Le spectre de la guerre froide est régulièrement agité depuis une demi-douzaine d’années. Le discours offensif vis-à-vis de l’unilatéralisme américain prononcé en 2007 par Vladimir Poutine à Munich, la guerre en Ossétie du Sud en 2008 et l’écrasement des forces géorgiennes, l’opposition virulente de la Russie au déploiement d’un bouclier antimissiles américain en Europe, le plan de réarmement massif engagé par le Kremlin, qui prévoit 590 milliards d’euros d’investissements dans le développement et l’acquisition de matériels militaires d’ici 2020, ont été autant d’occasions d’entretenir cette vision binaire des relations entre Russes et « Occidentaux ».
La crise syrienne a été pour la presse occidentale l’occasion d’enfoncer le clou : « Parfum de guerre froide », « La flotte russe se déploie en Méditerranée », « Moscou envoie le porte-avions Kouznetsov », etc. Dans les médias traditionnels ou sur les réseaux sociaux, nous avons assisté, en août et septembre 2013, à un concours d’inepties avec, comme aux plus beaux jours de l’Union soviétique, l’évocation de forces armées russes prêtes à en découdre pour sauver le régime de Bachar Al-Assad . Inepties car il en va de la guerre froide comme de toutes les autres : il faut être deux pour la faire.
Or, l’Armée rouge et le complexe militaro-industriel soviétiques sont morts et leurs successeurs n’ont ni l’envie, ni les moyens de s’en prendre aux États-Unis et à leurs alliés . Il suffit d’examiner l’état des forces armées et de l’industrie de défense russe – qu’on ne peut dissocier dans l’analyse si l’on veut avoir une vision précise des atouts et intentions du Kremlin – pour comprendre à quel point la Russie demeure, hormis sur le plan nucléaire, une puissance militaire de second rang.
Puisque les événements syriens ont été l’occasion d’évoquer les mânes de la fameuse 5e Eskadra, la flotte soviétique de Méditerranée, prenons le parti de commencer un méthodique examen des forces russes par la VMF (Voenno-Morskoï Flot, la marine de guerre) et par les navires déployés à proximité des côtes syriennes en septembre 2013.
Une marine inapte aux missions de combat de grande envergure
Le tableau est éloquent : la task force, d’une petite dizaine d’unités, se compose de navires hors d’âge, aux technologies dépassées. On retrouve trois bâtiments relevant de ce que l’on appelle quelquefois la « poussière navale», soit deux vedettes lance-missiles de faible tonnage (entrées en service en 1978 et 1989) et un navire d’écoute électronique dénué de moyens offensifs. À leurs côtés évoluaient un destroyer lancé en 1967 et un navire amphibie de taille modeste (lancé en 1975), tout au plus capable de débarquer quelques centaines de soldats et ayant surtout vocation à recueillir éventuellement des ressortissants russes dans le cadre d’une évacuation.
Quant au croiseur Moskva, navire-amiral de la flotte de la mer Noire, surnommé le « tueur de porte-avions », bardé de missiles antinavires et sol-air, il est d’un concept qui était déjà dépassé lors de son lancement, en 1979, ce type de navire ayant une espérance de vie très limitée sur un théâtre d’opérations dominé par une force aérienne adverse . Précisons que le porte-aéronefs Amiral Kouznetsov, annoncé à chacune de ses missions en Méditerranée comme un péril digne du Bismarck, n’est pas capable de mettre en œuvre plus d’une douzaine d’avions de combat qui, faute de catapultes leur permettant de décoller à pleine charge, ne sont pas en mesure de réaliser de véritables missions de guerre et, notamment, de frappes précises sur des cibles terrestres ou navales.
Bien entendu, l’âge d’un navire n’est pas nécessairement un critère permettant d’apprécier sa capacité opérationnelle. Retiré du service début 2012, le porte-avions américain Enterprise, lancé en 1960, est resté pleinement apte à combattre tout au long de sa carrière. Mais il a fait l’objet de multiples opérations de modernisation, recevant sans cesse les nouveaux systèmes d’armes les plus perfectionnés, bénéficiant d’un entretien constant. Ce n’est pas le cas des bâtiments russes. Ceux-ci, entrés en service au sein de la marine soviétique, ont subi de plein fouet la réduction drastique des budgets de la défense consécutive à la disparition de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS). Cette extrême austérité n’a pas seulement signifié le gel des programmes d’armement, elle a aussi entraîné la suspension de tous les travaux d’entretien de la flotte pendant une dizaine d’années.
De la sorte, la valeur combative de la VMF comme l’activité des chantiers navals ont été très profondément impactées. Rouillant à quai, ne bénéficiant d’aucun entretien, d’aucune modernisation, les navires russes ont été armés des années durant par des équipages ne sortant jamais en mer, démotivés, mal formés et non préparés aux missions théoriquement susceptibles de leur être confiées. Dans le même temps, les chantiers navals, privés de plan de charge, ont perdu une partie de leurs salariés, souvent les plus qualifiés, tandis que leurs infrastructures, désormais inactives, se dégradaient rapidement faute de travaux d’entretien et de remplacement des matériels vétustes.
Certes, nous constatons depuis la seconde moitié des années 2000 une volonté de redresser la barre. La hausse des budgets de la défense, amorcée dès les débuts de la première administration Poutine, a été suivie par une offensive tous azimuts visant à restructurer le commandement de la VMF, à remettre en route les chantiers navals via, notamment, la consolidation du secteur , à restaurer la capacité opérationnelle des navires, à renouer avec une activité soutenue en mer, conditions indispensables à la remise à niveau des compétences des équipages, des ingénieurs et des techniciens.
Mais – et la leçon devrait être méditée bien au-delà de la Russie – on ne stoppe pas brutalement tout effort de défense des années durant sans que l’outil militaro-industriel ne subisse des dégâts majeurs : obsolescence des équipements, perte des savoir-faire, etc. Et il ne suffit pas de remettre des milliards d’euros dans la balance pour inverser la tendance : s’il ne faut que quelques années d’abandon pour qu’un appareil de défense moderne se dégrade et décroche des points de vue opérationnel et technologique, la remise en ordre de marche d’un tel dispositif nécessite fréquemment une ou deux décennies d’efforts constants et intelligemment orientés.
Or, la marine russe n’est qu’au début de son redressement. À l’aune de la crise syrienne, il est évident qu’elle n’est pas capable aujourd’hui de remplir une mission de combat de grande envergure loin de ses bases avec des navires modernes. Il ne s’agit pas seulement de la flotte de la mer Noire : si les bâtiments opérant en Méditerranée proviennent bien, pour la plupart, des forces stationnées à Novorossiïsk ou Sébastopol, ils reçoivent le renfort de vaisseaux venus de la flotte du Nord et du Pacifique pour former un ensemble cohérent.
Ce qui revient à dire que la Russie, faute de moyens, est contrainte de réaliser des concentrations de navires en raclant ses fonds de tiroir et en faisant appel à des bâtiments stationnés à des milliers de kilomètres . Bien entendu, les longues périodes de transit en mer nécessaires pour rejoindre les zones d’opérations sont l’occasion d’aguerrir des équipages qui ont besoin d’un surcroît d’entraînement afin d’apprendre à tirer le meilleur de leurs vaisseaux. Encore faut-il que ceux-ci disposent de capacités opérationnelles correspondant aux exigences actuelles du combat naval. Ce n’est pas le cas des anciens navires, nous l’avons vu. Mais ce n’est pas le cas non plus des quelques bâtiments neufs.
Car les navires russes de nouvelle génération se signalent par leurs multiples « maladies de jeunesse ». Cela n’a rien d’exceptionnel : aucun bâtiment de guerre n’est exempt de ces problèmes dans quelque marine que ce soit. Mais le réglage est généralement rapide jusqu’à l’accession à la plénitude des moyens opérationnels. Ce n’est pas le cas en Russie. Les nouvelles classes d’escorteurs sont, à ce titre, particulièrement emblématiques. Sur ce segment des corvettes, frégates et destroyers, les chantiers navals russes ont multiplié les programmes ces dernières années.
Aucun n’a donné satisfaction. Conçues dans les années 1980, mais entrées en service dans les années 1990 et 2000, les frégates 11 540, de la classe Neustrashimy, annoncées comme la relève de la flotte de surface russe avec, notamment, l’utilisation de certaines technologies leur assurant une certaine furtivité, ont été un fiasco. Le navire de tête a connu de sévères mécomptes lors de sa première sortie hauturière en océan Indien, dans le cadre de l’opération internationale anti-piraterie Atalante. Rentré au port, il a été contraint à de lourdes opérations de maintenance, attestant de la mauvaise conception du bâtiment du point de vue de la tenue et de l’habitabilité à la mer, avant de reprendre du service. Alors que sept navires de cette classe devaient être construits, deux seulement ont été achevés et le programme a finalement été gelé.
La Suite...
La crise syrienne a été pour la presse occidentale l’occasion d’enfoncer le clou : « Parfum de guerre froide », « La flotte russe se déploie en Méditerranée », « Moscou envoie le porte-avions Kouznetsov », etc. Dans les médias traditionnels ou sur les réseaux sociaux, nous avons assisté, en août et septembre 2013, à un concours d’inepties avec, comme aux plus beaux jours de l’Union soviétique, l’évocation de forces armées russes prêtes à en découdre pour sauver le régime de Bachar Al-Assad . Inepties car il en va de la guerre froide comme de toutes les autres : il faut être deux pour la faire.
Or, l’Armée rouge et le complexe militaro-industriel soviétiques sont morts et leurs successeurs n’ont ni l’envie, ni les moyens de s’en prendre aux États-Unis et à leurs alliés . Il suffit d’examiner l’état des forces armées et de l’industrie de défense russe – qu’on ne peut dissocier dans l’analyse si l’on veut avoir une vision précise des atouts et intentions du Kremlin – pour comprendre à quel point la Russie demeure, hormis sur le plan nucléaire, une puissance militaire de second rang.
Puisque les événements syriens ont été l’occasion d’évoquer les mânes de la fameuse 5e Eskadra, la flotte soviétique de Méditerranée, prenons le parti de commencer un méthodique examen des forces russes par la VMF (Voenno-Morskoï Flot, la marine de guerre) et par les navires déployés à proximité des côtes syriennes en septembre 2013.
Une marine inapte aux missions de combat de grande envergure
Le tableau est éloquent : la task force, d’une petite dizaine d’unités, se compose de navires hors d’âge, aux technologies dépassées. On retrouve trois bâtiments relevant de ce que l’on appelle quelquefois la « poussière navale», soit deux vedettes lance-missiles de faible tonnage (entrées en service en 1978 et 1989) et un navire d’écoute électronique dénué de moyens offensifs. À leurs côtés évoluaient un destroyer lancé en 1967 et un navire amphibie de taille modeste (lancé en 1975), tout au plus capable de débarquer quelques centaines de soldats et ayant surtout vocation à recueillir éventuellement des ressortissants russes dans le cadre d’une évacuation.
Quant au croiseur Moskva, navire-amiral de la flotte de la mer Noire, surnommé le « tueur de porte-avions », bardé de missiles antinavires et sol-air, il est d’un concept qui était déjà dépassé lors de son lancement, en 1979, ce type de navire ayant une espérance de vie très limitée sur un théâtre d’opérations dominé par une force aérienne adverse . Précisons que le porte-aéronefs Amiral Kouznetsov, annoncé à chacune de ses missions en Méditerranée comme un péril digne du Bismarck, n’est pas capable de mettre en œuvre plus d’une douzaine d’avions de combat qui, faute de catapultes leur permettant de décoller à pleine charge, ne sont pas en mesure de réaliser de véritables missions de guerre et, notamment, de frappes précises sur des cibles terrestres ou navales.
Bien entendu, l’âge d’un navire n’est pas nécessairement un critère permettant d’apprécier sa capacité opérationnelle. Retiré du service début 2012, le porte-avions américain Enterprise, lancé en 1960, est resté pleinement apte à combattre tout au long de sa carrière. Mais il a fait l’objet de multiples opérations de modernisation, recevant sans cesse les nouveaux systèmes d’armes les plus perfectionnés, bénéficiant d’un entretien constant. Ce n’est pas le cas des bâtiments russes. Ceux-ci, entrés en service au sein de la marine soviétique, ont subi de plein fouet la réduction drastique des budgets de la défense consécutive à la disparition de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS). Cette extrême austérité n’a pas seulement signifié le gel des programmes d’armement, elle a aussi entraîné la suspension de tous les travaux d’entretien de la flotte pendant une dizaine d’années.
De la sorte, la valeur combative de la VMF comme l’activité des chantiers navals ont été très profondément impactées. Rouillant à quai, ne bénéficiant d’aucun entretien, d’aucune modernisation, les navires russes ont été armés des années durant par des équipages ne sortant jamais en mer, démotivés, mal formés et non préparés aux missions théoriquement susceptibles de leur être confiées. Dans le même temps, les chantiers navals, privés de plan de charge, ont perdu une partie de leurs salariés, souvent les plus qualifiés, tandis que leurs infrastructures, désormais inactives, se dégradaient rapidement faute de travaux d’entretien et de remplacement des matériels vétustes.
Certes, nous constatons depuis la seconde moitié des années 2000 une volonté de redresser la barre. La hausse des budgets de la défense, amorcée dès les débuts de la première administration Poutine, a été suivie par une offensive tous azimuts visant à restructurer le commandement de la VMF, à remettre en route les chantiers navals via, notamment, la consolidation du secteur , à restaurer la capacité opérationnelle des navires, à renouer avec une activité soutenue en mer, conditions indispensables à la remise à niveau des compétences des équipages, des ingénieurs et des techniciens.
Mais – et la leçon devrait être méditée bien au-delà de la Russie – on ne stoppe pas brutalement tout effort de défense des années durant sans que l’outil militaro-industriel ne subisse des dégâts majeurs : obsolescence des équipements, perte des savoir-faire, etc. Et il ne suffit pas de remettre des milliards d’euros dans la balance pour inverser la tendance : s’il ne faut que quelques années d’abandon pour qu’un appareil de défense moderne se dégrade et décroche des points de vue opérationnel et technologique, la remise en ordre de marche d’un tel dispositif nécessite fréquemment une ou deux décennies d’efforts constants et intelligemment orientés.
Or, la marine russe n’est qu’au début de son redressement. À l’aune de la crise syrienne, il est évident qu’elle n’est pas capable aujourd’hui de remplir une mission de combat de grande envergure loin de ses bases avec des navires modernes. Il ne s’agit pas seulement de la flotte de la mer Noire : si les bâtiments opérant en Méditerranée proviennent bien, pour la plupart, des forces stationnées à Novorossiïsk ou Sébastopol, ils reçoivent le renfort de vaisseaux venus de la flotte du Nord et du Pacifique pour former un ensemble cohérent.
Ce qui revient à dire que la Russie, faute de moyens, est contrainte de réaliser des concentrations de navires en raclant ses fonds de tiroir et en faisant appel à des bâtiments stationnés à des milliers de kilomètres . Bien entendu, les longues périodes de transit en mer nécessaires pour rejoindre les zones d’opérations sont l’occasion d’aguerrir des équipages qui ont besoin d’un surcroît d’entraînement afin d’apprendre à tirer le meilleur de leurs vaisseaux. Encore faut-il que ceux-ci disposent de capacités opérationnelles correspondant aux exigences actuelles du combat naval. Ce n’est pas le cas des anciens navires, nous l’avons vu. Mais ce n’est pas le cas non plus des quelques bâtiments neufs.
Car les navires russes de nouvelle génération se signalent par leurs multiples « maladies de jeunesse ». Cela n’a rien d’exceptionnel : aucun bâtiment de guerre n’est exempt de ces problèmes dans quelque marine que ce soit. Mais le réglage est généralement rapide jusqu’à l’accession à la plénitude des moyens opérationnels. Ce n’est pas le cas en Russie. Les nouvelles classes d’escorteurs sont, à ce titre, particulièrement emblématiques. Sur ce segment des corvettes, frégates et destroyers, les chantiers navals russes ont multiplié les programmes ces dernières années.
Aucun n’a donné satisfaction. Conçues dans les années 1980, mais entrées en service dans les années 1990 et 2000, les frégates 11 540, de la classe Neustrashimy, annoncées comme la relève de la flotte de surface russe avec, notamment, l’utilisation de certaines technologies leur assurant une certaine furtivité, ont été un fiasco. Le navire de tête a connu de sévères mécomptes lors de sa première sortie hauturière en océan Indien, dans le cadre de l’opération internationale anti-piraterie Atalante. Rentré au port, il a été contraint à de lourdes opérations de maintenance, attestant de la mauvaise conception du bâtiment du point de vue de la tenue et de l’habitabilité à la mer, avant de reprendre du service. Alors que sept navires de cette classe devaient être construits, deux seulement ont été achevés et le programme a finalement été gelé.
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