Madjid Benchikh : «Ni Bouteflika, ni Gaïd Salah, ni Mediène ne sont la solution pour sortir du blocage du système»
Madjid Benchikh est Professeur Emérite, ancien doyen de la faculté de droit d’Alger.
-Transition politique, un concept politique qui fait son chemin….
Pour parler d’une transition politique, il faut bien observer le système politique dont on demande la transformation. Le système politique algérien est un système autoritaire dans lequel le commandement militaire occupe une place centrale. Le DRS, qui est un département de l’armée, est à la fois l’œil et l’aiguillon du système.
Le DRS est d’abord l’œil du système parce qu’il permet aux décideurs de surveiller et de voir tout ce qui se passe sur les scènes politique, économique et sociale. Sans le DRS, les dirigeants de ce système autoritaire, où tout est verrouillé, n’ont pas de vision ni même de visibilité sur ce qui se passe dans le pays. Sur la base de ses rapports, les institutions peuvent s’adonner à la répression et à l’assèchement des scènes politiques et associatives. Le DRS joue donc de ce point de vue le rôle d’une police politique. Tout analyste, tout citoyen doit savoir qu’il n’y a pas de transition politique et, surtout, pas de transition politique démocratique lorsqu’existe une police politique. C’est une loi universelle. C’est d’ailleurs pour cela que tous les systèmes autoritaires nient l’existence d’une police politique, alors même qu’elle est au cœur du système.
Le DRS est aussi l’aiguillon du système parce qu’il est l’auteur des analyses politiques argumentées et appuyées sur son observation des scènes qu’il pénètre. Chacun se souvient de l’argument de Chadli Bendjedid selon lequel les décideurs se sont fiés aux analyses de ces services pour penser que le FIS ne gagnerait pas les élections législatives de décembre 1991. Le DRS est aussi l’aiguillon parce qu’il a plus qu’un droit de regard sur les nominations des grands responsables des institutions : il en vient ainsi à placer aux postes de responsabilité des cadres qui deviennent ses obligés. Mais dans ce système, le chef du DRS n’est pas le chef du système. Ni Merbah, ni Lakhal Ayat, ni Betchine n’ont pu conquérir le pouvoir suprême. Médiène ne le pourra pas non plus. Pour durer à ce poste, il faut continuer à avoir le soutien d’un bon nombre de membres du commandement militaire.
Dans ce système, le chef est choisi par le commandement militaire. C’est le chef de l’Etat qui, une fois choisi, est élu et devient le chef de la façade institutionnelle, véritable cheville ouvrière au service du système. Il devient aussi le passage obligé du processus de formation des décisions. Lorsque le chef de l’Etat connaît le système et gouverne durablement, il peut faire bouger les lignes par exemple en favorisant les clivages et les divisions et en jouant des divergences entre les décideurs. Plusieurs membres du commandement militaire peuvent se retrouver ainsi isolés, augmentant du même coup le poids du chef de l’Etat. On se retrouve alors dans la crise actuelle de l’exercice du pouvoir en Algérie.
Le chef de l’Etat, de surcroît diminué par la maladie, ne peut rien sans le commandement militaire, mais celui-ci ne trouve pas en son sein les capacités pour élaborer des politiques nouvelles et des réformes pour organiser le changement, encore moins une transition démocratique. C’est une crise grave du système lui-même qui, par ses blocages répétés, met en péril le pays.
Contrairement à d’autres, je pense que ce système ne peut pas être réformé de l’intérieur. Il ne faut pas oublier que les crises du système ont été parfois très violentes, comme en 1965, 1967, 1988, 1992… Il ne faut pas oublier que les crises au sein d’un tel système risquent de conduire à des manipulations qui peuvent impliquer des populations. Ce système peut conduire alors à l’aventure… Il ne faut pas enfin oublier qu’il n’y a pas d’homme d’Etat avec une grande vision politique dans le commandement militaire, y compris le chef de l’Etat.
Dans ces conditions, on comprend que puisque les décideurs ne peuvent, ni ne savent décider d’une transition démocratique, il n’y a d’autre issue que de la leur imposer. On comprend pourquoi, il convient d’analyser les traits fondamentaux du système avant de parler de sa transformation.
-Comment imposer les transformations ?
C’est la question cruciale. Il ne s’agit pas de mener le peuple à l’abattoir et il faut tenir compte de l’expérience algérienne et des nombreuses victimes que l’on a déplorées lors de certaines manifestations populaires dans l’histoire de notre pays. Si le peuple veut plus de liberté, plus de justice sociale, des investissements qui répondent à ses aspirations, une justice indépendante et une presse libre, une lutte effective et déterminée contre la corruption, alors il doit s’organiser pour les exiger dans des manifestations pacifiques. On ne peut pas préconiser un tel changement du système en appelant l’armée pour le réaliser ou en pensant que sans l’armée, rien ne peut se faire. Je dis qu’il faut tenir compte de la place centrale de l’armée pour agir, mais que c’est une grave erreur de s’en remettre à elle pour réaliser le changement. De surcroît, dans ce système, il est hors de question de négocier avec des gens qui ne représentent pas une force capable de s’imposer sur le terrain.
-Alors que faire ?
Il faut créer un autre rapport de forces dans la société. Une transition démocratique ne peut être enclenchée que si des organisations de citoyens, associations, partis, syndicats, forum, comités se multiplient dans les campagnes et dans les villes et créent un rapport de forces qui fera bouger les lignes dans l’armée et dans le commandement militaire. Voyez comment certaines armées ont été amenées à changer leurs chefs. Mais il faut des organisations et des comités qui arrivent à obtenir l’adhésion des populations. Il faut résister dans la durée à la répression et à la manipulation. Devant une telle mobilisation, l’armée ne peut pas constituer un bloc uniforme, insensible à ce qui se passe au sein du peuple. Sans ce nouveau rapport de forces, le changement ne peut toucher que des personnels que l’on livrera à la vindicte populaire. On opère alors des alternances de personnels qui, comme dit Thomas de Lampedusa dans une réplique popularisée par le film Le Guépard : «Il faut bien accepter que quelque chose change pour que tout reste comme avant.» En fait, il faut arriver à mobiliser des milliers de personnes dans la durée avec un encadrement issu des organisations et autres comités promoteurs, initiateurs et défenseurs de la transition démocratique…
-Serait-ce alors la fin du système ?
Tout dépendra du rapport de forces, des capacités des forces nouvelles et des nouvelles élites qui ne manqueront pas d’émerger, y compris au sein de l’armée. Ce qui est sûr c’est que le système ne sait même plus bricoler une façade, si on ne le lui impose pas… Pour l’instant, il ne faut pas vivre d’illusions. La transition ne s’octroie pas. Voyez ce qui s’est passé en octobre 1988, parce que les manifestations d’Octobre ne répondaient pas aux qualités d’organisation, de détermination et de durée que nous avons évoquées plus haut pour arracher des droits. C’est qu’une fois arrachés, les droits nécessitent d’être défendus contre des forces dont ils remettent en cause les intérêts et les privilèges. La lutte ne s’arrête pas au lendemain de la chute de quelques dirigeants du système répressif.
.../...
Madjid Benchikh est Professeur Emérite, ancien doyen de la faculté de droit d’Alger.
-Transition politique, un concept politique qui fait son chemin….
Pour parler d’une transition politique, il faut bien observer le système politique dont on demande la transformation. Le système politique algérien est un système autoritaire dans lequel le commandement militaire occupe une place centrale. Le DRS, qui est un département de l’armée, est à la fois l’œil et l’aiguillon du système.
Le DRS est d’abord l’œil du système parce qu’il permet aux décideurs de surveiller et de voir tout ce qui se passe sur les scènes politique, économique et sociale. Sans le DRS, les dirigeants de ce système autoritaire, où tout est verrouillé, n’ont pas de vision ni même de visibilité sur ce qui se passe dans le pays. Sur la base de ses rapports, les institutions peuvent s’adonner à la répression et à l’assèchement des scènes politiques et associatives. Le DRS joue donc de ce point de vue le rôle d’une police politique. Tout analyste, tout citoyen doit savoir qu’il n’y a pas de transition politique et, surtout, pas de transition politique démocratique lorsqu’existe une police politique. C’est une loi universelle. C’est d’ailleurs pour cela que tous les systèmes autoritaires nient l’existence d’une police politique, alors même qu’elle est au cœur du système.
Le DRS est aussi l’aiguillon du système parce qu’il est l’auteur des analyses politiques argumentées et appuyées sur son observation des scènes qu’il pénètre. Chacun se souvient de l’argument de Chadli Bendjedid selon lequel les décideurs se sont fiés aux analyses de ces services pour penser que le FIS ne gagnerait pas les élections législatives de décembre 1991. Le DRS est aussi l’aiguillon parce qu’il a plus qu’un droit de regard sur les nominations des grands responsables des institutions : il en vient ainsi à placer aux postes de responsabilité des cadres qui deviennent ses obligés. Mais dans ce système, le chef du DRS n’est pas le chef du système. Ni Merbah, ni Lakhal Ayat, ni Betchine n’ont pu conquérir le pouvoir suprême. Médiène ne le pourra pas non plus. Pour durer à ce poste, il faut continuer à avoir le soutien d’un bon nombre de membres du commandement militaire.
Dans ce système, le chef est choisi par le commandement militaire. C’est le chef de l’Etat qui, une fois choisi, est élu et devient le chef de la façade institutionnelle, véritable cheville ouvrière au service du système. Il devient aussi le passage obligé du processus de formation des décisions. Lorsque le chef de l’Etat connaît le système et gouverne durablement, il peut faire bouger les lignes par exemple en favorisant les clivages et les divisions et en jouant des divergences entre les décideurs. Plusieurs membres du commandement militaire peuvent se retrouver ainsi isolés, augmentant du même coup le poids du chef de l’Etat. On se retrouve alors dans la crise actuelle de l’exercice du pouvoir en Algérie.
Le chef de l’Etat, de surcroît diminué par la maladie, ne peut rien sans le commandement militaire, mais celui-ci ne trouve pas en son sein les capacités pour élaborer des politiques nouvelles et des réformes pour organiser le changement, encore moins une transition démocratique. C’est une crise grave du système lui-même qui, par ses blocages répétés, met en péril le pays.
Contrairement à d’autres, je pense que ce système ne peut pas être réformé de l’intérieur. Il ne faut pas oublier que les crises du système ont été parfois très violentes, comme en 1965, 1967, 1988, 1992… Il ne faut pas oublier que les crises au sein d’un tel système risquent de conduire à des manipulations qui peuvent impliquer des populations. Ce système peut conduire alors à l’aventure… Il ne faut pas enfin oublier qu’il n’y a pas d’homme d’Etat avec une grande vision politique dans le commandement militaire, y compris le chef de l’Etat.
Dans ces conditions, on comprend que puisque les décideurs ne peuvent, ni ne savent décider d’une transition démocratique, il n’y a d’autre issue que de la leur imposer. On comprend pourquoi, il convient d’analyser les traits fondamentaux du système avant de parler de sa transformation.
-Comment imposer les transformations ?
C’est la question cruciale. Il ne s’agit pas de mener le peuple à l’abattoir et il faut tenir compte de l’expérience algérienne et des nombreuses victimes que l’on a déplorées lors de certaines manifestations populaires dans l’histoire de notre pays. Si le peuple veut plus de liberté, plus de justice sociale, des investissements qui répondent à ses aspirations, une justice indépendante et une presse libre, une lutte effective et déterminée contre la corruption, alors il doit s’organiser pour les exiger dans des manifestations pacifiques. On ne peut pas préconiser un tel changement du système en appelant l’armée pour le réaliser ou en pensant que sans l’armée, rien ne peut se faire. Je dis qu’il faut tenir compte de la place centrale de l’armée pour agir, mais que c’est une grave erreur de s’en remettre à elle pour réaliser le changement. De surcroît, dans ce système, il est hors de question de négocier avec des gens qui ne représentent pas une force capable de s’imposer sur le terrain.
-Alors que faire ?
Il faut créer un autre rapport de forces dans la société. Une transition démocratique ne peut être enclenchée que si des organisations de citoyens, associations, partis, syndicats, forum, comités se multiplient dans les campagnes et dans les villes et créent un rapport de forces qui fera bouger les lignes dans l’armée et dans le commandement militaire. Voyez comment certaines armées ont été amenées à changer leurs chefs. Mais il faut des organisations et des comités qui arrivent à obtenir l’adhésion des populations. Il faut résister dans la durée à la répression et à la manipulation. Devant une telle mobilisation, l’armée ne peut pas constituer un bloc uniforme, insensible à ce qui se passe au sein du peuple. Sans ce nouveau rapport de forces, le changement ne peut toucher que des personnels que l’on livrera à la vindicte populaire. On opère alors des alternances de personnels qui, comme dit Thomas de Lampedusa dans une réplique popularisée par le film Le Guépard : «Il faut bien accepter que quelque chose change pour que tout reste comme avant.» En fait, il faut arriver à mobiliser des milliers de personnes dans la durée avec un encadrement issu des organisations et autres comités promoteurs, initiateurs et défenseurs de la transition démocratique…
-Serait-ce alors la fin du système ?
Tout dépendra du rapport de forces, des capacités des forces nouvelles et des nouvelles élites qui ne manqueront pas d’émerger, y compris au sein de l’armée. Ce qui est sûr c’est que le système ne sait même plus bricoler une façade, si on ne le lui impose pas… Pour l’instant, il ne faut pas vivre d’illusions. La transition ne s’octroie pas. Voyez ce qui s’est passé en octobre 1988, parce que les manifestations d’Octobre ne répondaient pas aux qualités d’organisation, de détermination et de durée que nous avons évoquées plus haut pour arracher des droits. C’est qu’une fois arrachés, les droits nécessitent d’être défendus contre des forces dont ils remettent en cause les intérêts et les privilèges. La lutte ne s’arrête pas au lendemain de la chute de quelques dirigeants du système répressif.
.../...
Commentaire