Voilà quelques semaines, Stephen Hawking faisait à nouveau parler de lui en remettant en cause ses travaux sur la théorie des trous noirs, laissant ses collègues perplexes, et pas seulement eux. Futura-Sciences a demandé à Jean-Pierre Luminet, l'un des experts français des trous noirs du point de vue de l'astrophysique et de la physique théorique, ce qu'il fallait penser des déclarations de Hawking. Faut-il vraiment remettre en cause l'existence des trous noirs ?
Le 18/02/2014 à 15:25 - Par Laurent Sacco, Futura-Sciences
Le champ de gravitation d'un trou noir stellaire entouré d'un disque d'accrétion chaud et lumineux déforme fortement l'image de ce disque. On peut s'en rendre compte avec cette image, extraite d'une simulation de ce que verrait un observateur s'approchant de l'astre compact selon une direction légèrement inclinée au-dessus du disque d'accrétion. La partie du disque située derrière le trou noir semble tordue à 90° et devient visible. Jean-Pierre Luminet a fait la première simulation de ces images en 1979, comme il l'explique dans une vidéo au début de cet article. © Jean-Pierre Luminet, Jean-Alain Marck
Le champ de gravitation d'un trou noir stellaire entouré d'un disque d'accrétion chaud et lumineux déforme fortement l'image de ce disque. On peut s'en rendre compte avec cette image, extraite d'une simulation de ce que verrait un observateur s'approchant de l'astre compact selon une direction légèrement inclinée au-dessus du disque d'accrétion. La partie du disque située derrière le trou noir semble tordue à 90° et devient visible. Jean-Pierre Luminet a fait la première simulation de ces images en 1979, comme il l'explique dans une vidéo au début de cet article. © Jean-Pierre Luminet, Jean-Alain Marck
Dans son livre Trous noirs et distorsions du temps, publié au début des années 1990, le célèbre astrophysicien relativiste Kip Thorne faisait part de certaines de ses réflexions au sujet de que l’on pourrait appeler le « style » de Stephen Hawking en physique. De plus en plus incapable de faire des calculs sur le papier, éprouvant des difficultés grandissantes à communiquer alors que sa maladie progressait à la fin des années 1960 et pendant les années 1970, Hawking avait entraîné son intuition et son esprit à penser en termes de diagrammes géométriques et à faire des calculs de tête. Les autres chercheurs n’avaient pas à se soumettre à une telle discipline. Le Britannique se devait aussi de condenser une pensée cristalline en peu de mots. Graduellement, craignant de ne plus avoir beaucoup de temps devant lui, il préféra, pour progresser rapidement, lancer de brillantes idées sans prendre soin de leur donner une justification rigoureuse, comme il avait l’habitude de le faire encore jusqu’à la fin des années 1970, les démonstrations étant probablement laissées à d’autres.
Il en a résulté que depuis quelques décennies, il apparaît parfois pour ses collègues un peu comme l’oracle de Delphes. Quand Stephen Hawking se prononce sur une question profonde, les autres ne discernent pas toujours, sans y avoir réfléchi eux-mêmes avec leur propre style de pensée pendant un certain temps, si Hawking livre de simples spéculations ou s’il a lui-même déjà constitué une série d’arguments convaincants à l’appui de ses idées. Thorne ajoute d’ailleurs que ses collègues et lui se sont parfois posé la question de savoir si Hawking ne s’amusait pas un peu avec eux, profitant de son exceptionnelle intuition. Peut-être faut-il avoir toutes ces considérations à l’esprit lorsqu’on cherche à comprendre le contenu et la signification de ses dernières déclarations au sujet des trous noirs.
Jean-Pierre Luminet s'est intéressé dès les années 1970 à la théorie des trous noirs. Il nous explique pourquoi. © Du Big Bang au vivant, YouTube
Les déclarations de Stephen Hawking et des chercheurs dubitatifs
Il faut bien avouer qu’elles laissent les chercheurs perplexes et dubitatifs, car le court papier que Stephen Hawking a déposé sur arxiv ne contient aucune équation, juste des arguments généraux qui paraissent assez flous. Que faut-il donc penser des paroles du chercheur lorsqu’il suggère que les trous noirs n’existent pas vraiment, que seuls existent des horizons apparents et qu’il n’est pas nécessaire d’introduire des « firewalls » (ou pare-feux) au niveau de l’horizon des trous noirs pour résoudre le paradoxe de l’information ?
Pour tenter d’y voir un peu plus clair, Futura-Sciences a demandé à l’un des grands spécialistes français de la théorie des trous noirs, qui connaît personnellement Hawking, ce que lui inspiraient ses déclarations récentes. Il s’agit bien sûr de Jean-Pierre Luminet, qui possède désormais un blog.
À l’origine avec Hubert Reeves du projet multiplateforme « Du Big Bang au vivant » traitant pour un large public des avancées de la cosmologie, de l’astrophysique et de l’exobiologie, Jean-Pierre Luminet a aussi écrit une somme impressionnante, mais très accessible, sur la physique et l’astrophysique des trous noirs : Le destin de l’univers.
Les trous noirs stellaires et celui au centre de la Voie lactée nous menacent-ils ? Jean-Pierre Luminet nous répond. © Du Big Bang au vivant, YouTube
Futura-Sciences : Stephen Hawking propose de remettre en cause la notion d’horizon des événements, sur laquelle repose la notion de trou noir. Mais n’existe-t-il pas des preuves de l’existence de cet horizon, avec les objets que l’on interprète comme d’authentiques trous noirs en astrophysique ?
Jean-Pierre Luminet : Paradoxalement, si l’on prend au sérieux jusqu’au bout la théorie mathématique des trous noirs, une telle preuve n’existe pas et ne peut pas être donnée. Le statut de l’horizon des événements n’est pas sans rappeler celui du zéro absolu qui, par définition, est inatteignable en pratique, puisqu’il faudrait pouvoir complètement stopper tous les mouvements des particules formant un système physique. La relativité générale nous apprend que lorsqu’une étoile s’effondre pour former un trou noir, il arrive un moment où le temps semble ralentir de plus en plus pour un observateur extérieur étudiant le phénomène. Il en va de même pour les mouvements d’un astronaute en chute libre en direction de l’horizon des événements d’un trou noir. L’étoile semble devoir se figer pour l’éternité avant de pénétrer dans la région dont la taille est donnée par le fameux rayon de Schwarzschild. Qui plus est, le champ de gravitation provoque un décalage vers le rouge de plus en plus prononcé, et la luminosité de l’étoile diminue jusqu'à ce qu'elle devienne invisible. En pratique, toujours pour un observateur extérieur et il ne faut pas l’oublier, il faudrait attendre un temps infiniment long pour observer la formation de l’horizon des événements ou voir un objet en chute libre vers cet horizon l’atteindre. Ce n’est pas le cas pour un observateur tombant sur le trou noir qui, de son point de vue, franchit l’horizon des événements en un temps fini et qui peut être très court.
Nous pensons que les objets que nous appelons des trous noirs en sont réellement essentiellement parce que les explications les plus cohérentes et les plus plausibles pour rendre compte tout à la fois de leurs masses et des caractéristiques des rayonnements qu’ils émettent, en particulier dans le domaine des rayons X, sont celles provenant de la théorie des trous noirs. Nous n’avons pas non plus de réelles raisons de penser qu’il existe des mécanismes plausibles qui seraient en mesure de stopper l’effondrement et l’apparition d’un horizon des événements pour une étoile suffisamment massive en fin de vie.
Jean-Pierre Luminet nous explique que des collisions entre trous noirs géants doivent se produire dans l'univers. La croissance inéluctable de la taille des horizons fait penser à la croissance de l'entropie en thermodynamique. Comme Hawking et Bekenstein l'ont montré, ce n'est pas un hasard. © Du Big Bang au vivant, YouTube
Le 18/02/2014 à 15:25 - Par Laurent Sacco, Futura-Sciences
Le champ de gravitation d'un trou noir stellaire entouré d'un disque d'accrétion chaud et lumineux déforme fortement l'image de ce disque. On peut s'en rendre compte avec cette image, extraite d'une simulation de ce que verrait un observateur s'approchant de l'astre compact selon une direction légèrement inclinée au-dessus du disque d'accrétion. La partie du disque située derrière le trou noir semble tordue à 90° et devient visible. Jean-Pierre Luminet a fait la première simulation de ces images en 1979, comme il l'explique dans une vidéo au début de cet article. © Jean-Pierre Luminet, Jean-Alain Marck
Le champ de gravitation d'un trou noir stellaire entouré d'un disque d'accrétion chaud et lumineux déforme fortement l'image de ce disque. On peut s'en rendre compte avec cette image, extraite d'une simulation de ce que verrait un observateur s'approchant de l'astre compact selon une direction légèrement inclinée au-dessus du disque d'accrétion. La partie du disque située derrière le trou noir semble tordue à 90° et devient visible. Jean-Pierre Luminet a fait la première simulation de ces images en 1979, comme il l'explique dans une vidéo au début de cet article. © Jean-Pierre Luminet, Jean-Alain Marck
Dans son livre Trous noirs et distorsions du temps, publié au début des années 1990, le célèbre astrophysicien relativiste Kip Thorne faisait part de certaines de ses réflexions au sujet de que l’on pourrait appeler le « style » de Stephen Hawking en physique. De plus en plus incapable de faire des calculs sur le papier, éprouvant des difficultés grandissantes à communiquer alors que sa maladie progressait à la fin des années 1960 et pendant les années 1970, Hawking avait entraîné son intuition et son esprit à penser en termes de diagrammes géométriques et à faire des calculs de tête. Les autres chercheurs n’avaient pas à se soumettre à une telle discipline. Le Britannique se devait aussi de condenser une pensée cristalline en peu de mots. Graduellement, craignant de ne plus avoir beaucoup de temps devant lui, il préféra, pour progresser rapidement, lancer de brillantes idées sans prendre soin de leur donner une justification rigoureuse, comme il avait l’habitude de le faire encore jusqu’à la fin des années 1970, les démonstrations étant probablement laissées à d’autres.
Il en a résulté que depuis quelques décennies, il apparaît parfois pour ses collègues un peu comme l’oracle de Delphes. Quand Stephen Hawking se prononce sur une question profonde, les autres ne discernent pas toujours, sans y avoir réfléchi eux-mêmes avec leur propre style de pensée pendant un certain temps, si Hawking livre de simples spéculations ou s’il a lui-même déjà constitué une série d’arguments convaincants à l’appui de ses idées. Thorne ajoute d’ailleurs que ses collègues et lui se sont parfois posé la question de savoir si Hawking ne s’amusait pas un peu avec eux, profitant de son exceptionnelle intuition. Peut-être faut-il avoir toutes ces considérations à l’esprit lorsqu’on cherche à comprendre le contenu et la signification de ses dernières déclarations au sujet des trous noirs.
Jean-Pierre Luminet s'est intéressé dès les années 1970 à la théorie des trous noirs. Il nous explique pourquoi. © Du Big Bang au vivant, YouTube
Les déclarations de Stephen Hawking et des chercheurs dubitatifs
Il faut bien avouer qu’elles laissent les chercheurs perplexes et dubitatifs, car le court papier que Stephen Hawking a déposé sur arxiv ne contient aucune équation, juste des arguments généraux qui paraissent assez flous. Que faut-il donc penser des paroles du chercheur lorsqu’il suggère que les trous noirs n’existent pas vraiment, que seuls existent des horizons apparents et qu’il n’est pas nécessaire d’introduire des « firewalls » (ou pare-feux) au niveau de l’horizon des trous noirs pour résoudre le paradoxe de l’information ?
Pour tenter d’y voir un peu plus clair, Futura-Sciences a demandé à l’un des grands spécialistes français de la théorie des trous noirs, qui connaît personnellement Hawking, ce que lui inspiraient ses déclarations récentes. Il s’agit bien sûr de Jean-Pierre Luminet, qui possède désormais un blog.
À l’origine avec Hubert Reeves du projet multiplateforme « Du Big Bang au vivant » traitant pour un large public des avancées de la cosmologie, de l’astrophysique et de l’exobiologie, Jean-Pierre Luminet a aussi écrit une somme impressionnante, mais très accessible, sur la physique et l’astrophysique des trous noirs : Le destin de l’univers.
Les trous noirs stellaires et celui au centre de la Voie lactée nous menacent-ils ? Jean-Pierre Luminet nous répond. © Du Big Bang au vivant, YouTube
Futura-Sciences : Stephen Hawking propose de remettre en cause la notion d’horizon des événements, sur laquelle repose la notion de trou noir. Mais n’existe-t-il pas des preuves de l’existence de cet horizon, avec les objets que l’on interprète comme d’authentiques trous noirs en astrophysique ?
Jean-Pierre Luminet : Paradoxalement, si l’on prend au sérieux jusqu’au bout la théorie mathématique des trous noirs, une telle preuve n’existe pas et ne peut pas être donnée. Le statut de l’horizon des événements n’est pas sans rappeler celui du zéro absolu qui, par définition, est inatteignable en pratique, puisqu’il faudrait pouvoir complètement stopper tous les mouvements des particules formant un système physique. La relativité générale nous apprend que lorsqu’une étoile s’effondre pour former un trou noir, il arrive un moment où le temps semble ralentir de plus en plus pour un observateur extérieur étudiant le phénomène. Il en va de même pour les mouvements d’un astronaute en chute libre en direction de l’horizon des événements d’un trou noir. L’étoile semble devoir se figer pour l’éternité avant de pénétrer dans la région dont la taille est donnée par le fameux rayon de Schwarzschild. Qui plus est, le champ de gravitation provoque un décalage vers le rouge de plus en plus prononcé, et la luminosité de l’étoile diminue jusqu'à ce qu'elle devienne invisible. En pratique, toujours pour un observateur extérieur et il ne faut pas l’oublier, il faudrait attendre un temps infiniment long pour observer la formation de l’horizon des événements ou voir un objet en chute libre vers cet horizon l’atteindre. Ce n’est pas le cas pour un observateur tombant sur le trou noir qui, de son point de vue, franchit l’horizon des événements en un temps fini et qui peut être très court.
Nous pensons que les objets que nous appelons des trous noirs en sont réellement essentiellement parce que les explications les plus cohérentes et les plus plausibles pour rendre compte tout à la fois de leurs masses et des caractéristiques des rayonnements qu’ils émettent, en particulier dans le domaine des rayons X, sont celles provenant de la théorie des trous noirs. Nous n’avons pas non plus de réelles raisons de penser qu’il existe des mécanismes plausibles qui seraient en mesure de stopper l’effondrement et l’apparition d’un horizon des événements pour une étoile suffisamment massive en fin de vie.
Jean-Pierre Luminet nous explique que des collisions entre trous noirs géants doivent se produire dans l'univers. La croissance inéluctable de la taille des horizons fait penser à la croissance de l'entropie en thermodynamique. Comme Hawking et Bekenstein l'ont montré, ce n'est pas un hasard. © Du Big Bang au vivant, YouTube
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