Durant les dernières années de la guerre de libération, ma famille habitait aux limites d’Alger, près de Sidi Yahia. Quand il se rendait au centre-ville, mon père m’emmenait parfois avec lui et les courses ou les visites aboutissaient toujours au square Bresson (auj. Port Saïd), et précisément au «Glacier», où officiait Da Amar, cousin de mon père.
Prendre les trolleys de la RSTA avec leurs deux longs bras courant le long des lignes électriques et leurs receveurs et chauffeurs en chéchia stamboul, traverser les grandes rues d’Alger où, dans la foule, flottaient alors plus de chapeaux de paille ou de feutre, était pour moi un véritable voyage.
Arrivés au Square, le ravissement était là : les arbres denses et leurs milliers d’oiseaux, la façade de l’Opéra qui me fascinait. J’avais droit à des grenadines à l’eau, parfois un «créponné au citron» et, possiblement, une balade à dos d’âne, comme le racontait récemment mon cher confrère Merzac Bagtache. Cette récompense équestre était associée à de bons résultats scolaires. Comme si l’on voulait nous signifier qu’il fallait être intelligent pour monter sur un âne ! J’attendais impatiemment ces jours d’expédition vers un monde différent, grouillant de vie et de couleurs.
Mais, mes yeux d’enfant ne tardèrent pas à s’ouvrir sur un spectacle particulier : celui des cireurs de chaussures. Ils étaient un peu plus âgés que moi ou le paraissaient. Leurs vêtements étaient en loques et couverts de poussière et de cirage. Sur le square, devant le «Tantonville», à la rue Bab-Azzoun, sur le Front de Mer et tous les environs, ils criaient à s’époumoner : «Ciri m’siou ! Ciri !». Des hommes les interpellaient : «Yaouled !». Ils se jetaient alors au sol et posaient la boîte en bois qu’ils portaient en bandoulière.
Celle-ci servait autant de support à leurs brosses, chiffons et cirages que de marchepied aux clients, généralement européens, mais pas uniquement, si je m’en souviens bien. Je remarquais aussi que, le plus souvent, les «cirés» jetaient leur pièce de monnaie ou la laissaient tomber à la verticale, aussitôt happée par une petite main. Je supposais que c’était pour ne pas se salir en touchant les petits doigts gris à force de cirer.
Mais je ressentais l’idée que ces enfants étaient des «intouchables», même si j’ignorais alors ce mot comme l’existence de cette caste indienne chargée des tâches les plus immondes.
Je les voyais donc cirer, crier, cirer à nouveau, crier encore, courant dans tous les sens, leurs visages maigres et fatigués, creusés par la misère. Depuis, les grenadines et les «créponnés» prirent pour moi un goût de honte et d’amertume, non dénué de culpabilité. J’avais six ans par là. Je savais que nous étions colonisés, comme on peut le comprendre à cet âge, confusément et presqu’instinctivement, quelque part entre le «Nous» et les «Autres».
Ces cireurs furent pour moi une révélation. Elle entraîna une prise de conscience précoce qui donna à mon père du fil à retordre pour répondre à mes innombrables questions. D’où venaient-ils ? Qui étaient-ils ? Avaient-ils des parents ? Pourquoi étaient-ils tous des «Nous» et pas des «Autres» ?
A chaque descente en ville, j’observais ces cireurs. Leur découverte fut suivie, lors d’un voyage en famille, par la terrible vision des nuées d’enfants qui, sous le pont ferroviaire de Sidi-Aïch, attendaient qu’on leur jette des morceaux de pain du train !
En 1987, j’allais couvrir le quarantième anniversaire de l’indépendance de l’Inde pour le mensuel Parcours Maghrébin. Ce fut l’occasion d’un long périple à travers plusieurs villes de ce fabuleux sous-continent. J’avais croisé les petits cireurs indiens qui s’ingéniaient à placer discrètement une saleté sur votre chaussure avant de vous offrir leurs services.
Victime à Bombay de leur stratagème, j’ai traîné la saleté jusqu’à trouver un robinet public pour l’enlever moi-même. Car, de ma vie, ne pouvant oublier les «yaouled» du square Bresson, je ne me suis jamais fait cirer les chaussures, sinon par les machines que l’on trouve dans certains hôtels.
J’ai essayé parfois de me convaincre qu’en-dehors du contexte dans lequel j’avais connu cette pratique, cela pouvait être considéré après tout comme un service aussi noble et utile que celui d’un cordonnier ou d’un dégraisseur. Mais mon esprit s’est toujours révulsé à cette idée.
L’image du cireur m’est toujours restée attachée à la peine et au sentiment d’injustice que j’avais éprouvés, enfant. D’ailleurs, dans toutes les langues et cultures, l’expression «cirer les chaussures de quelqu’un», certes figurative, est le symbole d’une déchéance et, plus grave encore, d’une soumission.
De retour d’Inde, mes souvenirs réveillés, j’avais essayé de me documenter sur les cireurs d’Alger. Puis, j’ai poursuivi cette recherche à chaque fois que j’en ai eu l’occasion, notamment avec l’apparition d’Internet. Ce que j’avais perçu dans mon jeune âge n’était qu’un aspect de la réalité. En-dehors de faire reluire les cuirs, ces cireurs avaient été utilisés de bien des manières. On les avait d’abord transformés en personnages de cartes postales et de caricatures pour produire un folklore bon enfant et en faire des sortes de poulbots parisiens, façon indigénat.
Prendre les trolleys de la RSTA avec leurs deux longs bras courant le long des lignes électriques et leurs receveurs et chauffeurs en chéchia stamboul, traverser les grandes rues d’Alger où, dans la foule, flottaient alors plus de chapeaux de paille ou de feutre, était pour moi un véritable voyage.
Arrivés au Square, le ravissement était là : les arbres denses et leurs milliers d’oiseaux, la façade de l’Opéra qui me fascinait. J’avais droit à des grenadines à l’eau, parfois un «créponné au citron» et, possiblement, une balade à dos d’âne, comme le racontait récemment mon cher confrère Merzac Bagtache. Cette récompense équestre était associée à de bons résultats scolaires. Comme si l’on voulait nous signifier qu’il fallait être intelligent pour monter sur un âne ! J’attendais impatiemment ces jours d’expédition vers un monde différent, grouillant de vie et de couleurs.
Mais, mes yeux d’enfant ne tardèrent pas à s’ouvrir sur un spectacle particulier : celui des cireurs de chaussures. Ils étaient un peu plus âgés que moi ou le paraissaient. Leurs vêtements étaient en loques et couverts de poussière et de cirage. Sur le square, devant le «Tantonville», à la rue Bab-Azzoun, sur le Front de Mer et tous les environs, ils criaient à s’époumoner : «Ciri m’siou ! Ciri !». Des hommes les interpellaient : «Yaouled !». Ils se jetaient alors au sol et posaient la boîte en bois qu’ils portaient en bandoulière.
Celle-ci servait autant de support à leurs brosses, chiffons et cirages que de marchepied aux clients, généralement européens, mais pas uniquement, si je m’en souviens bien. Je remarquais aussi que, le plus souvent, les «cirés» jetaient leur pièce de monnaie ou la laissaient tomber à la verticale, aussitôt happée par une petite main. Je supposais que c’était pour ne pas se salir en touchant les petits doigts gris à force de cirer.
Mais je ressentais l’idée que ces enfants étaient des «intouchables», même si j’ignorais alors ce mot comme l’existence de cette caste indienne chargée des tâches les plus immondes.
Je les voyais donc cirer, crier, cirer à nouveau, crier encore, courant dans tous les sens, leurs visages maigres et fatigués, creusés par la misère. Depuis, les grenadines et les «créponnés» prirent pour moi un goût de honte et d’amertume, non dénué de culpabilité. J’avais six ans par là. Je savais que nous étions colonisés, comme on peut le comprendre à cet âge, confusément et presqu’instinctivement, quelque part entre le «Nous» et les «Autres».
Ces cireurs furent pour moi une révélation. Elle entraîna une prise de conscience précoce qui donna à mon père du fil à retordre pour répondre à mes innombrables questions. D’où venaient-ils ? Qui étaient-ils ? Avaient-ils des parents ? Pourquoi étaient-ils tous des «Nous» et pas des «Autres» ?
A chaque descente en ville, j’observais ces cireurs. Leur découverte fut suivie, lors d’un voyage en famille, par la terrible vision des nuées d’enfants qui, sous le pont ferroviaire de Sidi-Aïch, attendaient qu’on leur jette des morceaux de pain du train !
En 1987, j’allais couvrir le quarantième anniversaire de l’indépendance de l’Inde pour le mensuel Parcours Maghrébin. Ce fut l’occasion d’un long périple à travers plusieurs villes de ce fabuleux sous-continent. J’avais croisé les petits cireurs indiens qui s’ingéniaient à placer discrètement une saleté sur votre chaussure avant de vous offrir leurs services.
Victime à Bombay de leur stratagème, j’ai traîné la saleté jusqu’à trouver un robinet public pour l’enlever moi-même. Car, de ma vie, ne pouvant oublier les «yaouled» du square Bresson, je ne me suis jamais fait cirer les chaussures, sinon par les machines que l’on trouve dans certains hôtels.
J’ai essayé parfois de me convaincre qu’en-dehors du contexte dans lequel j’avais connu cette pratique, cela pouvait être considéré après tout comme un service aussi noble et utile que celui d’un cordonnier ou d’un dégraisseur. Mais mon esprit s’est toujours révulsé à cette idée.
L’image du cireur m’est toujours restée attachée à la peine et au sentiment d’injustice que j’avais éprouvés, enfant. D’ailleurs, dans toutes les langues et cultures, l’expression «cirer les chaussures de quelqu’un», certes figurative, est le symbole d’une déchéance et, plus grave encore, d’une soumission.
De retour d’Inde, mes souvenirs réveillés, j’avais essayé de me documenter sur les cireurs d’Alger. Puis, j’ai poursuivi cette recherche à chaque fois que j’en ai eu l’occasion, notamment avec l’apparition d’Internet. Ce que j’avais perçu dans mon jeune âge n’était qu’un aspect de la réalité. En-dehors de faire reluire les cuirs, ces cireurs avaient été utilisés de bien des manières. On les avait d’abord transformés en personnages de cartes postales et de caricatures pour produire un folklore bon enfant et en faire des sortes de poulbots parisiens, façon indigénat.
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