Quelle que soit l'issue de la crise politique en Ukraine, elle a déjà produit un résultat capital : elle a détruit le mythe de la puissance russe. Depuis dix ans, le président Poutine a essayé de convaincre le monde et ses compatriotes que la Russie est redevenue une grande puissance. En cela, il a été aidé par un talent unique pour les manoeuvres tacticiennes, un prix relativement stable du pétrole et un Occident empêtré dans des guerres et des crises économiques.
Poutine a réussi à sortir indemne d'une guerre en Géorgie, a créé une union douanière eurasienne pour rivaliser avec l'Union européenne (UE), a dupé l'Occident sur la Syrie, a habilement exploité Edward Snowden et a torpillé la tentative de l'Ukraine de signer un accord d'association avec l'UE. Il a fait tout cela avec détermination, culot, et sans vergogne.
Le monde a alors commencé à croire qu'il y avait de la substance derrière cette posture. A l'Ouest, les nostalgiques se sont empressés de prôner une nouvelle Ostpolitik, fondée sur l'idée que la Russie était trop puissante pour être traitée selon les règles diplomatiques classiques. Les rares voix qui tentaient de rappeler que tout cela n'avait guère de fondement ont été ignorées. La plupart des observateurs demeuraient sceptiques lorsqu'on leur disait que la Russie était, en fait, une puissance en déclin, dotée d'une capacité de nuisance mais sans possibilité de façonner le monde.
Mais le bluff russe a été mis au jour. On ignore encore quel impact durable aura la chute de Viktor Ianoukovitch sur la région. Mais il est clair que le mythe de la puissance russe a été complètement mis en pièces. Les manifestants héroïques de Maïdan en Ukraine, aidés malgré eux par l'UE et par une volte-face de dernière heure de la diplomatie américaine, ont révélé la vraie nature du pouvoir russe.
Pendant l'été 2013, il a suffi d'un projet bureaucratique de l'UE doté de peu de moyens, l'accord d'association, pour inspirer une peur mortelle au Kremlin. Les négociations entre l'UE et l'Ukraine étaient entrées dans leur phase finale et devaient être conclues lors d'un grand sommet, à Vilnius, en novembre.
BRUTALITÉ DÉCOMPLEXÉE
Consciencieusement, Poutine a alors déployé l'arsenal classique du Kremlin. Pour créer un précédent, il a intimidé un plus petit pays, l'Arménie, pour l'obliger à renoncer à un accord d'association avec l'UE et le contraindre à adhérer à son union eurasienne fantoche. Il a ensuite déroulé un mélange de menaces et de séductions pour convaincre M. Ianoukovitch que sa survie politique était mieux assurée en restant avec la Russie qu'en rejoignant l'Ouest.
Les observateurs occidentaux ont longtemps interprété ces manœuvres comme l'expression d'une grande stratégie russe pour rétablir un empire néosoviétique. En réalité, cette façon de tordre le bras à des voisins plus faibles était et demeure révélatrice de la lutte désespérée pour la survie d'un système politique pourri de l'intérieur.
Le bilan de la Russie en matière de droits de l'homme, de corruption et d'une pseudo-démocratie orchestrée est déjà assez désastreux. Mais en Ukraine, la Russie n'a pas réussi à comprendre que les gens sont des citoyens, qu'ils ont leurs propres idées sur l'avenir auquel ils aspirent et que cet avenir ne se résume pas à s'enrichir, mais reflète surtout la volonté d'avoir son mot à dire. La plus grande erreur et la plus grande condescendance consistent à ne voir cette situation que comme le fruit d'une conspiration occidentale.
Vladimir Poutine a perdu l'Ukraine le 21 février. Lorsque la population a cessé d'avoir peur, ni Ianoukovitch ni Poutine n'avaient de projet sérieux à offrir. Le sortilège était brisé et le mythe d'un pouvoir universel avait disparu. En quarante-huit heures, le pouvoir a basculé, pacifiquement.
La grande force de Poutine, c'est son habilité tactique et sa brutalité décomplexée. L'Ouest a longtemps confondu cela avec une profondeur stratégique et des qualités d'homme d'Etat. En réalité, le pouvoir de Poutine est relatif : il dépend du contre-pouvoir que l'Ouest veut bien exercer. Avec son économie, sa société et son armée en décomposition, la Russie dispose de peu de forces propres.
La politique de voisinage de l'UE, aussi mal incarnée soit-elle par l'accord d'association, a présenté suffisamment d'attraits aux yeux des Ukrainiens pour contraindre la Russie à se dévoiler. N'en déplaise aux Européens, qui se délectent dans le récit narcissique de leur déclin, la démocratie et l'Etat de droit restent une ambition séduisante et un formidable outil d'influence diplomatique. Ce qui se passera maintenant en Ukraine dépendra en grande partie de la capacité des Occidentaux à tirer cette leçon importante des événements extraordinaires de ces derniers jours à Kiev.
Jan Techau (directeur de la Fondation Carnegie en Europe)
LE MONDE
Poutine a réussi à sortir indemne d'une guerre en Géorgie, a créé une union douanière eurasienne pour rivaliser avec l'Union européenne (UE), a dupé l'Occident sur la Syrie, a habilement exploité Edward Snowden et a torpillé la tentative de l'Ukraine de signer un accord d'association avec l'UE. Il a fait tout cela avec détermination, culot, et sans vergogne.
Le monde a alors commencé à croire qu'il y avait de la substance derrière cette posture. A l'Ouest, les nostalgiques se sont empressés de prôner une nouvelle Ostpolitik, fondée sur l'idée que la Russie était trop puissante pour être traitée selon les règles diplomatiques classiques. Les rares voix qui tentaient de rappeler que tout cela n'avait guère de fondement ont été ignorées. La plupart des observateurs demeuraient sceptiques lorsqu'on leur disait que la Russie était, en fait, une puissance en déclin, dotée d'une capacité de nuisance mais sans possibilité de façonner le monde.
Mais le bluff russe a été mis au jour. On ignore encore quel impact durable aura la chute de Viktor Ianoukovitch sur la région. Mais il est clair que le mythe de la puissance russe a été complètement mis en pièces. Les manifestants héroïques de Maïdan en Ukraine, aidés malgré eux par l'UE et par une volte-face de dernière heure de la diplomatie américaine, ont révélé la vraie nature du pouvoir russe.
Pendant l'été 2013, il a suffi d'un projet bureaucratique de l'UE doté de peu de moyens, l'accord d'association, pour inspirer une peur mortelle au Kremlin. Les négociations entre l'UE et l'Ukraine étaient entrées dans leur phase finale et devaient être conclues lors d'un grand sommet, à Vilnius, en novembre.
BRUTALITÉ DÉCOMPLEXÉE
Consciencieusement, Poutine a alors déployé l'arsenal classique du Kremlin. Pour créer un précédent, il a intimidé un plus petit pays, l'Arménie, pour l'obliger à renoncer à un accord d'association avec l'UE et le contraindre à adhérer à son union eurasienne fantoche. Il a ensuite déroulé un mélange de menaces et de séductions pour convaincre M. Ianoukovitch que sa survie politique était mieux assurée en restant avec la Russie qu'en rejoignant l'Ouest.
Les observateurs occidentaux ont longtemps interprété ces manœuvres comme l'expression d'une grande stratégie russe pour rétablir un empire néosoviétique. En réalité, cette façon de tordre le bras à des voisins plus faibles était et demeure révélatrice de la lutte désespérée pour la survie d'un système politique pourri de l'intérieur.
Le bilan de la Russie en matière de droits de l'homme, de corruption et d'une pseudo-démocratie orchestrée est déjà assez désastreux. Mais en Ukraine, la Russie n'a pas réussi à comprendre que les gens sont des citoyens, qu'ils ont leurs propres idées sur l'avenir auquel ils aspirent et que cet avenir ne se résume pas à s'enrichir, mais reflète surtout la volonté d'avoir son mot à dire. La plus grande erreur et la plus grande condescendance consistent à ne voir cette situation que comme le fruit d'une conspiration occidentale.
Vladimir Poutine a perdu l'Ukraine le 21 février. Lorsque la population a cessé d'avoir peur, ni Ianoukovitch ni Poutine n'avaient de projet sérieux à offrir. Le sortilège était brisé et le mythe d'un pouvoir universel avait disparu. En quarante-huit heures, le pouvoir a basculé, pacifiquement.
La grande force de Poutine, c'est son habilité tactique et sa brutalité décomplexée. L'Ouest a longtemps confondu cela avec une profondeur stratégique et des qualités d'homme d'Etat. En réalité, le pouvoir de Poutine est relatif : il dépend du contre-pouvoir que l'Ouest veut bien exercer. Avec son économie, sa société et son armée en décomposition, la Russie dispose de peu de forces propres.
La politique de voisinage de l'UE, aussi mal incarnée soit-elle par l'accord d'association, a présenté suffisamment d'attraits aux yeux des Ukrainiens pour contraindre la Russie à se dévoiler. N'en déplaise aux Européens, qui se délectent dans le récit narcissique de leur déclin, la démocratie et l'Etat de droit restent une ambition séduisante et un formidable outil d'influence diplomatique. Ce qui se passera maintenant en Ukraine dépendra en grande partie de la capacité des Occidentaux à tirer cette leçon importante des événements extraordinaires de ces derniers jours à Kiev.
Jan Techau (directeur de la Fondation Carnegie en Europe)
LE MONDE
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