Rapports avec le passé et conflits historiographiques
Partons d'un exemple : comment a été appréhendée et comment est ressentie l'Algérie ottomane qui, faute de mieux, a longtemps constitué le référent d'un État algérien qu'aurait détruit le colonisateur français ?
Sur ce point, par un paradoxe qui n'est pas innocent, des historiens colonialistes et des historiens nationalistes ont pu être implicitement d'accord: le modèle de l'État légitime et digne de ce nom ne pouvait pas, pour les nationalistes, être trouvé dans les royaumes berbères, antérieurs à l'époque ottomane: ces derniers étaient vus comme trop entachés de particularismes tribaux et régionaux pour incarner la nation. Le modèle célèbre d'Ibn Khaldûn, diplomate, historien et sociologue écrivant au XIVe siècle sur les modes de prise du pouvoir et de dessaisissement du pouvoir pouvait conforter le mythe de l'inachèvement, voire de l'indignité de ces États.
Un universitaire colonial de l'entre-deux-guerres, Émile-Félix Gautier, de son côté, tirait argument de l'«anarchie» berbère, puis de l'emprise ottomane, pour conclure que, décidément, les hommes du Maghreb étaient incapables de s'organiser eux-mêmes et qu'ils avaient besoin en permanence d'être organisés par d'autres : les Romains, les Arabes, les Turcs, les Français... Bien sûr, pour lui, les Arabes et les Turcs étaient loin de valoir les Romains et leurs descendants en mythologie coloniale français. D'où l'idée, très coloniale, de «siècles obscurs du Maghreb». Et cette «anarchie» que traduit avec plus de force encore peut-être le terme arabe de fawda fut rejetée avec autant de force par les reconstructeurs de l'histoire nationale.
A vrai dire, les savants colonialistes et les savants nationalistes n'écrivirent pas et n'enseignèrent pas sans se lire mutuellement. Par exemple, un Joseph Desparmet, professeur d'arabe et fin observateur de l'Algérie des années 20 et 30, lisait assidûment toutes les productions des 'ulamâ' (la cléricature musulmane réformatrice). Il comprit fort bien que l'œuvre d'éducation entreprise par eux pour donner au peuple une nouvelle culture, rivale en dignité de celle du colonisateur, était en train de constituer la conscience nationale moderne par la fixation de références finalement triomphantes et qui empruntaient aux modèles orientaux acclimatés en Algérie.
Symétriquement, ce que voulurent faire les historiens 'ulâmâ' comme Mubarak al-Mili et, plus encore, Tawfiq al-Madanî, ce fut de construire un passé ressemblant aux modèles téléologiques de l'histoire de France. Fut ainsi produite une histoire telle que l'avait conçue, pour les enfants et pour les grands, Ernest Lavisse, l'historien officiel de la troisième République : toute l'histoire de l'Algérie ne servait qu'à expliquer le cheminement vers l'État national moderne accompli. Une galerie de portraits des grands ancêtres prestigieux, de Jugurtha à l'émir Abd El Kader, répondait en écho à la galerie de portraits des Français, de Vercingétorix à Napoléon. La fierté nationale reconquise répondait aux arrogants modèles narcissiques diffusés par l'école coloniale.
Dans les deux cas, fut produite une histoire idéologique, l'histoire nationaliste se situant en quelque sorte en symétrique de l'histoire coloniale. Aujourd'hui, certes, les passions n'ont pas disparu. On continue encore à entretenir des stéréotypes et à divulguer des délires des deux côtés mais il existe beaucoup plus qu'il y a seulement dix ans une communauté scientifique par delà la Méditerranée, communauté qui n'est plus empoisonnée par les défiances et les malentendus qui marquaient naguère la production historique.
Une nouvelle génération d'historiens européens est apparue en Europe dans les années cinquante et soixante, à la suite de l'œuvre pionnière de Charles-André Julien qui avait commencé à s'éloigner des modèles coloniaux stéréotypés. La publication d'œuvres importantes - par exemple le livre d'André Nouschi, en 1961 sur l'histoire du Constantinois de 1830 à 1919, puis en 1974, de l'Allemand Hartmut Elsenhans sur la guerre franco-algérienne de 1954-62 - a fixé une nouvelle légitimité scientifique de l'histoire qui a forcé le respect : le livre d'André Nouschi a été salué par Tawfiq al-Madani comme « la goûte d'eau rafraichissante offerte au voyageur après une longue étape.» Actuellement, avec des historiens comme Mohammed Harbi sur l'histoire du F.L.N., Daho Djerbal sur les mémoires de Lakhdar Ben Tobbal ou Omar Carlier sur l'Etoile Nord-Africaine et le P.P.A., mais aussi tout récemment Houari Touati sur les lettrés, les saints et les sorciers au XVIIème siècle, la connaissance scientifique du passé de l'Algérie a fait des progrès décisifs.
Partons d'un exemple : comment a été appréhendée et comment est ressentie l'Algérie ottomane qui, faute de mieux, a longtemps constitué le référent d'un État algérien qu'aurait détruit le colonisateur français ?
Sur ce point, par un paradoxe qui n'est pas innocent, des historiens colonialistes et des historiens nationalistes ont pu être implicitement d'accord: le modèle de l'État légitime et digne de ce nom ne pouvait pas, pour les nationalistes, être trouvé dans les royaumes berbères, antérieurs à l'époque ottomane: ces derniers étaient vus comme trop entachés de particularismes tribaux et régionaux pour incarner la nation. Le modèle célèbre d'Ibn Khaldûn, diplomate, historien et sociologue écrivant au XIVe siècle sur les modes de prise du pouvoir et de dessaisissement du pouvoir pouvait conforter le mythe de l'inachèvement, voire de l'indignité de ces États.
Un universitaire colonial de l'entre-deux-guerres, Émile-Félix Gautier, de son côté, tirait argument de l'«anarchie» berbère, puis de l'emprise ottomane, pour conclure que, décidément, les hommes du Maghreb étaient incapables de s'organiser eux-mêmes et qu'ils avaient besoin en permanence d'être organisés par d'autres : les Romains, les Arabes, les Turcs, les Français... Bien sûr, pour lui, les Arabes et les Turcs étaient loin de valoir les Romains et leurs descendants en mythologie coloniale français. D'où l'idée, très coloniale, de «siècles obscurs du Maghreb». Et cette «anarchie» que traduit avec plus de force encore peut-être le terme arabe de fawda fut rejetée avec autant de force par les reconstructeurs de l'histoire nationale.
A vrai dire, les savants colonialistes et les savants nationalistes n'écrivirent pas et n'enseignèrent pas sans se lire mutuellement. Par exemple, un Joseph Desparmet, professeur d'arabe et fin observateur de l'Algérie des années 20 et 30, lisait assidûment toutes les productions des 'ulamâ' (la cléricature musulmane réformatrice). Il comprit fort bien que l'œuvre d'éducation entreprise par eux pour donner au peuple une nouvelle culture, rivale en dignité de celle du colonisateur, était en train de constituer la conscience nationale moderne par la fixation de références finalement triomphantes et qui empruntaient aux modèles orientaux acclimatés en Algérie.
Symétriquement, ce que voulurent faire les historiens 'ulâmâ' comme Mubarak al-Mili et, plus encore, Tawfiq al-Madanî, ce fut de construire un passé ressemblant aux modèles téléologiques de l'histoire de France. Fut ainsi produite une histoire telle que l'avait conçue, pour les enfants et pour les grands, Ernest Lavisse, l'historien officiel de la troisième République : toute l'histoire de l'Algérie ne servait qu'à expliquer le cheminement vers l'État national moderne accompli. Une galerie de portraits des grands ancêtres prestigieux, de Jugurtha à l'émir Abd El Kader, répondait en écho à la galerie de portraits des Français, de Vercingétorix à Napoléon. La fierté nationale reconquise répondait aux arrogants modèles narcissiques diffusés par l'école coloniale.
Dans les deux cas, fut produite une histoire idéologique, l'histoire nationaliste se situant en quelque sorte en symétrique de l'histoire coloniale. Aujourd'hui, certes, les passions n'ont pas disparu. On continue encore à entretenir des stéréotypes et à divulguer des délires des deux côtés mais il existe beaucoup plus qu'il y a seulement dix ans une communauté scientifique par delà la Méditerranée, communauté qui n'est plus empoisonnée par les défiances et les malentendus qui marquaient naguère la production historique.
Une nouvelle génération d'historiens européens est apparue en Europe dans les années cinquante et soixante, à la suite de l'œuvre pionnière de Charles-André Julien qui avait commencé à s'éloigner des modèles coloniaux stéréotypés. La publication d'œuvres importantes - par exemple le livre d'André Nouschi, en 1961 sur l'histoire du Constantinois de 1830 à 1919, puis en 1974, de l'Allemand Hartmut Elsenhans sur la guerre franco-algérienne de 1954-62 - a fixé une nouvelle légitimité scientifique de l'histoire qui a forcé le respect : le livre d'André Nouschi a été salué par Tawfiq al-Madani comme « la goûte d'eau rafraichissante offerte au voyageur après une longue étape.» Actuellement, avec des historiens comme Mohammed Harbi sur l'histoire du F.L.N., Daho Djerbal sur les mémoires de Lakhdar Ben Tobbal ou Omar Carlier sur l'Etoile Nord-Africaine et le P.P.A., mais aussi tout récemment Houari Touati sur les lettrés, les saints et les sorciers au XVIIème siècle, la connaissance scientifique du passé de l'Algérie a fait des progrès décisifs.
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