L’Algérie d’aujourd’hui est extrêmement dépendante de ses exportations d’hydrocarbures. Les autres branches de l’économie, telles que l’agroalimentaire, occupent une place marginale. Ainsi, l’Algérie importe, par exemple, plus de 70% de ses céréales en moyenne annuelle. C’est là le résultat d’une profonde transformation du pays en deux siècles. Aujourd’hui se pose avec acuité la question de l’après-pétrole en Algérie et du danger de maintenir une économie non diversifiée. Il se pose également le problème de la réduction de la dépendance alimentaire. A l’époque ottomane, nulle manne pétrolière, bien sûr, seulement l’effort quotidien et constant des hommes pour assurer leur subsistance et dégager des surplus injectés dans le circuit marchand. Nous allons évoquer une Algérie profondément terrienne, relativement pauvre, mais dans laquelle l’écrasante majorité de la population était [IMG]http://www.*********.com/IMG/arton237.jpg[/IMG]totalement investie dans son économie.
par Ismet Touati
Au XVIIIe siècle, 90% de la population mondiale était paysanne ; l’Algérie n’échappait pas à la règle. Mais alors que de nombreux pays avaient une production agricole insuffisante, l’Algérie faisait partie des pays autosuffisants sur le plan alimentaire. Il y a à cela deux raisons principales : des terres très fertiles, dans l’ensemble, et une population peu nombreuse. Au 1er janvier 2014, l’Algérie comptait 38,7 millions d’habitants. Dans l’Algérie du XVIIIe siècle, la population était beaucoup moins nombreuse ; on peut l’évaluer à 5 millions d’habitants, à défaut de statistiques. Le pays étant peu peuplé, il y avait peu de pression sur la terre. La culture du blé étant extensive et demandant de grandes surfaces, les rendements étaient en général d’autant moins élevés que les mêmes terres ne pouvaient pas être ensemencées tous les ans. Or, l’Algérie ne connaissait pas ce problème. Une lente rotation des cultures permise par une grande disponibilité des terres évitait d’épuiser ces dernières. De surcroît, l’érosion des sols nord-africains est une calamité récente, contemporaine de l’emploi d’un matériel plus lourd et de méthodes culturales qui épuisent la terre, ainsi que de l’accroissement du nombre des hommes.
Inexistence d’une pression
sur les terres
Le botaniste et voyageur Desfontaines note vers la fin du XVIIIe siècle : « Le sol est si fertile sur les côtes d’Afrique que, sans y mettre jamais d’engrais, il produit de très belles moissons. A la vérité, le nombre des habitants étant peu considérable relativement à l’étendue du pays, on est dans l’usage de laisser reposer les terres pendant plusieurs années. » Le sol était effectivement très fertile avec des rendements de 8 à 12 grains pour un seul grain semé, alors que dans l’Europe de la même époque, ils se situaient entre 6 et 7. L’inexistence d’une pression sur les terres a fait que ne s’est pas fait sentir le besoin de l’innovation technique, nécessaire ailleurs pour améliorer la productivité. La définition de la technique par Marcel Mauss s’applique parfaitement au cas algérien. « J’appelle technique un acte traditionnel efficace », écrivait-il. Farid Khiari a signalé que nulle innovation ne s’est faite, hormis sur les terres cultivées par les Andalous chassés d’Espagne, dont l’avancée est connue dans ce domaine. L’absence d’évolution technique n’a pas empêché quelques améliorations telles que l’apparition du soc d’araire en fer (autrefois en bois durci au feu) ou, ailleurs, d’une chaîne en fer servant de courroie entre l’instrument et les bêtes de trait. Sinon, on laboure, on sème et on récolte comme on l’a toujours fait. Les transformations qui ont affecté l’agriculture ouest-européenne, d’ordre instrumental ou cultural, n’ont pas vu le jour en Algérie. Le besoin social commande, en dernier ressort, le passage d’un état de la technique à un autre. En effet, le champ de cette dernière n’est pas indépendant de l’environnement social au sein duquel il évolue et dont il dépend. La dynamique interne de la sphère technique, s’il en est, serait un phénomène récent. Il est alors légitime de se demander si l’on ne doit parler d’évolution technologique que s’il y a amélioration de l’outil de production, ou bien si l’on doit, avec Braudel et d’autres avant lui, la considérer non seulement comme un effort violent, mais aussi comme « l’effort patient et monotone des hommes sur le monde extérieur ».
Savoir agronomique
entre oralité et écrits
Voyons de plus près les méthodes employées et renouvelées à chaque année agricole. Il est tout d’abord intéressant de noter que l’oralité n’a pas constitué le seul vecteur du savoir agronomique. Ibn Khaldoun écrit au XIVe siècle déjà : « Quant aux modernes, ils ont composé beaucoup d’ouvrages sur l’agriculture, qui ne traitent que de la mise en terre et des soins à donner aux plantes, de la manière de les protéger de tout ce qui peut leur nuire ou affecter leur croissance, etc. On trouve ces livres aisément. » Il est très probable que ces ouvrages, dont nous n’avons pas connaissance, n’aient été que des variantes de traités datés de l’Antiquité, revus et peut-être augmentés par les savants de la civilisation islamique. En effet, Léon l’Africain nous permet de le supposer en notant : « Il existe un grand traité divisé en trois livres qu’on appelle en arabe Le trésor de l’agriculture. Il a été traduit du latin en arabe à Cordoue, du temps de Mansor, seigneur de Grenade. Ce livre traite de toutes les notions nécessaires à l’agriculture, telles que les époques et les façons de semer, de planter, de greffer les arbres et de modifier par la culture tout fruit, ou grain ou légume… Je m’étonne beaucoup qu’il y ait chez les Africains tant de livres traduits de la langue latine qu’on ne trouve plus maintenant chez les Latins. » C’est une réflexion tout à fait intéressante à l’aube de l’humanisme européen. Le lexique agricole maghrébin conserve d’ailleurs des traces de l’héritage latin : le champ de céréales, l’ager, devient iguer en tamazight. Marmol n’a peut-être fait qu’utiliser Léon l’Africain en notant : « Il y a quantité de ces peuples, tant Africains qu’Arabes, qui sans savoir ni lire, ni écrire, rendent des raisons suffisantes touchant le labourage, par les règles de l’astronomie : mais ils tirent ces règles du Trésor de l’agriculture, qui fut traduit du latin en arabe en la ville de Cordoue, du temps de Jacob Almançor, roi et pontife de Maroc. Dans ce livre sont contenus les douze mois de l’année en latin, et ils les suivent pour ce qui concerne le labourage. » Cependant, par la contradiction que renferme ce passage, celle de paysans ne sachant ni lire, ni écrire et utilisant des traités d’agronomie, Marmol pose la question de la diffusion de cette branche du savoir dans le Maghreb moderne. Léon l’Africain y répond partiellement lorsqu’il évoque, lui aussi, les connaissances des Maghrébins en astronomie, importantes pour leur application dans l’agriculture : « Ils font apprendre aux enfants, dans les écoles, beaucoup de choses très utiles relatives à ces questions. Il existe beaucoup de paysans, arabes et autres, complètement illettrés, qui savent parler d’astronomie avec prolixité et qui tirent de ce qu’ils disent des conclusions d’une certitude absolue. Les règles qu’ils suivent pour cela et qui leur sont nécessaires proviennent du latin et ont été traduites en arabe. » L’école aurait donc été un relais d’un certain savoir agronomique. La tradition, la vieille tradition latine, aurait donc continué de jouer un rôle important. Nous n’avons pas trouvé d’autres références à ces ouvrages au-delà du XVIIe siècle. Nous doutons cependant qu’il y ait eu une rupture dans la tradition, une perte de savoir malgré cette affirmation de l’Anglais Shaw qui écrit dans le premier tiers du XVIIIe siècle : « Le peu de gens qui ont le loisir de se livrer à l’étude ne lisent guère que le Coran, et quelques commentaires assez inintelligibles que l’on en a faits. Tout le savoir de ces peuples se réduit aujourd’hui à un peu de géographie et à quelques traités incohérents et fort insipides sur l’histoire moderne ; car tout ce que leurs auteurs disent des temps qui ont précédé la venue de Mahomet n’est qu’un tissu de contes romanesques. » Il est à regretter, dans ce cas-ci comme dans d’autres, l’absence de témoignages autochtones de la veine d’un Ibn Khaldoun ou d’un Léon l’Africain pour la période ottomane.
par Ismet Touati
Au XVIIIe siècle, 90% de la population mondiale était paysanne ; l’Algérie n’échappait pas à la règle. Mais alors que de nombreux pays avaient une production agricole insuffisante, l’Algérie faisait partie des pays autosuffisants sur le plan alimentaire. Il y a à cela deux raisons principales : des terres très fertiles, dans l’ensemble, et une population peu nombreuse. Au 1er janvier 2014, l’Algérie comptait 38,7 millions d’habitants. Dans l’Algérie du XVIIIe siècle, la population était beaucoup moins nombreuse ; on peut l’évaluer à 5 millions d’habitants, à défaut de statistiques. Le pays étant peu peuplé, il y avait peu de pression sur la terre. La culture du blé étant extensive et demandant de grandes surfaces, les rendements étaient en général d’autant moins élevés que les mêmes terres ne pouvaient pas être ensemencées tous les ans. Or, l’Algérie ne connaissait pas ce problème. Une lente rotation des cultures permise par une grande disponibilité des terres évitait d’épuiser ces dernières. De surcroît, l’érosion des sols nord-africains est une calamité récente, contemporaine de l’emploi d’un matériel plus lourd et de méthodes culturales qui épuisent la terre, ainsi que de l’accroissement du nombre des hommes.
Inexistence d’une pression
sur les terres
Le botaniste et voyageur Desfontaines note vers la fin du XVIIIe siècle : « Le sol est si fertile sur les côtes d’Afrique que, sans y mettre jamais d’engrais, il produit de très belles moissons. A la vérité, le nombre des habitants étant peu considérable relativement à l’étendue du pays, on est dans l’usage de laisser reposer les terres pendant plusieurs années. » Le sol était effectivement très fertile avec des rendements de 8 à 12 grains pour un seul grain semé, alors que dans l’Europe de la même époque, ils se situaient entre 6 et 7. L’inexistence d’une pression sur les terres a fait que ne s’est pas fait sentir le besoin de l’innovation technique, nécessaire ailleurs pour améliorer la productivité. La définition de la technique par Marcel Mauss s’applique parfaitement au cas algérien. « J’appelle technique un acte traditionnel efficace », écrivait-il. Farid Khiari a signalé que nulle innovation ne s’est faite, hormis sur les terres cultivées par les Andalous chassés d’Espagne, dont l’avancée est connue dans ce domaine. L’absence d’évolution technique n’a pas empêché quelques améliorations telles que l’apparition du soc d’araire en fer (autrefois en bois durci au feu) ou, ailleurs, d’une chaîne en fer servant de courroie entre l’instrument et les bêtes de trait. Sinon, on laboure, on sème et on récolte comme on l’a toujours fait. Les transformations qui ont affecté l’agriculture ouest-européenne, d’ordre instrumental ou cultural, n’ont pas vu le jour en Algérie. Le besoin social commande, en dernier ressort, le passage d’un état de la technique à un autre. En effet, le champ de cette dernière n’est pas indépendant de l’environnement social au sein duquel il évolue et dont il dépend. La dynamique interne de la sphère technique, s’il en est, serait un phénomène récent. Il est alors légitime de se demander si l’on ne doit parler d’évolution technologique que s’il y a amélioration de l’outil de production, ou bien si l’on doit, avec Braudel et d’autres avant lui, la considérer non seulement comme un effort violent, mais aussi comme « l’effort patient et monotone des hommes sur le monde extérieur ».
Savoir agronomique
entre oralité et écrits
Voyons de plus près les méthodes employées et renouvelées à chaque année agricole. Il est tout d’abord intéressant de noter que l’oralité n’a pas constitué le seul vecteur du savoir agronomique. Ibn Khaldoun écrit au XIVe siècle déjà : « Quant aux modernes, ils ont composé beaucoup d’ouvrages sur l’agriculture, qui ne traitent que de la mise en terre et des soins à donner aux plantes, de la manière de les protéger de tout ce qui peut leur nuire ou affecter leur croissance, etc. On trouve ces livres aisément. » Il est très probable que ces ouvrages, dont nous n’avons pas connaissance, n’aient été que des variantes de traités datés de l’Antiquité, revus et peut-être augmentés par les savants de la civilisation islamique. En effet, Léon l’Africain nous permet de le supposer en notant : « Il existe un grand traité divisé en trois livres qu’on appelle en arabe Le trésor de l’agriculture. Il a été traduit du latin en arabe à Cordoue, du temps de Mansor, seigneur de Grenade. Ce livre traite de toutes les notions nécessaires à l’agriculture, telles que les époques et les façons de semer, de planter, de greffer les arbres et de modifier par la culture tout fruit, ou grain ou légume… Je m’étonne beaucoup qu’il y ait chez les Africains tant de livres traduits de la langue latine qu’on ne trouve plus maintenant chez les Latins. » C’est une réflexion tout à fait intéressante à l’aube de l’humanisme européen. Le lexique agricole maghrébin conserve d’ailleurs des traces de l’héritage latin : le champ de céréales, l’ager, devient iguer en tamazight. Marmol n’a peut-être fait qu’utiliser Léon l’Africain en notant : « Il y a quantité de ces peuples, tant Africains qu’Arabes, qui sans savoir ni lire, ni écrire, rendent des raisons suffisantes touchant le labourage, par les règles de l’astronomie : mais ils tirent ces règles du Trésor de l’agriculture, qui fut traduit du latin en arabe en la ville de Cordoue, du temps de Jacob Almançor, roi et pontife de Maroc. Dans ce livre sont contenus les douze mois de l’année en latin, et ils les suivent pour ce qui concerne le labourage. » Cependant, par la contradiction que renferme ce passage, celle de paysans ne sachant ni lire, ni écrire et utilisant des traités d’agronomie, Marmol pose la question de la diffusion de cette branche du savoir dans le Maghreb moderne. Léon l’Africain y répond partiellement lorsqu’il évoque, lui aussi, les connaissances des Maghrébins en astronomie, importantes pour leur application dans l’agriculture : « Ils font apprendre aux enfants, dans les écoles, beaucoup de choses très utiles relatives à ces questions. Il existe beaucoup de paysans, arabes et autres, complètement illettrés, qui savent parler d’astronomie avec prolixité et qui tirent de ce qu’ils disent des conclusions d’une certitude absolue. Les règles qu’ils suivent pour cela et qui leur sont nécessaires proviennent du latin et ont été traduites en arabe. » L’école aurait donc été un relais d’un certain savoir agronomique. La tradition, la vieille tradition latine, aurait donc continué de jouer un rôle important. Nous n’avons pas trouvé d’autres références à ces ouvrages au-delà du XVIIe siècle. Nous doutons cependant qu’il y ait eu une rupture dans la tradition, une perte de savoir malgré cette affirmation de l’Anglais Shaw qui écrit dans le premier tiers du XVIIIe siècle : « Le peu de gens qui ont le loisir de se livrer à l’étude ne lisent guère que le Coran, et quelques commentaires assez inintelligibles que l’on en a faits. Tout le savoir de ces peuples se réduit aujourd’hui à un peu de géographie et à quelques traités incohérents et fort insipides sur l’histoire moderne ; car tout ce que leurs auteurs disent des temps qui ont précédé la venue de Mahomet n’est qu’un tissu de contes romanesques. » Il est à regretter, dans ce cas-ci comme dans d’autres, l’absence de témoignages autochtones de la veine d’un Ibn Khaldoun ou d’un Léon l’Africain pour la période ottomane.
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