Par Mohamed Chafik Mesbah, officier supérieur de l’ANP à la retraite
1- Dans les moments intenses qui précédèrent le déclenchement de la révolution du 1er Novembre 1954, alors que les rangs du mouvement national - en l’occurrence le PPA-MTLD, principal parti porteur du projet nationaliste - étaient gravement divisés, un Comité révolutionnaire d’unité et d’action (CRUA), composé d’éminents militants et dirigeants nationalistes - dont le regretté Mohamed Boudiaf -, avait lancé, sous la dénomination d’«Appel à la raison», une adresse pour dépasser les clivages fratricides en vue de préparer, solidairement, le passage à la lutte armée. Cet appel n’ayant pas eu le succès escompté, ce fut le conclave des «22», composé des seuls membres de l’Organisation spéciale, qui prit l’initiative historique du déclenchement de la guerre de Libération nationale.
2- Nous sommes, à bien des égards, dans une phase comparable où, face à la grave crise qui secoue l’Algérie, une voie étroite reste encore ouverte pour un dénouement de raison. Nonobstant toutes les polémiques actuelles au caractère politicien, une menace majeure pèse sur l’Algérie avec trois risques gravissimes que sont le risque de désintégration territoriale, le risque de dislocation de la cohésion sociale et, enfin, le risque d’effritement de l’unité de l’armée.
3- Ces trois risques forment la trame d’une véritable menace de sécurité nationale. S’agissant, tout singulièrement, de l’unité des rangs au sein de l’institution militaire, est-il besoin de rappeler que, depuis un temps déjà, des fissures ont commencé à altérer la cohésion qui existait entre corps de bataille et services de renseignement. Il est loisible de critiquer, à souhait, les défaillances qui ont pu marquer les démarches respectives des deux composantes de l’institution militaire, l’état-major de l’ANP et le Département du renseignement et de la sécurité. Il n’empêche, c’est la conjugaison des efforts de ces deux institutions, soudées contre le péril majeur guettant le pays, qui a constitué le socle sur lequel a reposé la pérennité de l’Etat-nation.
4- S’agissant, plus particulièrement, des services de renseignement, nonobstant le rôle d’interface avec la société politique qu’ils ont eu jouer au profit des instances légales du pays, ils se sont réorientés, avec la baisse d’intensité du danger terroriste, vers deux pôles d’activité essentiels :
- La neutralisation des atteintes à l’économie nationale, terme générique pour désigner, en particulier, la lutte contre la grande corruption. Ainsi, ces services ont eu à mener des investigations poussées qui ont mis en évidence la gravité des malversations commises au titre des affaires dénommées «concessions agricoles», «autoroute Est-Ouest» et «Sonatrach».
- La neutralisation des menées étrangères hostiles, au sens d’actions d’intelligence ennemies. Il s’agit, en l’espèce, des tentatives d’interférence des services de renseignement étrangers sur le processus de prise de décision stratégique en vue d’influer sur la décision elle-même.
5- En marge de ces deux pôles d’activité, les services de renseignement ont continué d’assumer la tâche afférente à la lutte contre le terrorisme, notamment en rapport avec les menaces nouvelles prévalant au niveau de nos frontières sahariennes et au-delà. Afin, cependant, de soulager les structures classiques de renseignement, un dispositif organisationnel ad hoc a été mis en place avec, à son bilan, des résultats importants salués par les partenaires étrangers. Cette structure dont les activités font l’objet de commentaires abusifs dans la presse est une entité vivante que les pays et puissances concernés par la sécurité du Sahel considèrent comme la pierre angulaire du combat mené contre l’hydre terroriste dans la région. Perturber son fonctionnement, c’est courir le risque de compromettre son action, voire de provoquer le désaveu des partenaires occidentaux de l’Algérie.
6- Bien des prétextes ont été brandis pour justifier les attaques enflammées, actuellement lancées, sans discernement, contre les services de renseignement du pays. Dans l’ouvrage Problématique Algérie que j’ai publié en 2009, figure une présentation exhaustive de ce que pourrait être une véritable réforme des services de renseignement. Indéniablement, cette réforme reste à accomplir. Mais il faut se garder de l’attitude juvénile qui consiste à vouloir mettre aux normes de la démocratie, ici et là, l’appareil national de renseignement et de sécurité. C'est-à-dire, en faisant fi de la nature autoritariste de l’Etat algérien, laquelle exige, tout au contraire, l’usage d’appareils répressifs. Est-il besoin, à cet égard, de souligner que l’autoritarisme dans la conduite des affaires publiques ne s’est jamais aussi bien vérifié que sous le règne de M. Abdelaziz Bouteflika ?
7- C’est dire que les propos colportés à propos de la volonté de «civilisation» du système politique algérien avec, en sous-entendu, la mise aux normes du mode d’organisation et de fonctionnement des services de renseignement sont un leurre. C’est à tort que certains leaders politiques et autres observateurs supposément avertis ont évoqué la dissolution de ce qu’ils désignent comme la «police politique». Ce qui s’est déroulé constitue une simple reconfiguration des services de renseignement avec préservation des mêmes missions, y compris celles ayant trait au contrôle du champ politique. Dans cette reconfiguration, c’est juste la tutelle qui change avec un choix de nouveaux responsables cooptés par l’environnement immédiat du chef de l’Etat. Ces nouveaux chefs ont été mes compagnons au sein de l’institution et je ne me crois pas fondé à contester leurs compétences. Ils ont effectué un parcours professionnel classique qui les prédispose à assumer des fonctions de commandement. Leur désignation, dans un contexte ordinaire, n’aurait pas soulevé de remarque. Dans les circonstances présentes, il est à espérer qu’aucune autre loyauté, vis-à-vis de coteries ou d’individus, ne se substitue, chez ces nouveaux chefs, à celle qu’ils doivent exclusivement à leur patrie.
8- Cette reconfiguration ne va pas mettre fin à la mission de contrôle du champ politique que décrient les contradicteurs des services de renseignement. Plus que jamais, le régime de Monsieur Abdelaziz Bouteflika s’appuiera sur un appareil de renseignement encore plus dédié à la répression des libertés politiques. Encore plus grave, il ne faut pas s’étonner que les missions relatives à la lutte contre les atteintes à l’économie nationale et à la neutralisation des menées d’intelligence étrangère soient déclassées dans l’ordre des nouvelles priorités. Bref, ce qui intéresse le chef de l’Etat et le cercle environnant, c’est le contrôle de la société, pas sa protection. Répétons-nous, l’adaptation des services de renseignement aux canons de l’Etat de droit ne peut être envisagée hors contexte historique. C’est dans le cadre d’une véritable transition démocratique qu’elle est concevable et cette transition tarde à venir.
9- Laissons donc de côté l’objectif fallacieux de la campagne actuelle contre les services de renseignement algériens. Derrière la prétendue volonté de réforme de ces services, dans le sens de l’instauration d’un Etat «civil», n’est-ce pas le souci de conservation du pouvoir qui se cache, puisque là réside la préoccupation du chef de l’Etat et de ceux qui forment le cercle présidentiel ? Le mobile de la manœuvre n’est pas tant de «moraliser» l’action des services de renseignement mais de les déposséder de leurs capacités d’action contre la grande corruption et contre l’instauration de liens d’intelligence entre corrupteurs étrangers et corrompus nationaux. C’est sous cet angle qu’il faut interpréter la démarche de ceux qui agissent dans le sens d’une paralysie préjudiciable des appareils de renseignement et de sécurité.
10- Les pays communistes eux-mêmes, lorsqu’ils sont passés au système libéral, ont réformé leurs services de renseignement dans la discrétion, avec le souci d’une économie maximale en matière de ressources humaines. Markus Wolf, maitre-espion de la Stasi, ne peut, sans doute pas, constituer une référence morale. Même si, au terme de sa carrière, convaincu des limites du système autoritariste est-allemand, il a participé aux manifestations de contestation du régime Honecker. Tenons-en nous à son comportement professionnel. Au lendemain de la chute du mur de Berlin, le maître espion allemand a résisté à la tentation de se réfugier en Israël qui lui avait ouvert ses portes à condition de révéler l’écheveau des réseaux d’agents qu’il avait tissé tout le long de sa carrière. Il a préféré terminer paisiblement ses jours dans son pays natal, l’Allemagne, pays où, dans le respect de ses exploits passés, il n’eut même pas à purger sa peine de prison toute symbolique. Cette digression peut paraître étrangère au sujet.
Elle vise à interpeller ceux qui sonnent l’hallali contre les services de renseignement de leur pays. Qu’ils s’efforcent, donc, d’accéder à l’intelligence sublime du jugement du chancelier prussien Otto Bismarck : «Le renseignement est un métier de seigneurs.»
.../...
1- Dans les moments intenses qui précédèrent le déclenchement de la révolution du 1er Novembre 1954, alors que les rangs du mouvement national - en l’occurrence le PPA-MTLD, principal parti porteur du projet nationaliste - étaient gravement divisés, un Comité révolutionnaire d’unité et d’action (CRUA), composé d’éminents militants et dirigeants nationalistes - dont le regretté Mohamed Boudiaf -, avait lancé, sous la dénomination d’«Appel à la raison», une adresse pour dépasser les clivages fratricides en vue de préparer, solidairement, le passage à la lutte armée. Cet appel n’ayant pas eu le succès escompté, ce fut le conclave des «22», composé des seuls membres de l’Organisation spéciale, qui prit l’initiative historique du déclenchement de la guerre de Libération nationale.
2- Nous sommes, à bien des égards, dans une phase comparable où, face à la grave crise qui secoue l’Algérie, une voie étroite reste encore ouverte pour un dénouement de raison. Nonobstant toutes les polémiques actuelles au caractère politicien, une menace majeure pèse sur l’Algérie avec trois risques gravissimes que sont le risque de désintégration territoriale, le risque de dislocation de la cohésion sociale et, enfin, le risque d’effritement de l’unité de l’armée.
3- Ces trois risques forment la trame d’une véritable menace de sécurité nationale. S’agissant, tout singulièrement, de l’unité des rangs au sein de l’institution militaire, est-il besoin de rappeler que, depuis un temps déjà, des fissures ont commencé à altérer la cohésion qui existait entre corps de bataille et services de renseignement. Il est loisible de critiquer, à souhait, les défaillances qui ont pu marquer les démarches respectives des deux composantes de l’institution militaire, l’état-major de l’ANP et le Département du renseignement et de la sécurité. Il n’empêche, c’est la conjugaison des efforts de ces deux institutions, soudées contre le péril majeur guettant le pays, qui a constitué le socle sur lequel a reposé la pérennité de l’Etat-nation.
4- S’agissant, plus particulièrement, des services de renseignement, nonobstant le rôle d’interface avec la société politique qu’ils ont eu jouer au profit des instances légales du pays, ils se sont réorientés, avec la baisse d’intensité du danger terroriste, vers deux pôles d’activité essentiels :
- La neutralisation des atteintes à l’économie nationale, terme générique pour désigner, en particulier, la lutte contre la grande corruption. Ainsi, ces services ont eu à mener des investigations poussées qui ont mis en évidence la gravité des malversations commises au titre des affaires dénommées «concessions agricoles», «autoroute Est-Ouest» et «Sonatrach».
- La neutralisation des menées étrangères hostiles, au sens d’actions d’intelligence ennemies. Il s’agit, en l’espèce, des tentatives d’interférence des services de renseignement étrangers sur le processus de prise de décision stratégique en vue d’influer sur la décision elle-même.
5- En marge de ces deux pôles d’activité, les services de renseignement ont continué d’assumer la tâche afférente à la lutte contre le terrorisme, notamment en rapport avec les menaces nouvelles prévalant au niveau de nos frontières sahariennes et au-delà. Afin, cependant, de soulager les structures classiques de renseignement, un dispositif organisationnel ad hoc a été mis en place avec, à son bilan, des résultats importants salués par les partenaires étrangers. Cette structure dont les activités font l’objet de commentaires abusifs dans la presse est une entité vivante que les pays et puissances concernés par la sécurité du Sahel considèrent comme la pierre angulaire du combat mené contre l’hydre terroriste dans la région. Perturber son fonctionnement, c’est courir le risque de compromettre son action, voire de provoquer le désaveu des partenaires occidentaux de l’Algérie.
6- Bien des prétextes ont été brandis pour justifier les attaques enflammées, actuellement lancées, sans discernement, contre les services de renseignement du pays. Dans l’ouvrage Problématique Algérie que j’ai publié en 2009, figure une présentation exhaustive de ce que pourrait être une véritable réforme des services de renseignement. Indéniablement, cette réforme reste à accomplir. Mais il faut se garder de l’attitude juvénile qui consiste à vouloir mettre aux normes de la démocratie, ici et là, l’appareil national de renseignement et de sécurité. C'est-à-dire, en faisant fi de la nature autoritariste de l’Etat algérien, laquelle exige, tout au contraire, l’usage d’appareils répressifs. Est-il besoin, à cet égard, de souligner que l’autoritarisme dans la conduite des affaires publiques ne s’est jamais aussi bien vérifié que sous le règne de M. Abdelaziz Bouteflika ?
7- C’est dire que les propos colportés à propos de la volonté de «civilisation» du système politique algérien avec, en sous-entendu, la mise aux normes du mode d’organisation et de fonctionnement des services de renseignement sont un leurre. C’est à tort que certains leaders politiques et autres observateurs supposément avertis ont évoqué la dissolution de ce qu’ils désignent comme la «police politique». Ce qui s’est déroulé constitue une simple reconfiguration des services de renseignement avec préservation des mêmes missions, y compris celles ayant trait au contrôle du champ politique. Dans cette reconfiguration, c’est juste la tutelle qui change avec un choix de nouveaux responsables cooptés par l’environnement immédiat du chef de l’Etat. Ces nouveaux chefs ont été mes compagnons au sein de l’institution et je ne me crois pas fondé à contester leurs compétences. Ils ont effectué un parcours professionnel classique qui les prédispose à assumer des fonctions de commandement. Leur désignation, dans un contexte ordinaire, n’aurait pas soulevé de remarque. Dans les circonstances présentes, il est à espérer qu’aucune autre loyauté, vis-à-vis de coteries ou d’individus, ne se substitue, chez ces nouveaux chefs, à celle qu’ils doivent exclusivement à leur patrie.
8- Cette reconfiguration ne va pas mettre fin à la mission de contrôle du champ politique que décrient les contradicteurs des services de renseignement. Plus que jamais, le régime de Monsieur Abdelaziz Bouteflika s’appuiera sur un appareil de renseignement encore plus dédié à la répression des libertés politiques. Encore plus grave, il ne faut pas s’étonner que les missions relatives à la lutte contre les atteintes à l’économie nationale et à la neutralisation des menées d’intelligence étrangère soient déclassées dans l’ordre des nouvelles priorités. Bref, ce qui intéresse le chef de l’Etat et le cercle environnant, c’est le contrôle de la société, pas sa protection. Répétons-nous, l’adaptation des services de renseignement aux canons de l’Etat de droit ne peut être envisagée hors contexte historique. C’est dans le cadre d’une véritable transition démocratique qu’elle est concevable et cette transition tarde à venir.
9- Laissons donc de côté l’objectif fallacieux de la campagne actuelle contre les services de renseignement algériens. Derrière la prétendue volonté de réforme de ces services, dans le sens de l’instauration d’un Etat «civil», n’est-ce pas le souci de conservation du pouvoir qui se cache, puisque là réside la préoccupation du chef de l’Etat et de ceux qui forment le cercle présidentiel ? Le mobile de la manœuvre n’est pas tant de «moraliser» l’action des services de renseignement mais de les déposséder de leurs capacités d’action contre la grande corruption et contre l’instauration de liens d’intelligence entre corrupteurs étrangers et corrompus nationaux. C’est sous cet angle qu’il faut interpréter la démarche de ceux qui agissent dans le sens d’une paralysie préjudiciable des appareils de renseignement et de sécurité.
10- Les pays communistes eux-mêmes, lorsqu’ils sont passés au système libéral, ont réformé leurs services de renseignement dans la discrétion, avec le souci d’une économie maximale en matière de ressources humaines. Markus Wolf, maitre-espion de la Stasi, ne peut, sans doute pas, constituer une référence morale. Même si, au terme de sa carrière, convaincu des limites du système autoritariste est-allemand, il a participé aux manifestations de contestation du régime Honecker. Tenons-en nous à son comportement professionnel. Au lendemain de la chute du mur de Berlin, le maître espion allemand a résisté à la tentation de se réfugier en Israël qui lui avait ouvert ses portes à condition de révéler l’écheveau des réseaux d’agents qu’il avait tissé tout le long de sa carrière. Il a préféré terminer paisiblement ses jours dans son pays natal, l’Allemagne, pays où, dans le respect de ses exploits passés, il n’eut même pas à purger sa peine de prison toute symbolique. Cette digression peut paraître étrangère au sujet.
Elle vise à interpeller ceux qui sonnent l’hallali contre les services de renseignement de leur pays. Qu’ils s’efforcent, donc, d’accéder à l’intelligence sublime du jugement du chancelier prussien Otto Bismarck : «Le renseignement est un métier de seigneurs.»
.../...
Commentaire