Sophie Gherardi
Le magazine Books, mars 2014Le magazine Books parle des questions et des idées d'aujourd'hui à travers un double filtre : les livres publiés dans le monde entier et les articles qui en font la recension. Sur un sujet à la fois aussi ambitieux et aussi classique que « Vivre sans Dieu », c'est dans le débat américain que le magazine français qui vient de fêter ses cinq ans est allé puiser. Il n'y a là rien d'étonnant. Les Etats-Unis sont travaillés plus qu'aucun autre pays par ce sujet, à cause de trois caractéristiques : un taux de croyance en Dieu particulièrement élevé, même s'il est en recul dans toutes les classes d'âge (dans une enquête de 2012 seuls 6% des Américains se disaient agnostiques ou athées) ; un très grand pluralisme religieux associé à une complète liberté de parole ; et enfin une culture scientifique en pointe et simultanément en prise avec les débats de la société. La controverse entre athées et croyants passionne outre-Altantique, et les meilleurs esprits y consacrent du temps et de l'énergie.
Le sécularisme, un sort positif
L'article principal du dossier de Books est traduit du magazine de l'intelligentsia de la côte est, The New Yorker, et signé James Wood. Il traite d'un ouvrage collectif intitulé The Joy of Secularism : 11 Essays for How we Live Now (La joie du sécularisme : 11 essais pour vivre maintenant). Onze auteurs donc, parmi lesquels un nom connu en France, celui du sociologue canadien Charles Taylor, auteur de L'Age séculier (Seuil, 2011).
La question est posée ainsi : « Depuis le XIXe siècle, la disparition de Dieu est envisagée avec regret, comme une perte ou un manque. (...). The Joy of Secularism, recueil dirigé par George Levine, un spécialiste de la littérature victorienne, tente de combattre cette neurasthénie. Levine explique que le but du livre est de "creuser l'idée que le sécularisme est un sort positif, et non négatif, que ce n'est pas un déni du spirituel et du fait religieux, mais une manière d'embrasser le monde dans lequel nous vivons désormais ; que bâtir notre monde sur des base laïques est essentiel à notre bien être ; et qu'un tel monde est capable de nous apporter cette 'plénitude' que la religion nous promet depuis toujours".»
Pan sur les athées darwiniens
S'ensuit une analyse très fine des arguments, eux-mêmes très élaborés, des différents auteurs. Le philosophe Philip Kitcher, professeur à Columbia, critique la vue un peu courte selon lui des «athées darwiniens» lesquels « pensent leur travail accompli une fois présentés les arguments contre l'existence du surnaturel.» Le théoricien de la littérature Bruce Robbins «combat l'idée que l'incroyance serait synonyme d'absurdité ou, au mieux, de signification de pacotille» ; il reproche à Charles Taylor son approche selon laquelle la vie séculière moderne «est hantée par le malaise de l'absurdité.» Ce dernier ferraille contre les explications mécanistes issues des neurosciences : « Pour reprendre les termes de Taylor, il s'agit de savoir si un "langage supérieur" dans lequel l'altruisme nous semble noble et admirable, peut être totalement aspiré par le "langage inférieur" de l'explication instrumentale et biologique.» Ce ne sont là que quelques uns des points développés.
Des munitions pour le bac philo
Trois autres grands articles charpentent ce «Vivre sans Dieu» : « La religion terrassée par la science » (Steven Weinberg, The New York Review of Books) qui montre que même le dalaï lama ne semble plus croire à la réincarnation ; un article du philosophe Ronald Dworkin sur la religiosité revendiquée de certains athées comme Albert Einstein ; et un échange de lettres entre deux intellectuels mexicains, Guillermo Fadanelli l'incroyant et Hector Zagal le catholique, publié dans la revue Letras libres.
Les esprits curieux, et d'abord peut-être les élèves de terminale qui préparent le bac philo seront enrichis par cette lecture.
Books. Livres & idées du monde entier, numéro 52, mars 2014, en kiosques et en librairie, 9,80 euros.
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