégoût et la honte qu’elles nous inspirent.
      « Personne » veut dire masque, et chacun de nous en a plusieurs. Y en a-t-il un qui soit véritable et puisse exprimer la complexité et l’ambiguïté de la contradictoire condition humaine ?

      Je me souviens de quelque chose qu’a dit Bruno :

      "Il est toujours terrible de voir un homme convaincu d’être absolument et définitivement seul, parce qu’il y a en lui une dimension tragique, peut-être même sacrée, et en même temps horrible et honteuse. Nous portons toujours, disait Bruno, un masque qui n’est jamais le même et change dans chacun des endroits que la vie nous conduit à fréquenter : celui du professeur, celui de l’amant, de l’intellectuel, du héros, du frère affectueux. Mais quel masque mettons-nous ou ôtons-nous quand nous sommes seuls, quand nous croyons que personne ne nous observe, nous surveille, nous écoute, nous sollicite, nous supplie, nous somme de faire ceci ou cela, nous agresse? Peut-être le caractère sacre de cet instant est-il dû au fait que l’homme est alors seul face à la Divinité, ou du moins face à sa propre conscience implacable."

      Que de larmes n’y a-t-il pas derrière les masques !

      Combien plus aisément pourrions-nous aller vers autrui si nous le faisions en reconnaissant le besoin que nous avons les uns des autres au lieu de jouer aux hommes forts ! Si nous cessions de nous présenter comme si nous nous suffisions à nous-mêmes, et osions reconnaître que, pour continuer à vivre, nous avons un besoin vital de l’autre, comme des assoiffés dans le désert, ce que nous sommes en vérité. Combien de mal ne pourrait pas ainsi être évité !

      Un passage de Saint-Exupéry me revient en mémoire, celui où il raconte qu’après un atterrissage forcé dans le désert, son mécanicien et lui sont restés trois jours sans une goutte d’eau pour étancher leur soif. Ils en étaient arrivés à lécher la rosée sur le fuselage, à l’aube. Alors que le délire commençait à s’emparer d’eux, un Bédouin sur un chameau, au sommet d’une dune lointaine, les avait aperçus. Le nomade, dit-il, s’était dirigé vers eux en marchant sur le sable comme un dieu marchant sur les flots :

      L’Arabe nous a simplement regardés. Il a pressé, des mains, sur nos épaules, et nous lui avons obéi. Nous nous sommes étendus. Il n’y a plus ici ni races, ni langages, ni divisions... Il y a ce nomade pauvre qui a posé sur nos épaules des mains d’archange.

      Après avoir décrit l’eau d’une manière inoubliable, il ajoute :

      Quant à toi qui nous as sauvés, Bédouin de Libye, tu t’effaceras cependant à jamais de ma mémoire. Je ne me souviendrai jamais de ton visage. Tu es l’Homme, et tu m’apparais avec le visage de tous les hommes à la fois, Tu ne nous as jamais dévisagés et tu nous as reconnus. Tu es le frère bien-aimé. Et, à mon tour, je te reconnais dans tous les hommes. Tu m’apparais baigné de noblesse et de bien-veillance, grand seigneur qui a le pouvoir de donner à boire. Tous mes amis, tous mes ennemis en toi marchent vers moi, et je n’ai plus un seul ennemi au monde.

      Les temps modernes se sont signalés par leur mépris des attributs essentiels et des valeurs de l’inconscient. Les philosophes des Lumières ont mis l’inconscient à la porte à coups de pied, et il est revenu par la fenêtre. Or, depuis les Grecs, si ce n’est plus tôt, on sait qu’il ne faut pas mépriser les déesses de la nuit, et moins encore les bannir, parce qu’elles réagissent alors en se vengeant de la plus impitoyable des manières. Les êtres humains oscillent entre la sainteté et le péché, la chair et l’esprit, le bien et le mal. Et la plus grave, la plus stupide des choses que l’on ait faite, depuis Socrate, c’est de vouloir proscrire leur côté obscur. Ces puissances sont invincibles. Quand on a cherché à les détruire, elles se sont tapies dans l’ombre et finalement rebellées avec une violence et une perversité accrues. Il faut les admettre et en même temps lutter inlassablement pour le bien. Les grandes religions ne préconisent pas seulement le bien; elles commandent de le faire, ce qui prouve la présence constante du mal. La vie est un équilibre terrifiant entre l’ange et la bête. Nous ne pouvons parler de l’homme comme s’il était un ange, et nous ne devons pas le faire. Mais nous ne devons pas non plus parler de lui comme s’il était une bête, parce que l’homme est capable de se livrer aux pires atrocités, mais aussi aux plus hauts et aux plus purs actes d’héroïsme.

      Je m’incline avec respect devant ceux qui se sont laissé mer sans avoir cherché à rendre le coup. J’ai voulu montrer cette bonté suprême de l’homme dans des personnages simples comme Hortensia Paz ou le sergent Sosa. Ainsi que je l’ai affirmé, l’être humain ne peut survivre sans héros, sans saints et sans martyrs, parce que l’amour, comme tout acte de création véritable, est toujours une victoire sur le mal.

      Ernesto Sabato

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      • #4
        Très beau texte
        Les libertés ne se donnent pas, elles se prennent

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        • #5
          Une autre lettre...

          En cette nuit d’été, la lune brille par intermittence. Je rentre chez moi entre des magnolias et des palmiers, des jasmins et d’immenses araucarias, et je m’arrête pour observer la trame que les plantes grimpantes ont tissée sur la façade de cette maison qui n’est plus qu’une ruine aimee aux volets à demi décomposés et dégondés; et pourtant, justement à cause de cette vieillesse pareille à la mienne, je comprends que je ne la changerais pour aucune autre maison au monde.

          Il est une valeur que l’homme cultive dans le fond de son âme et que les autres, le plus souvent, ne remarquent pas : c’est la fidélité ou la trahison à ce en quoi il voit sa destinée ou sa vocation. Notre destinée, comme tout ce qui est humain, ne se manifeste pas dans l’abstrait mais s’incarne dans un fait, un endroit quelconque, dans un visage aimé ou dans une humble naissance aux confins d’un empire. Ni l’amour, ni les rencontres décisives, ni les désaccords profonds ne sont le fruit du hasard ; ils nous sont mystérieusement destinés. Combien de fois n’ai-je pas été surpris de constater qu’entre les milliards d’êtres qui sont au monde nous rencontrons ceux qui, d’une manière ou d’une autre, détiennent les clefs de notre sort! On dirait que nous appartenons à la même Confrérie secrète, ou aux chapitres du même livre. Nous ne savons jamais si nous les reconnaissons parce que nous les cherchions ou si nous les cherchions parce qu’ils hantaient les parages de notre destin.

          Notre destin se manifeste par des signes et des indices infimes que nous reconnaissons comme décisifs par la suite. Ainsi, nous nous croyons souvent perdus alors qu’en fait nous nous dirigeons vers un but précis, parfois clairement défini par notre volonté et en certaines occasions, peut-être les plus déterminantes de notre existence, par une volonté dont nous-mêmes ignorons tout ; puissante et irrésistible, elle nous conduit là où nous devons découvrir les êtres ou les choses qui, d’une façon ou d’une autre, ont été, sont ou seront destinées à jouer un rôle primordial dans notre vie, soit en favorisant ou en entravant nos désirs apparents, soit en exaspérant nos anxiétés ou en leur faisant obstacle, ou encore, et c’est là le plus étonnant, en se révélant à la longue plus clairvoyants que notre volonté consciente.

          Nos vies nous apparaissent parfois comme des scènes isolées, plus ou moins proches les unes des autres, contingentes, pareilles à des feuilles légères emportées par le souffle déchaîné et gratuit du temps. Ma mémoire est composée de fragments d’existence, statiques et éternels : parmi eux, le temps ne passe pas, et certaines des choses qui se sont produites à de nombreuses années d’écart peuvent être réunies, d’autres rattachées ou amalgamées par d’étranges sympathies et antipathies. Parfois encore, elles se présentent à la conscience unies par des liens absurdes mais indissolubles, comme une chanson, une plaisanterie ou une haine commune. Le fil qui les unit maintenant pour moi et les fait surgir l’une à la suite de l’autre est une certaine férocité dans la quête de quelque chose d’absolu, une certaine perplexité, celle qui relie des mots tels que fils, Amour, Dieu, péché, pureté, mer, mort.

          Mais je ne crois pas au destin en tant que fatalité, comme dans la tragédie grecque, ou le fameux tango qui dit : Contre le destin, nul ne peut rien. Parce que, s’il en allait ainsi, pourquoi écrirais-je? Je crois que la liberté nous a été donnée pour que nous remplissions une mission et, sans liberté; rien ne vaut la peine d’être vécu. Plus encore, je crois que la liberté qui est à notre portée est plus grande que celle que nous osons vivre. Il suffit de lire l’Histoire, ce grand maître, pour voir combien de chemins l’homme a pu ouvrir à la force du poignet, combien l’homme a modifié le cours des événements, avec peine, amour, fanatisme. Mais si nous ne nous laissons pas émouvoir par ce qui nous entoure, nous ne pourrons être solidaires de rien ni de personne. Nous serons ce que l’on pourrait appeler une « unité alvéolaire » - expression qui donne le frisson - pour désigner l’être humain de notre temps, cet individu qui crée autour de lui d’autres alvéoles où il s’enferme, dans son appartement fonctionnel, dans la part de travail limitée qui lui est confiée, dans son emploi du temps. N’oublions pas que jadis les travaux des champs, la pêche, la cueillette des fruits, l’artisanat, les forges, les ateliers de couture, les entreprises rurales rassemblaient les gens et les unissaient humainement en un effort commun. C’est l’intuition de la rupture de cet équilibre qui a conduit les ouvriers du XVIIIe siècle à se rebeller contre les machines, à vouloir les jeter au feu. Aujourd’hui, les hommes tendent à se rassembler en masses pour s’adapter à la fonctionnalité croissante et absolue que le système impose toujours plus durement, d’heure en heure. Mais entre la vie dans les grandes villes, qui les engloutit comme une tempête de sable dans un désert, et l’habitude de regarder la télévision, qui les pousse à accepter tout ce qui peut se produire sans se sentir responsables, la liberté est en péril. Un péril aussi redoutable que la formule de Jünger : "Si les loups contaminent la masse, un jour funeste viendra où le troupeau ne sera plus qu’une horde."

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          • #6
            ...

            Ce danger qui nous guette est paradoxalement un espoir, pour peu que la mentalité de l’homme change. S’il en allait ainsi, nous pourrions récupérer cette maison qui nous a été remise, comme disent les mythes fondateurs. L’histoire se renouvelle sans cesse. Il ne faut pas, malgré les désillusions, les frustrations accumulées, douter de la valeur des efforts de chaque jour. Bien que simples et modestes, ce sont de tels efforts qui ont imprimé un nouveau cours à l’histoire, ouvert un nouveau passage au torrent de la vie.

            L’attachement de l’homme à la simplicité et à l’environnement immediat s’accentue avec l’âge, et plus nous nous dépouillons de nos projets, plus nous nous rapprochons de la terre de nos jeunes années, non pas de la terre entière, mais de ce petit, de cet infime morceau de terre où s’est deroulée notre enfance, avec ses jeux et sa magie, l’irrécupérable magie de l’irrécuperable enfance. Alors, nous nous souvenons d’un arbre, du visage d’un ami, d’un chien, d’un chemin poussiéreux, d’une sieste estivale, avec son chant de cigales et son murmure de ruisseau. De choses de ce genre. Pas de grandes, mais de petites, de très modestes choses qui, en l’être humain, acquièrent pourtant une importance inimaginable, surtout quand l’homme qui va mourir ne trouve de protection que dans le souvenir, si terriblement incomplet, si diaphane et immatériel de cet arbre, de ce ruisseau de son enfance, dont il est séparé par les abîmes du temps et de vastes distances.

            C’est ainsi que nous pouvons voir des vieillards qui ne parlent presque pas et passent leurs journées à regarder au loin, alors qu’en fait leur regard est plongé en eux-mêmes, au plus profond de leur mémoire. Parce que la mémoire est ce qui résiste au temps et à ses pouvoirs de destruction, qu’elle est en quelque sorte la forme que peut revêtir l’éternité dans la mutabilité incessante. Et même si nous (notre conscience, nos sentiments, notre douloureuse expérience) avons changé avec les armées, si notre peau, nos rides sont devenues les preuves tangibles de cette mutabilité, il y a quelque chose en l’être humain, en ses profondeurs, dans les régions les plus obscures, qui se raccroche de toutes ses forces à l’enfance et au passé, à l’espèce et à la terre, à la tradition et aux rêves, et parait résister à ce tragique processus en préservant l’éternité de l’âme dans l’humble prière.

            Il a fallu une crise générale de la société pour que ces vérités simples mais humaines resurgissent dans toute leur vigueur. Nous allons courir à notre perte si nous n’inversons pas avec vigueur et amour ce mouvement qui fait de nous des adorateurs de la télévision, des enfants attardés qui ont passé l’âge de jouer dans leur parc. Si Dieu existe, qu’il nous en préserve.
            Des images d’hommes et de femmes luttant contre l’adversité me reviennent en mémoire, comme cette petite Indienne enceinte, presque une enfant, que j’ai rencontrée dans la province du Chaco et qui m’a arraché des larmes d’émotion parce qu’elle bénissait la vie qu’elle portait en elle malgré la misère et les privations.

            Combien est admirable, maigre tout, l’être humain, cette créature si dérisoire et éphémère, si souvent écrasée par les tremblements de terre et les guerres, si cruellement mise à l’épreuve par les incendies, les naufrages, les épidémies, la mort des enfants et des parents ! Oui, j’ai une espérance folle liée paradoxalement à notre pauvreté existentielle actuelle, et au désir que je décèle en de nombreux regards : quelque chose de grand va nous astreindre à veiller ardemment sur la terre qui nous porte.

            Tandis que je parle ainsi, une vision s’impose à moi, me suggère que le grand cauchemar a pris fin, comme si nous avions compris que toute considération abstraite, même si elle concerne des problèmes humains, ne peut consoler aucun homme, ni atténuer aucune des tristesses et des angoisses qui assaillent les êtres de chair et de sang, les pauvres êtres aux regards anxieux (dirigés vers qui, vers quoi ?) qui ne vivent que d’espoir.

            Alors que la fatigue pèse déjà sur moi en cette nuit de novembre, l’araucaria, devant ma fenêtre, me rappelle l’amour que mon ami Tortorelli vouait à ses arbres. C’était émouvant, parfois il en embrassait un qui éveillait en lui le souvenir de l’époque où il avait été garde forestier. Nous avons eu le bonheur de parcourir en sa compagnie, en Patagonie, des endroits très impressionnants, comme les forêts pétrifiées, les bosquets de myrtes, et des bois où s’élèvent des arbres millénaires. Il nous disait, caressant les troncs d’araucarias et de hêtres colossaux encore vivants :
            « Songez un instant qu’à la naissance et à la chute de l’Empire romain, au moment où les Grecs et les Troyens s’affrontaient pour Hélène, cet arbre était là, qu’il était là quand Romulus et Remus ont fondé Rome, quand le Christ est né. Et quand Rome dominait le monde, et quand elle est tombée. Des empires ont vécu, des guerres interminables se sont déroulées, il y a eu les Croisades, la Renaissance, et toute l’histoire de l’Occident jusqu’à nos jours, et ils sont toujours là. » Il nous a dit aussi que les vents humides du Pacifique déversaient toutes les précipitations sur le versant chilien, et qu’un incendie de ce côté de la cordillère était sans remède, parce que, une fois les arbres morts, le désert s’étendait inexorablement. Puis, il nous a conduits jusqu’aux confins de la steppe patagonne et nous a montré les cyprès tordus et souffreteux qui, pour reprendre son expression, « protègent l’arrière-garde ». Durs et stoïques, pareils à une légion-suicide, ils livrent l’ultime combat contre l’adversité.

            Je crois au dialogue, je crois à la dignité de la personne, à la liberté. J’ai la nostalgie, presque anxieuse, d’un infini, mais humain, à notre mesure.

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            • #7
              tres beau!
              You're alive. Do something.

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              • #8
                Trés riche de sens et trés mystique surtout

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