GRAND ENTRETIEN08/03/2014 à 09h44
Hubert Védrine : cinq propositions pour sortir de la crise ukrainienne
Pierre Haski | Cofondateur Rue89
Pour l’ex-ministre des Affaires étrangères, une « désescalade » est encore possible en Crimée. Mais Poutine n’est pas le seul à devoir y mettre du sien : les Occidentaux ont aussi leur part de responsabilité.
L’ancien ministre des Affaires étrangères, Hubert Védrine, fait sur Rue89 cinq propositions pour sortir de la crise ukrainienne. Parmi celles-ci, une Ukraine fédérale accordant une autonomie quasi-totale à la Crimée, et une proclamation de neutralité de l’Ukraine entre Occident et Russie.
L’alternative à une désescalade, pour Hubert Védrine, serait une « situation inextricable de blocage dans laquelle on aurait une paralysie plus ou moins longue de toute la relation Europe-Russie, Etats-Unis-Russie ».
Pour l’ancien chef de la diplomatie française, les Occidentaux comme Vladimir Poutine ont leur part de responsabilité dans la crise que traversent actuellement les relations entre la Russie, l’Europe et les Etats-Unis. Interview.
Hubert Védrine en 2009 (FACELLY/SIPA)
Rue89 : De quoi la crise ukrainienne est-elle le nom ? D’un spasme post-soviétique ou de quelque chose de plus large ?
Hubert Védrine : Ça a quand même moins d’importance que ce qui se passe par exemple entre le Japon et la Chine, ou que la comparaison de l’évolution des budgets militaires américain ou chinois.
Mais c’est néanmoins très important, et ça montre qu’autant la désintégration de l’Union soviétique a été très bien gérée dans les anciennes pseudo-démocraties populaires d’Europe de l’Est, autant il est resté une zone incertaine dans les anciens morceaux de l’URSS qui se sont détachés à l’époque [en 1991, ndlr].
On voit bien qu’il y a une série de situation bancales, mis à part le cas des Baltes qui est bien réglé : Biélorussie, Ukraine, Moldavie, Caucase, Asie centrale... C’est une séquelle de cette époque-là.
Les événements des derniers jours montrent que Poutine n’a pas renoncé à corriger ce qui est à ses yeux une catastrophe historique. C’est évident sur la Crimée, et c’est sans doute aussi vrai sur l’Ukraine. Il n’a pas renoncé, il attendait une occasion, une circonstance.
Et du côté occidental, il y a la persistance d’une vision binaire dans laquelle il s’agit d’amener l’Ukraine dans le « camp occidental » (même si on est censés ne plus employer cette expression) ou en tous cas ne pas tomber dans le camp russe.
Ce sont des attitudes qui ont survécu à la guerre froide, devenues antirusses après avoir été antisoviétiques. Ils se sont traduits par :
les promesses non tenues faites à Gorbatchev de non-élargissement de l’Otan ;
puis des tentatives de l’administration de George W. Bush d’élargir encore l’Otan (sans y arriver) ;
les Européens qui ont mis en avant de manière inconséquente l’entrée de l’Ukraine dans l’UE alors que ni l’Europe ni l’Ukraine n’y sont prêts.
Ça fait beaucoup d’inconséquence et de légèreté, dont l’élément commun a été de traiter la Russie comme quantité négligeable.
Chacun avait une revanche à prendre ou un coup à jouer. Sans oublier le fait que les Occidentaux avaient envie d’en découdre avec Poutine depuis son nouveau mandat et les controverses qui l’ont accompagné.
Et Poutine – c’est un euphémisme – ne fait aucun effort pour se rendre aimable.
On peut y ajouter quelques éléments évidents, notamment le fait que les populations de ces pays, en Ukraine mais aussi une partie de la Russie ne supportent plus le post-soviétisme si ça se ramène à corruption, gabegie, inefficacité, manque de liberté.
Mais on aurait tort de ramener l’action russe à Poutine seul. Ça dit quelque chose de la Russie, de l’humiliation au moment de la fin de l’URSS (à ce propos on a eu bien de la chance que ça n’aboutisse pas à pire que Poutine, compte tenu du traumatisme inimaginable pour nous dans lequel les Russes ont été plongés dans les années 90).
Comment jugez-vous le comportement de Poutine ?
La Russie a gardé un « pouvoir de nuisance résiduel périphérique », qu’elle utilise pour bloquer quand on a besoin d’elle, par exemple au Conseil de sécurité. Même si ce n’est pas systématique puisqu’elle a laissé faire en Libye en 2011...
C’est un argument qu’utilise Poutine pour montrer que les Occidentaux sont sans foi ni loi : il a donné son accord à une « no fly zone » et ça s’est terminé par la mort de Kadhafi.
Oui, même si c’est discutable.
Ils ont également accepté les résolutions sur le Mali, sur la Centrafrique. Donc ce n’est pas systématique, mais on voit bien dans le cas de la Syrie, il ont commencé par bloquer.
Vouloir que la Russie soit de nouveau respectée, ce qui dans son esprit doit vouloir dire crainte, passe par des blocages de ce type qui amènent les Occidentaux à la reprendre au sérieux.
Je pensais que Poutine chercherait à transformer cela en quelque chose de plus positif, ce qu’on aurait peut-être pu attendre sur l’Iran après qu’il ait donné à l’administration Obama une porte de sortie sur les armes chimiques en Syrie.
Avec l’escalade actuelle, je ne suis pas sûr qu’on puisse compter à court terme sur une attitude russe constructive.
Poutine est aujourd’hui dans une posture plus agressive.
En effet. Dans l’affaire ukrainienne, c’est en plus viscéral. Tout le monde connaît l’histoire, et le cas particulier de la Crimée, ce qui ne justifie d’aucune manière les procédés d’intimidation employés. Mais pour l’immense majorité des Russes et sans doute une majorité d’habitants de la Crimée, cette dernière est russe.
Elle n’aurait jamais dû être placée en Ukraine par les caprices de Khrouchtchev [en 1954, ndlr]. Ou alors il fallait corriger celà au moment de l’indépendance [en 1991, ndlr]. Car à l’époque de l’URSS il s’agissait d’un déplacement interne sans grand conséquence, comme entre Midi-Pyrénées et Languedoc-Roussillon...
Poutine joue donc sur de velours, c’est même encore plus net que dans le cas de l’Ossétie du Sud par exemple [province de Géorgie occupée par la Russie depuis la guerre de 2008, ndlr].
Il joue sur du velours en interne, mais pas sur le plan de la légalité internationale ?
En effet, si ça va jusqu’à la sécession et au rattachement à la Russie.
Si dans les jours qui viennent, les choses sont gérées dans le sens de la désescalade, il peut retomber sur ses pieds.
Mais s’il s’il va jusqu’à accepter le rattachement de la Crimée à la Russie, on s’enkystera alors dans une crise longue, avec des rétorsions presque obligatoires compte tenu de la position dans laquelle l’Occident s’est mis, mais qui entraîneront nécessairement des contre-rétorsions etc. Pas sûr qu’on y trouve notre compte, et la Russie non plus. Mais ce n’est peut-être pas encore inévitable.
Hubert Védrine : cinq propositions pour sortir de la crise ukrainienne
Pierre Haski | Cofondateur Rue89
Pour l’ex-ministre des Affaires étrangères, une « désescalade » est encore possible en Crimée. Mais Poutine n’est pas le seul à devoir y mettre du sien : les Occidentaux ont aussi leur part de responsabilité.
L’ancien ministre des Affaires étrangères, Hubert Védrine, fait sur Rue89 cinq propositions pour sortir de la crise ukrainienne. Parmi celles-ci, une Ukraine fédérale accordant une autonomie quasi-totale à la Crimée, et une proclamation de neutralité de l’Ukraine entre Occident et Russie.
L’alternative à une désescalade, pour Hubert Védrine, serait une « situation inextricable de blocage dans laquelle on aurait une paralysie plus ou moins longue de toute la relation Europe-Russie, Etats-Unis-Russie ».
Pour l’ancien chef de la diplomatie française, les Occidentaux comme Vladimir Poutine ont leur part de responsabilité dans la crise que traversent actuellement les relations entre la Russie, l’Europe et les Etats-Unis. Interview.
Hubert Védrine en 2009 (FACELLY/SIPA)
Rue89 : De quoi la crise ukrainienne est-elle le nom ? D’un spasme post-soviétique ou de quelque chose de plus large ?
Hubert Védrine : Ça a quand même moins d’importance que ce qui se passe par exemple entre le Japon et la Chine, ou que la comparaison de l’évolution des budgets militaires américain ou chinois.
Mais c’est néanmoins très important, et ça montre qu’autant la désintégration de l’Union soviétique a été très bien gérée dans les anciennes pseudo-démocraties populaires d’Europe de l’Est, autant il est resté une zone incertaine dans les anciens morceaux de l’URSS qui se sont détachés à l’époque [en 1991, ndlr].
On voit bien qu’il y a une série de situation bancales, mis à part le cas des Baltes qui est bien réglé : Biélorussie, Ukraine, Moldavie, Caucase, Asie centrale... C’est une séquelle de cette époque-là.
Les événements des derniers jours montrent que Poutine n’a pas renoncé à corriger ce qui est à ses yeux une catastrophe historique. C’est évident sur la Crimée, et c’est sans doute aussi vrai sur l’Ukraine. Il n’a pas renoncé, il attendait une occasion, une circonstance.
Et du côté occidental, il y a la persistance d’une vision binaire dans laquelle il s’agit d’amener l’Ukraine dans le « camp occidental » (même si on est censés ne plus employer cette expression) ou en tous cas ne pas tomber dans le camp russe.
Ce sont des attitudes qui ont survécu à la guerre froide, devenues antirusses après avoir été antisoviétiques. Ils se sont traduits par :
les promesses non tenues faites à Gorbatchev de non-élargissement de l’Otan ;
puis des tentatives de l’administration de George W. Bush d’élargir encore l’Otan (sans y arriver) ;
les Européens qui ont mis en avant de manière inconséquente l’entrée de l’Ukraine dans l’UE alors que ni l’Europe ni l’Ukraine n’y sont prêts.
Ça fait beaucoup d’inconséquence et de légèreté, dont l’élément commun a été de traiter la Russie comme quantité négligeable.
Chacun avait une revanche à prendre ou un coup à jouer. Sans oublier le fait que les Occidentaux avaient envie d’en découdre avec Poutine depuis son nouveau mandat et les controverses qui l’ont accompagné.
Et Poutine – c’est un euphémisme – ne fait aucun effort pour se rendre aimable.
On peut y ajouter quelques éléments évidents, notamment le fait que les populations de ces pays, en Ukraine mais aussi une partie de la Russie ne supportent plus le post-soviétisme si ça se ramène à corruption, gabegie, inefficacité, manque de liberté.
Mais on aurait tort de ramener l’action russe à Poutine seul. Ça dit quelque chose de la Russie, de l’humiliation au moment de la fin de l’URSS (à ce propos on a eu bien de la chance que ça n’aboutisse pas à pire que Poutine, compte tenu du traumatisme inimaginable pour nous dans lequel les Russes ont été plongés dans les années 90).
Comment jugez-vous le comportement de Poutine ?
La Russie a gardé un « pouvoir de nuisance résiduel périphérique », qu’elle utilise pour bloquer quand on a besoin d’elle, par exemple au Conseil de sécurité. Même si ce n’est pas systématique puisqu’elle a laissé faire en Libye en 2011...
C’est un argument qu’utilise Poutine pour montrer que les Occidentaux sont sans foi ni loi : il a donné son accord à une « no fly zone » et ça s’est terminé par la mort de Kadhafi.
Oui, même si c’est discutable.
Ils ont également accepté les résolutions sur le Mali, sur la Centrafrique. Donc ce n’est pas systématique, mais on voit bien dans le cas de la Syrie, il ont commencé par bloquer.
Vouloir que la Russie soit de nouveau respectée, ce qui dans son esprit doit vouloir dire crainte, passe par des blocages de ce type qui amènent les Occidentaux à la reprendre au sérieux.
Je pensais que Poutine chercherait à transformer cela en quelque chose de plus positif, ce qu’on aurait peut-être pu attendre sur l’Iran après qu’il ait donné à l’administration Obama une porte de sortie sur les armes chimiques en Syrie.
Avec l’escalade actuelle, je ne suis pas sûr qu’on puisse compter à court terme sur une attitude russe constructive.
Poutine est aujourd’hui dans une posture plus agressive.
En effet. Dans l’affaire ukrainienne, c’est en plus viscéral. Tout le monde connaît l’histoire, et le cas particulier de la Crimée, ce qui ne justifie d’aucune manière les procédés d’intimidation employés. Mais pour l’immense majorité des Russes et sans doute une majorité d’habitants de la Crimée, cette dernière est russe.
Elle n’aurait jamais dû être placée en Ukraine par les caprices de Khrouchtchev [en 1954, ndlr]. Ou alors il fallait corriger celà au moment de l’indépendance [en 1991, ndlr]. Car à l’époque de l’URSS il s’agissait d’un déplacement interne sans grand conséquence, comme entre Midi-Pyrénées et Languedoc-Roussillon...
Poutine joue donc sur de velours, c’est même encore plus net que dans le cas de l’Ossétie du Sud par exemple [province de Géorgie occupée par la Russie depuis la guerre de 2008, ndlr].
Il joue sur du velours en interne, mais pas sur le plan de la légalité internationale ?
En effet, si ça va jusqu’à la sécession et au rattachement à la Russie.
Si dans les jours qui viennent, les choses sont gérées dans le sens de la désescalade, il peut retomber sur ses pieds.
Mais s’il s’il va jusqu’à accepter le rattachement de la Crimée à la Russie, on s’enkystera alors dans une crise longue, avec des rétorsions presque obligatoires compte tenu de la position dans laquelle l’Occident s’est mis, mais qui entraîneront nécessairement des contre-rétorsions etc. Pas sûr qu’on y trouve notre compte, et la Russie non plus. Mais ce n’est peut-être pas encore inévitable.
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