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Elites intellectuelles en panne : Maîtres censeurs contre maîtres penseurs

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  • Elites intellectuelles en panne : Maîtres censeurs contre maîtres penseurs

    Elites intellectuelles en panne
    Maîtres censeurs contre maîtres penseurs




    Devant les fréquentes atteintes à la dignité des Algériens, devant les moments de crises politiques successives, devant les tentatives de soumettre la société aux archaïsmes en tout genre, combien de fois n’avons-nous pas entendu ces interrogations : «Mais où sont nos élites ? Que font nos intellectuels ? Pourquoi ne s’impliquent-ils pas ?» Des questions légitimes auxquelles des réponses objectives sont à trouver dans la nature du système autoritaire qui corrompt les plus dociles et écrase du poids de la répression et de la marginalisation les plus téméraires opposants au diktat de la régression.


    «Notre politique se traînait misérablement dans des questions de personnes. On se divisait sur le point de savoir qui devait avoir le pouvoir. Mais il n’y avait pas de grande cause impersonnelle à laquelle on put se consacrer, point de but élevé auquel les volontés pussent se prendre. On suivait donc, plus ou moins distraitement, les menus incidents de la politique quotidienne, sans éprouver le besoin d’y intervenir.»

    Cette déclaration n’est pas celle d’un homme politique ou personnalité publique algérienne réagissant à la situation qui prévaut dans le pays, mais celle d’Emile Durkheim, dans sa lettre aux intellectuels datant de 1904, dans laquelle il appelait ses contemporains parmi les écrivains, savants et artistes, à être à l’écoute de leur société. C’était pour lui un devoir que l’intellectuel entreprenne d’accompagner toutes les craintes, tous les soubresauts et mouvements de la société en les orientant et leur donnant du sens, de la consistance et un objectif. Dans l’Algérie de 2014, la problématique de «la non-participation de l’élite intellectuelle» à la vie publique et politique est entièrement posée.

    L’élite pensante voit passer le temps et les conjonctures sans réagir ; spectatrice aphone, elle se complaît dans l’inaction face à une situation de perpétuation du statu quo autoritaire. Le système rejetant toute forme de réflexion en dehors de ses sphères, occupe la société par une quotidienneté étouffante aux préoccupations exclusivement liées à la survie, et plonge les élites intellectuelles dans le seul pouvoir de l’attente. L’intellectuel perd le contact avec sa matière sociétale, c’est-à-dire le sens même de sa condition d’élite ; il n’est plus qu’un citoyen lambda, vaquant comme ses concitoyens aux besognes de la vie. Un témoin sans témoignage, un acteur sans rôle, un regard et une parole confisqués, l’intellectuel algérien cède à l’usure, au temps et à la solitude.

    Combien de fois l’apport de l’intelligentsia algérienne a fait défaut à des moments où une voix pouvait apporter du sens dans un brouhaha strident occupant une arène politique souvent dévoyée.

    Le droit à la transgression cède devant l’obligation de survivre, imposée par un système qui construit sa pérennité sur le silence et l’oubli. De la résistance, l’intelligentsia autonome du pouvoir est-elle en phase de résilience communautaire pour ne pas céder à la résignation ? Un politologue et une journaliste nous livrent leurs analyses qui se rejoignent en bien des termes sur la question de la démission des élites. Ils s’accordent à ne pas perdre de vue le système politique qui est l’inhibiteur principal, le frein à toute forme de remise en cause de l’ordre établi, le garant du statu quo autoritaire.


    «Le coût de la prise de parole est très élevé»


    «Les intellectuels se tiennent, pour reprendre l’analyse canonique du sociologue Edward Shils, à deux extrêmes : ceux, d’une part, qui se tiennent contre les normes en vigueur et ceux, de l’autre, qui se positionnent du côté de l’ordre et de la continuité. Dans les systèmes autoritaires, comme celui en place en Algérie dès avant l’indépendance, le coût de la prise de parole est très élevé : il se paie, comme a pu l’éprouver un intellectuel comme Mohammed Harbi, par la répression, l’arbitraire, la calomnie, l’isolement, etc. Cet arsenal est si robuste qu’il en dissuade plus d’un…La coercition, à elle seule, ne suffit pas. Des répertoires visant à adoucir l’ordre autoritaire sont mis en place tels la cooptation, le clientélisme, la corruption», estime le politologue Mohammed Hachemaoui pour qui les élites intellectuelles sont prises dans une matrice qui structure les rapports entre gouvernants et gouvernés. L’analyste politique considère qu’une telle situation, où se mêlent «alignement, enrôlement, esquive ou désertion», favorise «l’émergence de ce que l’immense Edward Saïd a appelé «l’intellectuel de service». «Celui qui loue ou vend sa compétence technique au service du statu quo autoritaire ; celui qui est fondamentalement occupé à gagner les faveurs des tenants du régime autoritaire. L’intériorisation de ce type de pratiques dénature quand il ne tue pas une vie intellectuelle» dit-il en notant, qu’un intellectuel doit être, toujours selon Edward Saïd, auteur de Culture et impérialisme, «une force obstinée engagée sous les traits d’une voix reconnaissable impliquée dans la société. Une voix obstinée à éclairer et à soulever les questions liées aux enjeux de l’émancipation et de la liberté».

    Un défi ou un devoir pour cet intellectuel souvent dépourvu comme dans le cas de l’Algérie, de tous les outils de prise d’appui sur la société. Mohammed Hachemaoui reconnaît que la «tâche n’est pas de tout repos». Elle exige, dit-il, «le détachement des intérêts et des passions. Conquérir un tel détachement intellectuel à l’égard tant des pouvoirs que des conventions culturelles de la société est, pour paraphraser Michaël Walzer, un exploit qui se paie de la perte de confort et de la solidarité d’autrui».
    La journaliste et récipiendaire du prestigieux prix Sakarov en 1998, Salima Ghezali, estime pour sa part que la problématique de la démission des intellectuels algériens repose d’abord sur la question de savoir qu’est-ce que nous avons fait (pouvoirs publics et société), de leur apport ?


    «Le pays s’est contracté… au plan des idées, des visions et des rêves»


    «Il manque la visibilité et les instances nécessaires à une évaluation objective pour juger de la façon dont les intellectuels s’insèrent dans le cadre de la crise nationale. Pour rappel, avant la guerre des années 1990, la complainte sur la démission des intellectuels revenait régulièrement hanter les discours, pourtant quand le terrorisme a commencé à les faucher par dizaines, on s’est souvenu que des Boukhobza, Liabès, Boucebci, pour ne citer que quelques uns des plus connus, avaient mis leur vie au service de la compréhension et de l’explicitation des problèmes qui se posaient à leur société» dit-elle. Salima Ghezali estime que «si le pouvoir n’exprime le besoin que de panégyristes et la société que celui d’illusionnistes, que l’intellectuel s’exprime ou pas ne se remarque même pas». Il suffit, poursuit notre interlocutrice, «de se rappeler dans quelle solitude ont œuvré jusqu’à leur mort des hommes comme Kateb Yacine ou Mouloud Mammeri. Sans compter tous ceux dont on n’aura même pas retenu les noms».

    Nous avons l’élite et la société qu’un contexte politique a fini par produire à raison de coups de force, de répression et de corruption. «Dans le seul cadre politique que l’Algérie contemporaine ait expérimenté, celui d’une conception autoritaire et clientéliste du pouvoir et d’une société traumatisée et déstructurée, on a l’intellectuel, l’homme d’affaires, le gestionnaire, le juriste, l’artiste, le militaire, l’imam, le haut fonctionnaire ou le sportif qu’un tel cadre peut produire. C’est-à-dire quelqu’un qui soit au service du pouvoir dans les limites qu’un tel exercice impose de lui-même, soit directement confronté aux multiples impasses qui peuplent l’univers hors-institutionnel», analyse Mme Ghezali, en notant que cette situation, déjà peu reluisante, a connu une détérioration majeure durant la guerre des années 1990 dont les conséquences continueront longtemps de peser sur le devenir des Algériens. «On ne perd pas impunément des milliers de cadres et d’universitaires de premier rang.

    C’est l’investissement en ressource humaine qualifiée des trente premières années de l’indépendance qui a été presque entièrement perdu durant les vingt années qui ont suivi. La navrante médiocrité qui écrase aujourd’hui de tout son poids le pays est directement liée à cette saignée opérée conjointement par le meurtre, par l’exil, par l’exclusion ou par le retrait volontaire. On peut, sans trop forcer le trait, dire que le pays s’est contracté au point que s’il est, de par ses dimensions physiques, le plus grand d’Afrique, il n’a plus au plan des idées, des visions et des rêves qu’il porte publiquement que l’envergure d’une de ces petites îles du Pacifique que chaque jour l’océan englouti un peu plus», regrette la journaliste et intellectuelle qui se demande : «Qui a envie d’entendre cela ? Qui a le courage, l’ambition, le savoir-faire et la volonté de redonner au pays un esprit à la mesure de son corps ? La trahison des élites repose dans le fait de continuer à s’illusionner ou à mentir à ce propos.»

    Des interrogations bien légitimes et qui appellent à réfléchir à ce que nous voulons faire de ce pays. Il ne fait aucun doute que le projet d’une société libre et démocratique est à construire et, pour ce faire, l’apport de l’intelligence est plus que nécessaire. C’est même le moteur du vrai débat de société, celui qui apporte les idées et porte l’étendard de leur exécution.
    «Ecrivains et savants sont des citoyens, il est donc évident qu’ils ont le devoir strict de participer à la vie publique», disait Durkheim. Nous avons aussi à méditer cette autre de ses phrases qui trouve tout son sens dans la situation actuelle : «On a dit pourtant que la foule n’était pas faite pour comprendre les intellectuels et c’est la démocratie et son soi-disant esprit béotien que l’on a rendus responsable de l’espèce d’indifférence politique dont savants et artistes ont fait preuve… Mais ce qui montre combien cette explication est dénuée de fondement, c’est que cette indifférence a pris fin dès qu’un grand problème moral et social a été posé devant le pays. La longue abstention qui avait précédé venait donc tout simplement de ce que toute question, de nature à passionner faisait défaut.» La question qui passionnera foules et intellectuels sera-t-elle au rendez-vous ?
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  • #2
    La fuite des cerveaux en chiffres

    300 000 cadres dirigeants et chefs d’entreprise algériens se sont établis à l’étranger selon l’AIDA

    80% de ces cadres vivent en France

    80 000 entre 1994 et 2006 est le nombre de chercheurs ayant quitté le pays pour d’autres cieux plus ouverts à l’intelligence

    50 000 étudiants, entre 1970 et 1990, ont reçu des bourses pour étudier à l’étranger, dont seuls
    25 000 sont revenus

    8000 médecins algériens exercent en France

    420 millions de dollars est le coût de la formation des cadres partis à l’étranger en 20 ans
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    • #3
      Sylvie Arkoun : «Mon père se sentait rejeté par son pays»




      Outre l’obscurantisme islamiste, Arkoun avait aussi «très vite condamné ce qu’il appelait les Etats voyous d’Afrique du Nord».


      Quand l’impensé s’attaque à la pensée, le jour cède à la nuit et l’intelligence à la bêtise. Mohammed Arkoun, cet immense penseur reconnu, adulé ailleurs et banni dans son propre pays, est un des exemples les plus marquants de ce que le système politique algérien a pu faire à l’intelligence ; il l’écrase ici ou la pousse à fleurir ailleurs. «Toutes les confusions qu’il y avait en Algérie faisaient qu’il ne pouvait pas rester. Il avait fait un court séjour en Algérie en 1958, mais il n’a pas pu rester longtemps, notamment suite à son arrestation par la police et sa détention pendant dix jours. Il pensait revenir en Algérie après son agrégation dans les années 1960, mais il a décidé de rester en France parce qu’il avait entrepris d’écrire sa thèse et puis de lancer une carrière. Ce n’est qu’en 1974 qu’il a pu revenir dans son pays et ce pour assister au séminaire sur la pensée islamique.» C’est là le témoignage inédit de Sylvie Arkoun, la fille de Mohammed Arkoun.

      Notre interlocutrice, parlant avec beaucoup de tendresse de son regretté père, nous confie qu’il était très heureux de participer à ces séminaires. «Il avait assisté à trois ou quatre rencontres sur la pensée islamique et il était heureux de revenir et de revoir sa famille.» Elle affirme que, pendant ces années-là, son père vivait le bonheur de retrouver sa terre natale, il souffrait du déchirement causé par l’exil ; le fait de fouler de nouveau son sol était pour lui un pur moment de joie. «J’ai lu cela dans ses correspondances avec son frère. Il disait que le fait de revenir lui permettait de se sentir utile pour son pays. Il disait que dans ces séminaires, il trouvait une opportunité de communiquer sur sa pensée qui commençait d’ailleurs à s’établir dans ces années-là. Il trouvait que c’étaient des années porteuses d’espoir pour lui», ajoute Sylvie, avant d’arriver à ce fâcheux incident qui a marqué à jamais la mémoire de l’immense penseur.


      L’Algérie, une blessure


      «Il y a eu le séminaire dramatique de 1985 à Béjaïa. Il s’y était rendu comme pour les précédents séminaires sur la pensée islamique, mais ce fut une terrible expérience. Cheikh El Ghazali le traita d’apostat et le chassa publiquement du séminaire. Mon père a été extrêmement affecté par la violence de cette altercation publique, mais aussi et surtout par le fait de ne pas avoir eu le soutien des autorités qui l’avaient pourtant elles-mêmes invité. Il s’était senti rejeté par son propre pays, alors qu’il était là pour parler d’un islam des lumières, un islam plus dans la liberté que dans la contrainte politique. Cet incident, je crois, l’a décidé à ne plus revenir en Algérie», nous dit Sylvie Arkoun, contactée par téléphone.

      Mohammed Arkoun tenait tellement à ses racines qu’il est revenu sur sa décision. Il décide de rentrer au pays en 1992, pour un court séjour cette fois, mais qui fut le dernier. Les années de terreur qui ont suivi ont achevé le peu de brèche laissé par le système. «J’ai trouvé beaucoup de ses lettres sur cette période là… Il était extrêmement inquiet pour les membres de sa famille, mais aussi de voir l’Algérie plongée dans le terrorisme, il en été meurtri car ça allait dans une évolution à l’inverse de ce qu’il voyait pour son pays», nous révèle Sylvie Arkoun, qui est en phase de préparation d’un livre-témoignage sur son père.

      Décédé le 14 septembre 2010 à Paris, Mohammed Arkoun n’avait plus foulé le sol algérien depuis 1992, même pas pour l’enterrement de sa mère en 2003 ; le déchirement fut grand et la plaie à la fois ouverte par le système en place qui ne l’a jamais considéré à sa juste valeur et par cet islam obscurantiste qui a pris place dans une terre capable d’enfanter pourtant un porteur de lumière comme Arkoun, demeura béante. «Pour lui, c’était extrêmement dur de vivre cela à la fois à titre personnel, et pour ce qu’il voyait advenir de la destinée de son pays», dit-elle, en notant que son père savait qu’il dérangeait par sa parole, il était transgressif. Et sa façon de lire le Coran à l’aune de l’histoire n’était pas du tout ce que préconisaient les islamistes. «Il était donc à l’opposé de ce qui était en train de grandir en Algérie à cette époque-là, c’est-à-dire sur sa vision de l’islam et de la façon dont il fallait le sortir d’une lecture basique mais renforcée par l’introduction des sciences humaines. Il était à l’opposé de la tendance et il savait qu’il dérangeait par cette parole subversive et intellectuelle», précise notre interlocutrice. Et d’ajouter qu’outre l’obscurantisme islamiste, Arkoun avait aussi «très vite condamné ce qu’il appelait les Etats voyous d’Afrique du Nord dans lesquels le parti unique confisquait les richesses... Quand il avait compris que les choses se refermaient plus au lieu de s’ouvrir, il a renoncé, la mort dans l’âme, à revenir au pays».

      Arkoun, nous dit sa fille, ressentait au fond de lui-même une blessure, celle du rejet de sa patrie. «Il a été de plus en plus violemment déçu…Il le vivait comme quelque chose de personnel parce qu’il s’agissait de sa terre et qu’il avait pour l’Algérie beaucoup d’espoir. Les invitations qu’il recevait les dernières années avant sa mort, pour participer à des séminaires, arrivaient comme un peu tard, il avait très envie d’y aller mais il ne pouvait plus, c’était fini.» Et Sylvie Arkoun de noter que le choix de son enterrement au Maroc n’était pas le sien mais celui de sa dernière femme, qui est Marocaine. «Je pense que s’il avait été marié à toute autre femme d’une autre nationalité, il aurait été enterré dans le pays de sa femme», tient-elle à préciser.

      Dans le livre qu’elle éditera en septembre prochain aux éditions Presse universitaire de France, une sorte d’enquête d’une fille sur l’homme public qu’a été son père auprès de gens qui l’ont connu et à partir de documents familiaux et universitaires, Sylvie Arkoun évoque aussi le souvenir d’un père très secret : «Il ne nous parlait pas ouvertement de sa blessure algérienne… C’était quelque chose d’implicite qu’on ressentait au plus profond de nous. Sans qu’il nous le dise, on le ressentait.» 
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      • #4
        L’intellectuel dissonant face au choix de l’exil intérieur ou extérieur


        L’exil intérieur ou l’exil extérieur, tel est le choix ou le ressort final pour l’intellectuel qui refuse l’ordre établi.


        «L’immigré culturel fuit un pays où le mot liberté a perdu son sens et sa valeur, ou même agir au sein d’une opposition structurée n’aboutit pas et peut devenir, dans certains cas, complètement inefficace, en plus d’être ruinant pour la santé, le moral et les biens. Le respect pour l’opposition et l’opinion divergente n’existe pas dans les faits, même dans des pays qui annoncent à cor et à cri qu’ils ont une opposition active», souligne Hichem Karoui, enseignant chercheur spécialiste du monde arabe, dans son étude de recherche intitulée L’Exil ou le despotisme sur l’émigration des élites des pays arabes.

        Des légions de diplômés, d’artistes, de cadres, de spécialistes, de chercheurs ont quitté le pays et d’autres attendent leur tour. La patrie semble là où il fait bon vivre et surtout s’exprimer. Exprimer son art, ses idées et son opinion.
        Le système politique s’entoure de clientèle et pousse les voix dissonantes hors de ses frontières.
        «Il n’y a pas eu en Algérie de processus historique ayant permis l’émergence de ce qu’appelle Foucault ‘la conscience critique de la société’».

        L’intellectuel, faut-il souligner, qui n’est pas nécessairement un universitaire, s’est trouvé face à un blocage obstruant le processus de son émergence, analyse le sociologue Rabah Sbaa. «Un certain nombre d’intellectuels sont mis à la marge des structures de recherche car ils sont dissonants. Ils ne sont plus dans la visibilité. Car il faut savoir qu’il y a la recherche de la complaisance et la recherche de la dissonance. Si vous êtes dissonant, c’est que vous êtes dans la dissidence, vous êtes donc broyé par la machine», indique l’universitaire, en notant qu’il y a, depuis les années 1960 en Algérie, deux figures de l’intellectuel algérien. La première est celle de l’intellectuel organique de Gramsci : «C’est la figure dominante, et représente des gens qui ont un itinéraire dans le savoir qui sont vite happés par le pouvoir politique, quand ce ne sont pas eux qui expriment leur désir d’occuper des fonctions politiques. Elle intègre la conscience critique dans le sens de l’annihilation du rôle critique que doit avoir l’intelligentsia.» La deuxième figure est celle de toutes ces personnes ou groupes «assumant un rôle de conscience critique et qui sont à la marge de toutes les instances». Rabah Sbaa remarque que devant la marginalisation de ces derniers, les médias se présentent comme une intelligentsia de substitution qui se met à jouer ce rôle de critique aux dirigeants.


        L’apparition de l’intellectuel médiatique


        De ce pouvoir de conscience critique, les médias créent leur propre figure de l’intellectuel. «De nos jours, la figure de l’intellectuel se superpose complètement à celle des médias et c’est donc le paysage médiatique et ses évolutions technologiques (internet, réseaux sociaux, etc.) qui déterminent grandement les types d’intellectuels», estime le journaliste Ameziane Ferhani, qui y voit une évolution «compréhensible puisqu’un intellectuel se distingue par son rapport à l’opinion publique et que ce rapport passe par ces nouveaux moyens». Mais il regrette toutefois que la nature des nouveaux médias dominants, télévision et twitter, en favorisent «l’immédiateté et l’aspect formel sur la profondeur de la pensée». Notre interlocuteur se demande même si l’époque actuelle ne sonne pas la fin de l’intellectuel. «C’est l’apparition d’un intellectuel médiatique, plus médiatique qu’intellectuel, qu’on pourrait appeler, par exemple, le médinctuel ou l’intelmédiatique.

        Ce qui fait qu’on a l’impression qu’il y a plus d’intellectuels, vu l’état d’hypermédiatisation du monde alors que ce sont d’abord ceux qui savent utiliser, voire manipuler, les nouveaux médias qui s’imposent au détriment souvent d’autres, plus profonds qui sont rejetés de fait en raison de la complexité de leurs idées ou de leur manque de séduction (y compris physique)» dit-il.
        M. Ferhani fait remarquer que «de plus en plus, on déclare intellectuels des personnes qui n’apportent pas de nouvelles idées mais se distinguent plus par leurs commentaires ou leurs jugements. Ce ne sont en l’occurrence que des supra-éditorialistes ou des média-tribuns ! On est dans un processus analogue à celui de la mode, avec de grands stylistes dont les interventions (faute de vraies créations) sont recyclées dans le prêt-à-penser. Quant aux vrais intellectuels, ils retournent de plus en plus à la condition de rats de bibliothèque.»
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        • #5
          Slimane Benaïssa. Dramaturge et metteur en scène
          « Il n’y a pas d’intellectuel ni d’engagement possible sans liberté»





          - Quel est votre regard sur le rapport de l’intellectuel à la société algérienne ?


          Une société aussi riche culturellement que l’Algérie est très difficile à aborder dans son ensemble. D’abord, il faut connaître au moins deux ou trois langues dialectales pour être en rapport avec ses profondeurs.

          Quand j’étais en France et que je me suis mis à écrire en français, j’ai pris conscience d’une chose qui est à mon avis très importante. J’ai découvert que la langue française me donnait l’expérience du peuple français. C’est-à-dire que quand je dis le mot liberté, il est chargé du poids de l’expérience historique de la France. Quand je dis houria ça désigne toujours la liberté, mais le sens n’est pas le même parce que l’expérience historique diffère. En essayant de critiquer la situation algérienne en langue française, j’ai trouvé que j’accablais ma société parce que je la critiquais avec une langue qui a une expérience historique beaucoup plus vaste que celle de mon peuple. Pour nous qui sommes bilingues, nous sommes nés dans un milieu et nous sommes allés faire nos études dans un autre. Comment faire bénéficier la société algérienne, notre milieu d’origine, de nos études ? C’est toute la question. Cela a nécessité un travail de réflexion sur moi-même d’abord. Ensuite, j’ai pu établir le lien entre les deux sociétés, celle de mon origine et celle de ma formation, pour parler indifféremment au peuple français à qui j’ai des choses à dire, puisque nous avons une histoire commune, et au peuple algérien qui est le mien.



          - Et vous avez trouvé une réceptivité au sein des deux auditoires...


          Oui, bien sûr. Dans l’observation de sa société, il y a deux choses à éviter avec soi-même et avec les autres : l’exotisme et le folklore. Je n’aime pas voir dans certaines émissions diffusées par la télévision algérienne ce regard exotique sur le folklore des communautés chaouia, kabyle ou du sud, comme si l’animateur ou l’animatrice était inscrit(e) dans l’universel par naissance. Ce type de regard est à bannir absolument. Il faut avoir un regard serein de l’intérieur, dans le sens où l’on ne doit pas du tout être en conflit avec soi, parce qu’être en conflit avec son peuple c’est d’abord être en conflit avec soi-même. Etre serein pour regarder et parler tranquillement de ce qui est nous et être capable d’en déchiffrer les codes. Si on ne tient pas compte de ces facteurs, on ne peut pas arriver à une analyse correcte de la société. Souvent, même avec des outils élaborés, on a du mal à savoir ce qui se passe réellement, parce que la société est par essence en perpétuel mouvement, en mutation permanente, et qu’il faut tenir compte de cette dynamique.



          - Parce que, peut-être, le pouvoir a su déceler ces codes, ce que les intellectuels n’ont pas pu faire...


          Il ne faut pas accorder au pouvoir plus d’intelligence qu’il n’en a. La différence avec les intellectuels, c’est que lui a les moyens et le pouvoir (sourire). Le pouvoir c’est comme l’amour, il est parfois aveugle. Les intellectuels sont dans la critique, donc dans la vigilance et cela exige de la lucidité. Pour l’intellectuel, le pouvoir est un élément de l’analyse, pas plus. L’essentiel pour les gouvernants, dans toutes leurs analyses, c’est leur pouvoir. Donc nous avons deux attitudes, deux façons de penser complètement différentes. Dans le domaine de la pensée, le pouvoir ne peut pas nous brouiller les cartes, il ne peut qu’empêcher la diffusion de nos idées quand elles lui déplaisent.



          - Il y a aussi ce facteur de distance de la société : le pouvoir sur un bord, la société sur un autre et, quelque part, les intellectuels qui pataugent un peu entre les deux rives...


          D’abord, il y a différentes catégories d’intellectuels. L’armée a ses propres intellectuels, très bien formés, qui travaillent au sein de l’institution et leur réflexion va dans le sens des exigences de cette institution. Les services spéciaux, qu’on appelle DRS, ont leurs intellectuels, également choisis, formés et préparés. Restent les intellectuels de la société civile qui, à mon avis, sont à l’image de cette même société civile qui n’a jamais été organisée, qu’on a empêché de s’organiser. Donc, chacun d’entre nous est un intellectuel citoyen et solitaire ; il n’a pas pu s’organiser ni se confronter à ses confrères, alors que c’est cela même le rôle des intellectuels dans une société civile, c’est-à-dire se mettre ensemble pour promouvoir et développer les valeurs essentielles pour le pays, la solidarité et la citoyenneté. Leurs réflexions nourrissent la réflexion générale.

          L’intellectuel de l’armée pense en fonction de l’armée et l’armée est celle du peuple ; celui du DRS pense en fonction du DRS et le DRS pense «l’intérêt» du peuple. Quant aux intellectuels civils, ils pensent en fonction du peuple. On voit là que ce qui peut nous diviser, c’est l’idée qu’on a du peuple. Dans une société équilibrée, ces rôles devraient être complémentaires et même s’ils se contredisent, cela peut être bénéfique.

          Mais comme l’idée d’identité du peuple et le projet définissant la société sont inexistants, les divergences entre ces trois catégories d’intellectuels virent au conflit ; la parole est à celui qui a le pouvoir. Tous les pouvoirs du monde, quel que soit leur système politique, se posent la question de la gestion des intellectuels. Dans toute l’histoire de l’humanité, la pensée a été difficile à gérer par les politiques. Un jour, quand j’étais directeur du Théâtre régional d’Annaba, je reçu un ballet russe. Au moment de ramener les membres du ballet dans leurs hôtels respectifs (ils étaient 42), les danseurs sont partis en bus et j’ai raccompagné trois musiciens, dont un accordéoniste qui parlait un peu français. Comme c’était la dernière soirée, j’ai voulu offrir du vin à tout le monde. Mais le chef de la troupe me dit : «Pas pour les danseurs.»

          J’ai dit à l’accordéoniste : «C’est bien dommage, les danseurs rentrent demain, ils auraient pu goûter le vin algérien.» Il m’a répondu : «Oh, vous savez, on n’aura jamais le pouvoir qu’on veut et ils n’auront jamais les artistes qu’ils désirent.» Cette définition, que j’appelle la logique de l’accordéoniste, est exactement la même dans tous les pays.



          - Il se trouve que l’intellectuel au service du pouvoir remplit bien son rôle en produisant, entre autres, toute la littérature en faveur de la mission pour laquelle il a été engagé, alors que l’intellectuel civil pêche par son manque d’engagement en faveur de la défense des valeurs de citoyenneté, de solidarité... Vous disiez qu’on l’en empêche, certes, mais n’y a-t-il pas aussi une part de démission volontaire ?


          Ils nous demandent une combativité énorme. Une combativité pour garder notre liberté. Il n’y a pas d’intellectuel sans liberté et il n’y a pas d’engagement possible sans liberté. Dans nos sociétés, il faut avoir le talent de défendre sa liberté et son talent. On n’est pas uniquement un talent qui s’exprime, on nous oblige à avoir en plus un énorme talent pour défendre son expression. Beaucoup ont essayé, j’en ai vu qui ont tenté d’être libres, mais ils n’ont pas supporté leurs conditions de vie, avec énormément d’obstacles et de problèmes. Et la tentation est là. Combien de fois j’ai vu des millions de dinars me passer sous le nez sans fléchir tout en pleurant le pays, alors qu’aujourd’hui un écrivain qui se balade avec sa fiche d’impôts pour montrer aux gens ce qu’il gagne. On s’en fout de ce que gagne un auteur, le public comptabilise ce qu’il lui apporte. L’art, par principe, est hors de prix et tout prix qu’on lui attribue est arbitraire et définie par une économie de l’art, un marché. Souvent, ceux qui se vendent bien ont un génie commercial plus qu’artistique. Etre artiste, c’est dormir parmi les rêves et se réveiller entouré de cauchemars et se dire : je vais écrire toute la journée pour retrouver mes rêves. Au milieu de cette dialectique, j’ai toujours subi les impôts non comme une gloire ou comme un signe de ma gloire, mais comme une souffrance qui creuse mes finance peut-être, mais grandit mon honneur.



          - Il y a ce courage de dire non à la tentation et donc à la compromission...


          Ce n’est pas du courage ou de la simple éducation, c’est quelque chose de plus profond chez l’individu qui le pousse à résister et à trouver une formule pour passer outre et faire son chemin. Cette exigence s’appelle conviction. De plus, celui qui est au pouvoir a du temps, alors que nous, artistes, ne disposons pas de ce temps. Une idée qui naît aujourd’hui doit être réalisée aujourd’hui. Si les détendeurs du pouvoir nous retardent, les idées s’envolent. Mon expérience m’a appris qu’il faut avancer avec un minimum de cinq projets prêts à être réalisés. Si on me retarde sur un projet ou deux, je gagne sur le troisième. La censure, aujourd’hui, c’est de retarder, de tuer par usure un projet ; et nous, plus nous voulons accélérer la cadence, plus le pouvoir nous répond par l’inertie. Ce n’est pas la lutte du pot de fer contre le pot de terre, c’est la lutte de l’enthousiasme contre le «j’m’enfoutisme» !



          - Vous dites dans un de vos textes, je cite : «Ce sont les politiques qui décident du sens que doit avoir et prendre une réflexion et non la réflexion qui doit nourrir la politique. Dans ce rapport inversé, les intellectuels, dans leur majorité, ont été contraints par les circonstances à être au service du pouvoir et ont usé leur énergie à tenter de justifier intellectuellement toutes les aberrations politiques commises.» Est-il donc question aujourd’hui d’un silence complice et de démission volontaire de la part de cette crème de la société et non pas le seul fait du prince qui est à blâmer ?


          Ceux qui n’ont pas voulu jouer ce jeu-là se trouvent à l’étranger. Savez-vous combien d’intellectuels algériens on compte à travers le monde ? A Montréal, quand je remplis une salle de 500 personnes, ce sont 500 Algériens de niveau bac+5minimum. Savez-vous que l’inventeur de la graphie arabe sur ordinateur est Algérien ? Il a vendu le procédé à IBM et vit de ses royalties. Et ce n’est qu’un exemple parmi des milliers…



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          • #6
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            - Comment la poigne du pouvoir a-t-elle eu raison de l’engagement des intellectuels ?


            Nos pouvoirs ont été très durs et ont su mettre les intellectuels les uns contre les autres. Le problème, c’est que ce sont les intellectuels eux-mêmes qui assassinent «intellectuellement parlant» l’intellectuel. La division arabophones-francophones, par exemple, a été à l’origine de bien des maux. Le conflit est né de cette division. Là où il y avait un champ de conflit, le pouvoir a tout fait pour l’encourager, se disant : «laissons-les s’entretuer». Quel est le créateur algérien qui a fait quelque chose de bien et qu’on n’a pas accusé de ne pas en être le vrai auteur ? Cela veut dire qu’on refuse d’admettre qu’un Algérien peut être créatif et exceptionnel. Il faudrait que le monde nous reconnaisse pour qu’on soit reconnu, et encore il faudrait qu’on soit d’un génie sportif. Le problème c’est qu’ils ont réussi à imposer la guerre entre les intellectuels. Isolés, au lieu de mutualiser leurs connaissances et pensées, les intellectuels ont gaspillé leur énergie à se détruire les uns les autres. Le rapport d’intellectuel à intellectuel est assez conflictuel. Face à la répression de l’Etat, qu’avons-nous fait pour nous-mêmes ?

            Aujourd’hui, c’est l’émiettement. La malhonnêteté intellectuelle s’est installée. Les intellectuels peuvent êtres très dangereux pour eux-mêmes. Ils ont été isolés et, au lieu de se mettre en rivalité ou concurrence positive, ils se sont mis en conflit destructeur. Et c’est pour cela que partir, pour beaucoup, peut se présenter comme une solution. On ne peut s’épanouir intellectuellement et se dire d’un niveau intellectuel conséquent si on accepte de vivre de bière en bar et d’écriture en désespoir…



            - Cette séparation francophones-arabophones a eu un effet de division de la classe intellectuelle. Quel impact a-t-elle eu sur la société ?


            Il y a eu comme un effet schizophrénique : d’une part un regard arabophone islamisant et, d’autre part, un regard francophone laïcisant. C’est-à-dire deux projets de société aux antipodes et qui s’affrontent. Une langue seule n’existe pas, c’est ce qu’elle porte comme philosophie, valeurs et culture qui la fait vivre. Moi qui suis arabisant et francisant, je sais quel est l’apport de la langue arabe avec ma connaissance de l’islam et de toutes les autres religions. Je sais où se trouvent les tiraillements, les nœuds, les parcours à éviter etc. L’impact de cette problématique linguistique est d’avoir rendu tout le monde muet et d’avoir installé un dialogue de sourds jusqu’au silence total, même face à des situations graves. Quand une société n’a plus les mots pour dire la gravité, c’est que sa légèreté ne supporte même pas le poids de son âme. Est-elle morte ? Cela, seul Dieu le sait !



            - Comment apaiser un peu cette schizophrénie ambiante et arriver à adopter une langue sans oublier notre algérianité ?


            C’est en mettant toutes ces langues à l’épreuve de notre identité. Jusqu’à présent, on était dans une situation conflictuelle d’une langue à l’autre, on en oubliait les soucis du peuple. Je me suis posé la question parce que j’ai passé l’examen d’être face au peuple. Il ne faut pas perdre de vue que le plus grand censeur dans ce pays c’est aussi le peuple. Osez sortir face au public et dites n’importe quoi, la réaction du public est implacable. Quand on parle la langue qu’il comprend, on lui donne le pouvoir de nous juger et il le prend. Je crois que quand on parle au peuple dans les autres langues, il n’écoute pas, même s’il donne l’impression d’entendre. Malheureusement, il est difficile d’intégrer ces langues à notre culture. Chacun est enfermé dans son monde, personne ne lit ce qu’écrit l’autre ni ne tend l’oreille pour l’écouter. J’essaye, à mon niveau, d’intégrer ces langues, mais il faudrait une plus grande liberté au niveau des dogmes du pouvoir pour y arriver. Et tant que la situation est en l’état, tant que le système éducatif est ce qu’il est, tant que la culture est ce qu’elle est, on n’y arrivera pas. Là, par contre, le temps travaille contre le pouvoir, parce que viendra un jour où il prendra conscience qu’il doit renforcer son autonomie intérieure par rapport à l’extérieur. Il faut construire les fondamentaux de la société car vivre du pétrole n’est pas une solution éternelle. Quand il s’arrêtera de couler, tout dépendra du niveau culturel des masses et de leur niveau de citoyenneté.



            - Des pièces de théâtre très courageuses comme celle dont vous avez été l’auteur et interprète, à l’exemple de Babour ghraq, N’ta khouya wana chkoune, et aussi l’adaptation du texte Hafila tassir de Naguib Mahfouz par le regretté Azeddine Medjoubi, sans oublier les œuvres de Kateb Yacine, tout cela a pu se faire du temps du parti unique. Aujourd’hui, la création artistique est rarement engagée alors qu’on dit qu’il y a moins de fermeture qu’avant. Pourquoi ?


            Les pouvoirs ont une faiblesse, ils n’aiment pas les personnes qui ont de la popularité. Parce que la popularité leur revient, à eux, uniquement à eux… Personne à l’époque n’avait eu à l’idée que le théâtre allait être aussi populaire et marquerait autant l’imagination des gens. Le pouvoir pensait que non, ces artistes n’y arriveront pas, laissons-les faire. Même pour Kateb Yacine, ils disaient c’est des trucs d’intellectuels, personne n’y prêtera attention. Nous avions conscience de cela, je disais, quand j’étais à «Théâtre et culture», tant qu’ils ne nous embêtent pas, qu’ils nous laissent faire, gagnons du temps, notre chance est de les prendre de vitesse. C’est dans cette course que j’ai fait Boualem zid el goudem puis Babour ghraq. Après le succès de Babour, le théâtre a été imposé comme la variété à hauteur de 25%. Les salles étaient pleines, les cartes d’invitation se vendaient même au marché noir à Laâqiba. Nous avons mis dix ans à inventer un théâtre algérien avec Kateb Yacine, Alloula, moi-même, Ziani Cherif Ayad, Azzedine Medjoubi. Nous avons mis dix ans pour arriver à faire en sorte que le public s’intéresse au théâtre et en soit satisfait. Et le public algérien n’est pas facile à satisfaire et à convaincre. La relation avec le public, nous l’avions gagnée au prix de longues batailles. Puis, il y a eu la décennie catastrophique.

            De nos jours, il y a le risque énorme de creuser un vrai fossé entre cette période-là et aujourd’hui. C’est la chose la plus grave qui puisse arriver à l’Algérie. Ce fossé signifie que l’époque où l’on pouvait faire des choses est révolue ; oubliez-la et on repart à zéro. Je retrouve aujourd’hui, dans les théâtres, des discussions sur la langue par exemple, alors que c’est une question que nous avions réglée à notre niveau dans les années 1970. J’estime que nier cette période-là est ce qui peut arriver de pire à l’Algérie sur le plan de la mémoire. On ne sait pas quoi faire de ces dix ans, c’est comme une braise qu’on jette d’une main à l’autre sans la poser, car ne sachant où la poser, on choisit de l’éliminer. C’est faire un déni historique, on coupe la mémoire en tranches : celle qu’on garde et celle qu’on jette. Or, au niveau collectif, rien ne s’oublie et tout renaîtra un jour.



            - Le rapport à la mémoire a toujours été problématique, nous n’arrivons pas à lier tous les morceaux fragmentés de notre mémoire. A qui incombe ce rôle de coller les morceaux ?


            C’est ce que j’ai essayé de faire dans El Mouja wellat. En un seul poème, d’un seul souffle je raconte tout et que tout explique tout. Chaque étape est expliquée par la précédente. Il n’y a pas de discontinuité historique, il sera très difficile de saucissonner cette histoire dans la mémoire des gens. Il faudrait peut-être pour cela qu’il y ait transmission du savoir d’une génération à l’autre pour que le lien mémoriel soit intact. Que vous puissiez par exemple transmettre à la génération d’aujourd’hui ce que vous avez fait. ça viendra. Si ce n’est pas moi, ce sera quelqu’un d’autre. Même mon petit-fils reviendra à son grand-père. Qu’il s’agisse de la guerre d’indépendance, de l’indépendance ou de la décennie noire, rien n’a encore été réglé. Pour que cette mémoire se constitue comme un puzzle et qu’on retrouve son intégralité, il est impératif qu’il y ait beaucoup plus de liberté d’expression, une vraie démocratie et beaucoup plus de vérité sur l’histoire. Arriver à séparer l’histoire de la politique dans le sens où la mémoire appartient à tous les Algériens et non pas exclusivement au pouvoir.



            - Et constituer enfin cette fameuse «cohésion sociale» qui est loin d’être une simple manifestation de joie après un match de foot...


            Jusqu’à présent, nous avons construit un nationalisme face au colonialisme. Mais nous n’avons pas un nationalisme construit pour nous-mêmes qui serait patriotisme. L’Algérien n’est algérien qu’en dehors de l’Algérie. Dans la mentalité générale, dans son propre pays, il n’est rien, c’est ce qui fait que les gens partent, aspirent à partir. Une fois à Marseille, il défie tout le monde pour défendre son algérianité. C’est en dehors de notre contexte de vie qu’apparaît notre identité.



            - C’est dans le conflit avec l’autre qu’on est patriote, en quelque sorte…


            C’est en quelque sorte le conflit avec l’autre qui fait renaître notre identité, et donc on n’arrive pas à sortir de l’identité conflictuelle. Nous n’avons pas construit une identité paisible, apaisée, tranquille. Pour organiser la guerre de Libération, il y a eu le Congrès de la Soummam pour définir les grandes lignes de la manière de mener la guerre. Mais à l’indépendance, les «historiques» se sont réunis pour définir comment construire l’indépendance et le vivre-ensemble au fameux Congrès de Tripoli ; ils se sont retrouvés la matinée et, après la pause-déjeuner, personne n’est revenu. Les cinquante années que nous avons vécues sont le résultat de cette séance de l’après-midi qui n’a pas eu lieu. Cette après-midi ratée nous a coûté 50 ans. Les conflits que nous trimballons jusqu’à aujourd’hui auraient pu être résolus cette après-midi-là. L’histoire est donc fragile et ils n’ont pas eu conscience que l’indépendance exigeait un projet de société. Reconquérir le territoire n’était pas une fin en soi.



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            • #7
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              - C’était à l’intellectuel de penser le projet de société, mais c’est une autre élite qui a pris le pouvoir en 1962…


              Déjà pendant la guerre, le conflit intellectuels-paysans était posé. Il est vrai aussi que les intellectuels n’ont pas fait confiance au peuple au départ, il faut le dire aussi. Les oulémas, en parlant des maquisards, disaient ce sont des inconscients qui sont partis à l’aventure, comment vont-ils faire face à la France. Les communistes n’ont pas cru non plus à l’insurrection du peuple. Les intellectuels sont entrés dans la course deux ans après. Les autres avaient déjà pris le pouvoir et la méfiance de l’intellectuel s’est installée.

              Il se trouve que la pensée et l’action sont souvent incompatibles. C’est pour cela que j’aime le théâtre, parce que ma pensée devient vite une action. J’ai écrit des romans, mais c’est d’un grand ennui par rapport à ce que le théâtre m’apporte. Quand je sors face au public, c’est une action sociale entière que j’entreprends, je prends tous les risques. D’ailleurs, j’avais signé avec l’ENAG, depuis trois ans, un contrat pour l’édition de trois de mes romans, rien n’a été édité. Le ministère de la Culture m’a refusé le soutien qu’il accorde à l’édition.



              - Vous dites aussi dans un de vos textes que «l’Algérien a appris à s’accommoder du “moins pire” en oubliant la recherche du “mieux”». Vous en pensiez quoi, que l’Algérien ne connaît pas son bien, «ma ya’arfch slahou» ?


              La qualité de vie est une organisation générale. Il y a la part du pouvoir et l’autre part qui nous incombe. Cette qualité ne vient pas, donc on bricole avec ce qu’on a. Oui, les gens ont appris à s’accommoder du «moins pire».



              - Il y a aussi la peur du pire, ou la peur de la prise de risque qui inhibe.


              La révolte commence quand on sait ce qu’on ne veut pas ; quand on se révolte on peut arriver à savoir ce qu’on veut. Aujourd’hui, les gens n’ont pas cerné ce qu’ils ne veulent pas, c’est tout… Il n’y a pas de visibilité et personne ne peut lire dans ce qui se passe. L’aberration n’est plus exclue de la réalité, elle est même «un possible». Qui va pouvoir analyser cela ? L’analyse a besoin d’un minimum de rationalité.



              - Pourquoi cette peur du politique ? La phrase «je ne fais pas de politique» revient souvent et place la politique comme dans le domaine du prohibé...


              Parce que chaque fois que les gens ont fait de la politique, ils ont été les dindons de la farce, ils en sont conscients aujourd’hui, mais cela ne veut pas dire qu’ils perdent de vue ce qui se passe. Quand quelqu’un dit «je ne fais pas de politique», c’est qu’il sait au moins ce qu’il ne fait pas. C’est déjà hautement politique, ce n’est pas de l’ignorance ni de la démobilisation, il est en attente. Avant, on les a impliqués de fait, derrière le socialisme, la gestion socialiste, la révolution agraire, puis le libéralisme. Nous avons vécu tous les systèmes et étapes que l’humanité a pu créer, même le Moyen Age. Donc légitimement, les gens sont fatigués de ce qui leur est présenté comme politique. Mais quand ils se sentiront en danger, ils réagiront spontanément et assurément. De plus, je crois qu’aujourd’hui, l’équation du conflit n’est pas «pouvoir-peuple», mais plutôt «pouvoir-pouvoir». Le peuple vaque à ses occupations, c’est en haut que la marmite bouillonne. Parce que le pouvoir, depuis l’indépendance, s’est structuré de manière à s’auto-surveiller alors qu’il devrait se construire dans la complémentarité. Il faut se rappeler de la phrase du président Boumediène : «L’homme qu’il faut à la place qu’il faut» ; aujourd’hui on en est à «l’homme qu’on peut à la place qu’il veut»...



              - Quelles difficultés rencontre un artiste pour se produire ?


              On est encore dans le système où les salles appartiennent à l’Etat. Et celles qui échappent au ministère de la Culture, l’Etat veut les récupérer. Cela est complètement antidémocratique. Pourquoi ? Tant qu’elles appartiennent aux APC, la diversité de gestion des salles est garantie par la diversité politique des élus. Le fait qu’elles soient toutes sous tutelle du ministère de la Culture les met dans une situation de monopole et le monopole, par définition, est antidémocratique. Si aujourd’hui les salles sont délaissées par les APC, c’est par manque d’argent. Je me demande pourquoi le ministère aurait plus d’argent pour les faire fonctionner. C’est-à-dire qu’on finance le monopole et pas la démocratie. De retour en Algérie, j’ai senti immédiatement le besoin de prendre la parole, je l’ai prise, j’ai écrit El Mouja wellat. J’ai fait 18 représentations, je ne me suis produit qu’une fois à Béjaïa, Tizi Ouzou, Khenchela, Constantine, et dix fois à Alger.



              - Les intellectuels sont-ils dans une course à la gloire ?


              On se retrouve aujourd’hui dans une situation où chacun cherche sa gloire, en pensant que la gloire va pouvoir résoudre ses problèmes. Mais ce n’est pas vrai, elle ne résout rien, la gloire est un ogre. Plus les gens t’applaudissent, plus tu dois répondre aux applaudissements. La confrontation au public est un gros risque en soi sur le plan individuel. C’est pour cela qu’il faut toujours savoir par qui on veut être reconnu et applaudi. Un artiste qui ne maîtrise pas les chemins de sa gloire ne saura jamais pourquoi il est monté et connaîtra encore moins les raisons de sa descente aux enfers.



              - Un intellectuel est d’abord un porteur de valeurs, il défend la justice, le droit. Il se trouve toutefois que l’intellectuel algérien ne réagit pas quand il y a des atteintes au droit et à la justice. Pourquoi ?


              Il est très difficile de sortir du cadre général qu’impose l’Etat. Les personnes autonomes sont marginalisées. Il est difficile, avec l’organisation des Etats aujourd’hui, qu’ils soient démocratiques ou non démocratiques, d’avoir une parole qui sorte et qui défende quelque chose sans qu’elle ne soit récupérée. L’appareil médiatique est d’une puissance telle qu’il broie tout. Et c’est là qu’il faut se protéger et avoir du talent pour garder son talent. Imaginez-vous que chacune de mes pièces a été une stratégie en soi, chacune a sa propre histoire. Je ne suis pas un faiseur de pièces mais un créateur de quelque chose qui est une dialectique entre l’art, la société et l’histoire et qu’on appelle «théâtre».



              - Nous avons commencé l’entretien par le rapport de l’intellectuel à la société, quel est-il vis-à-vis du pouvoir ?


              Le pouvoir, dans le meilleur des cas, organise et met de l’ordre dans la société. La fonction de l’intellectuel est justement de mettre le désordre dans les idées. Ce sont là deux fonctions complètement différentes et qui peuvent être complémentaires. Comme il y a des ordres dangereux et des pensées folles, les deux espaces doivent être séparés. L’espace politique doit être indépendant de l’espace de la pensée, comme il doit être indépendant de la justice et des religions. Le niveau d’évolution et de démocratisation se mesure dans une société par l’indépendance des sphères qui la traverse. Que l’Etat reconnaisse la fonction et la place des intellectuels dans la société et leur accorde protection et indépendance. Avoir des ministères de la Culture, de la Communication et des Habous est incongru. Pourquoi le pouvoir se sent-il obligé de gérer la culture, la presse et le religieux ? Des hauts conseils élus, dans chaque discipline, suffiraient largement. Il ne faut pas perdre de vue que le niveau du débat en Algérie ne souffre pas de hauteur, mais c’est le projet fédérateur qui fait défaut. Aujourd’hui, la société algérienne cherche l’épicentre de ses conflits parce qu’il n’y a pas de visibilité pour un projet de société, c’est pour cela qu’il faut qu’on réapprenne à se parler.
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              • #8
                Ce topic m'a fait pleurer tout à l'heure ... de vrais larmes heureusement j'étais seul dans la voiture

                lorsque la propagande le discours vide et la lacheté envers le pays est là c'est Ben'mhedi qui vient caresser avec son sourire mes yeux et je continue à me battre

                merci beaucoup

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