Pour la première fois depuis 15 ans, le pouvoir avoue sa peur de perdre le contrôle sur la société algérienne. Oh, bien sûr, je n'ignore rien de ce qu'une affirmation aussi décalée avec le désenchantement national peut susciter de dérision au sein de cette communauté perspicace qui semble avoir jeté les armes et condamné l'Algérie à la domination éternelle des mafias.
C'est pourtant ce qui se passe aujourd'hui même, par petits épisodes frappants de lumière, et qui nous sauterait aux yeux s'ils n'étaient rivés sur les dérisoires algarades du palais, l'interminable ulcère présidentiel, la chimérique guerre de succession ou le très grotesque feuilleton du patrimoine d'Ouyahia.
Entendez ces sévères mises en garde officielles, qui fusent de partout, à l'endroit des indocilités tenaces qui perturbent le sommeil des puissants. Ils arrivent de Batna, où le président de la République somme les enseignants universitaires mécontents d'en finir au plus tôt avec ce qu'il qualifie de "dangereux extrémisme" ; ils arrivent de la Centrale syndicale, transformée par Abdelmadjid Sidi-Saïd en véritable officine du pouvoir, et qui menace les postiers de pires représailles s'ils persistaient dans leur projet de grève "contraire à l'esprit du pacte social" ; ils arrivent des états-majors de l'Education nationale déroutés par la résistance des syndicats d'enseignants qui les empêchent de modeler dans l'ombre et la discrétion le cerveau de nos mômes ; de la police qui rappelle à la population sa massive présence dans tous les coins de la ville ; ils arrivent du ministère de la Culture où Mme Toumi interdit l'importation des livres ; ils arrivent de M. Djiar, le tout nouveau ministre de la Communication, que des confrères avertis présentent comme l'homme de la situation mais qui, l'autre jour, avec les sourcils hauts, informait l'opinion qu'il n'était pas question de libérer l'audiovisuel "tant que le pouvoir ne contrôlait pas toute la situation".
Certes, la société perspicace pourrait, à bon escient rétorquer qu'il ne s'agit là que d'éparses irritations corporatistes et que nous sommes encore loin de la jacquerie nationale. C'est formellement vrai, pour le grand bonheur de cet orgueil individualiste, bien algérien, qui se retranche dans le scepticisme pour ne pas se solidariser des souffrances humaines. Mais ce n'est que formellement vrai.
La simultanéité et la multiplication de ces petites et grandes désobéissances civiles en dépit de l'arsenal répressif, l'affolement que trahissent les ripostes gouvernementales mal conçues, tout cela indique bien la naissance d'un phénomène nouveau : le recul de la peur. Nous revenons, à petits pas, vers Octobre 88. Et cela suffit pour effrayer le régime.
Que s'est-il donc passé ?
Un phénomène inéluctable : les clauses du consensus adopté tacitement au lendemain d'Octobre 88 justement, à l'avènement de l'islamisme armé, entre le pouvoir et la société unis face au terrorisme, ces clauses ne fonctionnent plus. Elles sont atteintes de péremption naturelle : la fin du terrorisme, dont le pouvoir nous rebat les oreilles avec une telle assiduité qu'il a fini par nous en convaincre. Nous sommes retournés aux véritables lignes de fracture sociales, politiques et idéologiques, celles des années 1980, celles-là mêmes qui ont motivé le formidable soulèvement populaire. Dix-huit ans après, qui peut le nier, le même fossé sépare le pouvoir de ses administrés livrés aux intolérables humiliations de la précarité et de l'incertitude, gouvernés plus que jamais par le mensonge, la duplicité et la corruption.
Le pouvoir algérien a fait de cette pause sociale de quinze années, le plus mauvais usage. Il ne s'est pas amendé, il ne s'est pas rapproché de la population, il n'a pas entamé le fonctionnement démocratique des institutions, il s'est obstiné dans le népotisme, la corruption, le déni du droit et la fraude électorale. Il s'est contenté de reconduire les mécanismes de l'impopularité et de l'illégitimité.
Et on observe, aujourd'hui, les effets dans le mécontentement grandissant qui agite des pans entiers de la société décidée à s'émanciper de sa tutelle. Face à ce désir croissant qu'éprouvent de larges catégories d'Algériens à construire elles-mêmes leur propre bonheur, donc de la perte dommageable d'une partie des leviers de l'hégémonie, le pouvoir, contrairement aux apparences, est assez désarmé.
Il est coincé entre deux impossibilités : la répression massive et continue a un coût politique terrible auprès de l'opinion internationale qu'il n'est pas enclin à assumer ; ses instruments classiques de caporalisation des masses, que sont le FLN ou l'UGTA sont obsolètes, discrédités et sans aucune influence. Il lui reste alors, pour se maintenir au trône sans grosses adversités, à reconstruire les lignes d'un nouveau consensus avec la société qui lui serait profitable. Par la fourberie politique.
C'est ce qu'entreprend, depuis quelques mois, le chef de l'Etat. Cette stratégie de la simulation, semble reposer sur deux hypocrisies principales : rétablir, d'une part, le débat sur l'ennemi commun, le terrorisme, plutôt que sur les sujets qui fâchent ; dissoudre la contestation, d'autre part, dans l'illusion d'une consultation avec les acteurs sociaux qui déboucherait sur des traités de paix comme le pacte social. L'un comme l'autre de ces deux subterfuges a son gros inconvénient : la nouvelle génération n'y est pas dupe. Diluer des contradictions réelles dans la tisane du terrorisme est un procédé démodé dont même l'écrivain Yasmina Khadra a fait les frais l'autre soir sur un plateau de télévision face au journaliste Eric Zemmour.
Domestiquer les revendications dans des cadres de convergence "spontanés" comme le pacte social ou le "brainstorming" de M. Djiar revient à appliquer un grossier sparadrap sur une jambe en bois : le régime s'y prend si mal qu'il pose à la négociation des "préalables non négociables" qui le ramènent, à sa grande surprise, à la case de départ.
Ne cédons pas à ces sortilèges politiques ! Les courageuses contestations d'aujourd'hui construisent la société civile de demain. Il faut imposer, en Algérie, et dès maintenant, le droit de dire son mot à propos de l'avenir. Il est passé l'heure d'abandonner aux pouvoirs publics le privilège de façonner les vies à venir.
Trois raisons, au moins, nous donneraient raison devant l'histoire : le régime algérien est incompétent, ayant échoué à toutes ses initiatives ; le régime algérien est illégitime ; le régime algérien est déphasé dans le monde actuel. Rien ne doit plus se décider sans une authentique consultation du partenaire social.
Même Chirac, qu'on prend volontiers pour modèle, vient de rappeler cette criarde évidence : moderniser et systématiser le dialogue social. "Il faut plus de contrat et moins de loi". Pourquoi pas chez nous ? Bien sûr, comme le souligne la presse française, on ne fabrique pas une culture du compromis d'un claquement de doigts. Comme aiment à le répéter les présidents, cela suppose "une révolution des esprits". Soit. Mais des deux côtés. C'est-à-dire que le vrai dialogue social suppose aussi que les partenaires sociaux soient reconnus comme représentatifs et légitimes. Que tout soit mis à plat sur la table de négociations.
Et que l'Etat réalise que vouloir réduire les idées par les tribunaux est un procédé totalitaire fâcheux pour son image. “Le soc de la charrue n'est pas fait pour le compromis”, a dit Henri Michaux. Prétendre tout diriger chez le citoyen algérien, ses choix comme son esprit ou ses lectures, est un vieux rêve évanoui dans la nuit de l'histoire. Ne cédons pas ! Tout l'enjeu est là
Par Mohamed Benchicou
C'est pourtant ce qui se passe aujourd'hui même, par petits épisodes frappants de lumière, et qui nous sauterait aux yeux s'ils n'étaient rivés sur les dérisoires algarades du palais, l'interminable ulcère présidentiel, la chimérique guerre de succession ou le très grotesque feuilleton du patrimoine d'Ouyahia.
Entendez ces sévères mises en garde officielles, qui fusent de partout, à l'endroit des indocilités tenaces qui perturbent le sommeil des puissants. Ils arrivent de Batna, où le président de la République somme les enseignants universitaires mécontents d'en finir au plus tôt avec ce qu'il qualifie de "dangereux extrémisme" ; ils arrivent de la Centrale syndicale, transformée par Abdelmadjid Sidi-Saïd en véritable officine du pouvoir, et qui menace les postiers de pires représailles s'ils persistaient dans leur projet de grève "contraire à l'esprit du pacte social" ; ils arrivent des états-majors de l'Education nationale déroutés par la résistance des syndicats d'enseignants qui les empêchent de modeler dans l'ombre et la discrétion le cerveau de nos mômes ; de la police qui rappelle à la population sa massive présence dans tous les coins de la ville ; ils arrivent du ministère de la Culture où Mme Toumi interdit l'importation des livres ; ils arrivent de M. Djiar, le tout nouveau ministre de la Communication, que des confrères avertis présentent comme l'homme de la situation mais qui, l'autre jour, avec les sourcils hauts, informait l'opinion qu'il n'était pas question de libérer l'audiovisuel "tant que le pouvoir ne contrôlait pas toute la situation".
Certes, la société perspicace pourrait, à bon escient rétorquer qu'il ne s'agit là que d'éparses irritations corporatistes et que nous sommes encore loin de la jacquerie nationale. C'est formellement vrai, pour le grand bonheur de cet orgueil individualiste, bien algérien, qui se retranche dans le scepticisme pour ne pas se solidariser des souffrances humaines. Mais ce n'est que formellement vrai.
La simultanéité et la multiplication de ces petites et grandes désobéissances civiles en dépit de l'arsenal répressif, l'affolement que trahissent les ripostes gouvernementales mal conçues, tout cela indique bien la naissance d'un phénomène nouveau : le recul de la peur. Nous revenons, à petits pas, vers Octobre 88. Et cela suffit pour effrayer le régime.
Que s'est-il donc passé ?
Un phénomène inéluctable : les clauses du consensus adopté tacitement au lendemain d'Octobre 88 justement, à l'avènement de l'islamisme armé, entre le pouvoir et la société unis face au terrorisme, ces clauses ne fonctionnent plus. Elles sont atteintes de péremption naturelle : la fin du terrorisme, dont le pouvoir nous rebat les oreilles avec une telle assiduité qu'il a fini par nous en convaincre. Nous sommes retournés aux véritables lignes de fracture sociales, politiques et idéologiques, celles des années 1980, celles-là mêmes qui ont motivé le formidable soulèvement populaire. Dix-huit ans après, qui peut le nier, le même fossé sépare le pouvoir de ses administrés livrés aux intolérables humiliations de la précarité et de l'incertitude, gouvernés plus que jamais par le mensonge, la duplicité et la corruption.
Le pouvoir algérien a fait de cette pause sociale de quinze années, le plus mauvais usage. Il ne s'est pas amendé, il ne s'est pas rapproché de la population, il n'a pas entamé le fonctionnement démocratique des institutions, il s'est obstiné dans le népotisme, la corruption, le déni du droit et la fraude électorale. Il s'est contenté de reconduire les mécanismes de l'impopularité et de l'illégitimité.
Et on observe, aujourd'hui, les effets dans le mécontentement grandissant qui agite des pans entiers de la société décidée à s'émanciper de sa tutelle. Face à ce désir croissant qu'éprouvent de larges catégories d'Algériens à construire elles-mêmes leur propre bonheur, donc de la perte dommageable d'une partie des leviers de l'hégémonie, le pouvoir, contrairement aux apparences, est assez désarmé.
Il est coincé entre deux impossibilités : la répression massive et continue a un coût politique terrible auprès de l'opinion internationale qu'il n'est pas enclin à assumer ; ses instruments classiques de caporalisation des masses, que sont le FLN ou l'UGTA sont obsolètes, discrédités et sans aucune influence. Il lui reste alors, pour se maintenir au trône sans grosses adversités, à reconstruire les lignes d'un nouveau consensus avec la société qui lui serait profitable. Par la fourberie politique.
C'est ce qu'entreprend, depuis quelques mois, le chef de l'Etat. Cette stratégie de la simulation, semble reposer sur deux hypocrisies principales : rétablir, d'une part, le débat sur l'ennemi commun, le terrorisme, plutôt que sur les sujets qui fâchent ; dissoudre la contestation, d'autre part, dans l'illusion d'une consultation avec les acteurs sociaux qui déboucherait sur des traités de paix comme le pacte social. L'un comme l'autre de ces deux subterfuges a son gros inconvénient : la nouvelle génération n'y est pas dupe. Diluer des contradictions réelles dans la tisane du terrorisme est un procédé démodé dont même l'écrivain Yasmina Khadra a fait les frais l'autre soir sur un plateau de télévision face au journaliste Eric Zemmour.
Domestiquer les revendications dans des cadres de convergence "spontanés" comme le pacte social ou le "brainstorming" de M. Djiar revient à appliquer un grossier sparadrap sur une jambe en bois : le régime s'y prend si mal qu'il pose à la négociation des "préalables non négociables" qui le ramènent, à sa grande surprise, à la case de départ.
Ne cédons pas à ces sortilèges politiques ! Les courageuses contestations d'aujourd'hui construisent la société civile de demain. Il faut imposer, en Algérie, et dès maintenant, le droit de dire son mot à propos de l'avenir. Il est passé l'heure d'abandonner aux pouvoirs publics le privilège de façonner les vies à venir.
Trois raisons, au moins, nous donneraient raison devant l'histoire : le régime algérien est incompétent, ayant échoué à toutes ses initiatives ; le régime algérien est illégitime ; le régime algérien est déphasé dans le monde actuel. Rien ne doit plus se décider sans une authentique consultation du partenaire social.
Même Chirac, qu'on prend volontiers pour modèle, vient de rappeler cette criarde évidence : moderniser et systématiser le dialogue social. "Il faut plus de contrat et moins de loi". Pourquoi pas chez nous ? Bien sûr, comme le souligne la presse française, on ne fabrique pas une culture du compromis d'un claquement de doigts. Comme aiment à le répéter les présidents, cela suppose "une révolution des esprits". Soit. Mais des deux côtés. C'est-à-dire que le vrai dialogue social suppose aussi que les partenaires sociaux soient reconnus comme représentatifs et légitimes. Que tout soit mis à plat sur la table de négociations.
Et que l'Etat réalise que vouloir réduire les idées par les tribunaux est un procédé totalitaire fâcheux pour son image. “Le soc de la charrue n'est pas fait pour le compromis”, a dit Henri Michaux. Prétendre tout diriger chez le citoyen algérien, ses choix comme son esprit ou ses lectures, est un vieux rêve évanoui dans la nuit de l'histoire. Ne cédons pas ! Tout l'enjeu est là
Par Mohamed Benchicou
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