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Il y a 20 ans, Aït Menguellet lançait Asefru

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  • Il y a 20 ans, Aït Menguellet lançait Asefru

    Il y a 20 ans, Aït Menguellet lançait Asefru
    Le verbe et la parole en action

    L’évolution de la poésie de Lounis Aït Menguellet, depuis qu’il a ‘’taquiné la muse’’ à la fin des années 60, a eu un parcours si harmonieux et si serein qu’elle s’imposa imperceptiblement dans les milieux de la jeunesse kabyle pendant une trentaine d’années. Même si, pour la commodité de l’analyse, des auteurs ont procédé à un classement chronologique et thématique des compositions de notre poète, il en ressort que le bon sens et la vision honnête des choses subissent là une entorse indéniable du fait que rarement une chanson de Lounis Aït Menguellet se prête à être confinée dans un thème unique exclusif d’extensions parfois aussi importantes que la motivation centrale qui anime la construction dans son ensemble. Des premières chansons sociales, dont le texte est parfois pris de Si Muh U M’hand, aux textes très élaborés d’inspiration philosophique, en passant par les chansons d’amour qui ont fait vibrer la jeunesse des années 70 et les poèmes d’engagement politique, un fil conducteur noue ses épissures tout au long de cette œuvre unique dans la poésie kabyle moderne. Faute de pouvoir le désigner autrement, ce fil sera désigné tout simplement ‘’la magie de l’asefru”. C’est le grand Jean El Mouhouv Amrouche qui donne une définition à la fois simple et chargée de sens de ce qu’est le poète. Il disait : "Le poète est celui qui a le don d’asefru". On sait ce que ce terme représente dans la culture kabyle : le verbe issefruy signifie à la fois expliquer, expliciter, rendre intelligible, dénouer l’énigme.

    Il s’ensuit que la mission du poète en Kabylie ne se limite pas à une composition rimée et rythmée qui égaye les siens ou les divertit, mais va au-delà en s’investissant dans une esthétique d’engagement social et politique et dans une réflexion philosophique dans laquelle se conjuguent la sapience kabyle et les apports de la pensée universelle.

    Les pièces poétiques d’Aït Menguellet deviennent de plus en plus élaborées par le recours à l’abstraction. Cette dernière met en scène les cas les plus généraux qui puissent se poser à l’homme où qu’il soit. Cette forme de paradigme d’accès à l’universalité n’exonère nullement le texte des repères et indices de l’algérianité et de la kabylité qui, d’ailleurs, lui servent de soubassement premier.

    Nous tenons, pour notre part, l’album Amacahu (1982) comme le point de départ d’une aventure intellectuelle qui se poursuit avec un égal bonheur jusqu’à la dernière production Yennad Umghar (2005). Cela ne signifie guère que les œuvres telles que Al Musiw ou ‘’Ayagu’’ aient manqué de pertinence ou de profondeur. Ces deux albums porteurs de sens et de puissance ont une place privilégiée dans l’histoire de la poésie kabyle du fait que le premier a précédé le soulèvement de la Kabylie en avril 1980- il en donne même les premiers signes et a joué un grand rôle dans l’éveil de la conscience politique et identitaire-, et le second a succédé à cet important événement et il en exprime les désenchantements et les espoirs.

    Quatre ans après avril 1980, Aït Menguellet scrute d’un œil critique, acerbe, voire même pessimiste, les horizons des principales revendications de la Kabylie. Avec Ayaqbaïli, il exprime la grande désillusion de la population devant un mouvement qui, tout en ayant arraché le droit à l’expression publique de l’identité berbère, demeure aux yeux de tous inabouti.

    Le prélude d’Amcum

    Pendant les jours torrides de l’été 1985 où fut commémoré avec un faste indécent le 23e anniversaire de l’Indépendance, des militants politiques et associatifs activant dans la clandestinité imposée par le parti unique ont été arrêtés et emprisonnés dans le pénitencier de Berrouaghia. Ils furent des dizaines : fondateurs de la Ligue algérienne des droits de l’Homme, membres de l’Association des enfants de Chouhada, membres du parti clandestin le MDA,…etc. Déjà, lors de la journée de l’Aïd El Adha, à l’aube, la caserne de police de Soumâa à Blida fut investie par les éléments islamistes appartenant à la branche de Bouyali et Chabouti. Ils emportèrent des armes et se replièrent par la suite sur les monts de l’Atlas blidéen entre Larbâa et Tablat. Les services de sécurité ne viendront à bout de ce groupe que quelques mois plus tard. De son côté, l’élite kabyle a été étêtée et la presque totalité des activistes ont été arrêtés (Ali Yahia, Saïd Sadi, Hachemi Naït Djoudi, Ferhat Mehenni,…). Le 5 septembre, ce sera le tour du poète Lounis Aït Menguellet à qui- parce que faisant la collection de vieilles armes dans son domicile- il sera reproché de ‘’détenir des armes de guerre’’. Le chanteur sera condamné à trois ans de prison.

    Il faut rappeler que, un mois auparavant, Aït Menguellet avait donné un concert à Sidi Fredj où il rendit hommage aux personnes qu’on venait d’emprisonner. Ce que la population kabyle ne pouvait jamais imaginer- tant le personnage était entouré de respect et de considération- devait bien arriver : Lounis sera emprisonné.

    Dans les médias officiels, c’est le silence radio si ce n’est les communiqués émanant du parquet ou de l’APS. L’effort minimal fut fourni par la seule radio kabyle, la Chaîne II, elle aussi organe d’ةtat, en diffusant en boucle la chanson de Lounis Amcum produite en 1979. Message codé rapportant le cas d’un homme qui a conduit avec d’autres amis un combat pour la liberté et qui, après son arrestation et son incarcération, se retrouve seul face à son destin. Les amitiés militantes s’effilochèrent devant la peur de l’arbitraire. La solidarité est la grande absente.

    Le poème Amcum de Lounis Aït Menguellet fait partie du l’inénarrable album Ayagu. Il retrace le destin d’un militant qui s’est sacrifié pour une noble cause engageant le destin collectif de ses compatriotes. L’esprit de la lutte, l’âme de la résistance et le devoir de ne pas fléchir devant l’arbitraire et la tyrannie le conduisent tout droit au cachot. Lui seul subira les affres de la prison. Non pas qu’il menât seul le combat, mais il fut abandonné en cours de route par ses camarades avec qui il mangea du pain sec. Par peur, par lâcheté, suite à des pressions ou à des promesses alléchantes, tous les cas de figure peuvent se présenter et conduire à disperser les rangs, à semer la zizanie, le doute et la perplexité parmi les membres du groupe. Le héros du poème se retrouvera seul face à la machine infernale de la répression. Que sont les amitiés militantes devenues ? Que représente le serment de solidarité et de destin commun que les militants ont fait ?

    Les luttes démocratiques menées en Kabylie ont connu les avatars des récupérations, pressions et corruptions qui ont conduit à la désunion et à la désintégration des rangs au point qu’un individu ou un petit groupe soit offert en hostie à la cause défendue. D’où le titre de la chanson Amcum qui peut être traduit par Le Maudit.

    La voix du prisonnier est contenue dans les murs du cachot ; ses anciens amis sont loin, en sécurité mais dans la lâcheté :

    Et si vous entendiez ses cris,
    vous ses amis,
    Sans doute vous en perdriez le sommeil !


    A l’étranger, c’est grâce à la présence d’esprit de journalistes français venus couvrir le rallye Paris-Alger-Dakar qui, à l’époque passait par notre pays, que l’écho de la répression a pu franchir les frontières. Des équipes de journalistes de la presse écrite, de la radio et de la télévision ont pu fausser compagnie à l’institution de Thierry Sabine à partir d’Alger pour se rendre en Kabylie afin de faire des reportages sur les manifestations de la population qui demandait la libération des prisonniers.

    Cinq ans après le grand réveil de la Kabylie, appelé Printemps berbère, toutes les tentatives d’exercice de la citoyenneté émanant de la société sont écrasées par la machine infernale de la répression de l’ةtat-parti. Les espoirs et les ambitions de la partie la plus éclairée de la société se transformèrent en d’affligeants désenchantements et en de lourdes interrogations. Cette forme d’impasse politique et sociale aura pour terrain d’expression idéal la chanson.

    Sur les traces d’un quidam

    C’est après sa sortie de prison qu’Aït Menguellet mit sur le marché l’album Asefru. Au milieu de cet été 1986, l’Algérie continuait à bouillonner suite aux événements des mois écoulés. La cour de sûreté de l’ةtat avait prononcé son verdict en janvier 1986 contre les animateurs de la revendication démocratique : trois ans de prison ferme. Les cours du pétrole ont commencé à dégringoler et l’économie de pénurie organisée battait déjà de l’aile. Tous les éléments du décor qui allaient plonger les Algériens deux ans plus tard dans une crise sanglante (octobre 1988) étaient déjà plantés.

    Le destin de prisonnier est un thème traité par plusieurs poètes et chanteurs kabyles. Il fait, en tout cas, partie de l’histoire tourmentée de la région dont les enfants ont subi le bagne de Cayenne (Guyane française), étaient déportés en Nouvelle Calédonie, incarcérés à la prison de la Santé, de Lambèse, d’El Harrach ou de Berrouaghia. L’une des chansons de l’album Asefru ne manque pas de nous mettre dans le bain de cette réalité même si le texte va plus en profondeur en sondant l’absurdité de la marche du monde et en se terminant par une note d’espoir. Le titre du poème : Tebeâgh later bwi tilane (J’ai suivi les traces d’un quidam) recouvre le reste du texte d’un halo de mystère. Il se poursuit par une situation d’absurdité où le protagoniste tourne dans un cercle vicieux retrouvant à chaque fois ses propres traces :

    "J’ai suivi les traces d’un quidam
    Et pris le chemin pour le rattraper.
    Mes pieds par la marche sont usés;
    En fait, je ne faisais que tournoyer.
    Lorsque je crus parvenir à mon but,
    Je retrouvai mes propres traces."


    Blasé et même mortifié par la nouvelle condition qui lui est faite, le personnage ne peut plus ressentir la beauté des roses ni en flairer les fragrances. Par un magique effet d’images, le poète compare la gourmette aperçu sur un bras aux fers ou menottes d’un prisonnier. C’est dire les séquelles morales et psychologiques d’un séjour en prison. Aït Menguellet en fait un joyau poétique :

    "La rose à la belle figure,
    j’envie ceux qui l’admirent encore.
    Naguère, comme eux, j’en connaissais le parfum ;
    Ores, je ne veux plus la regarder.
    Quand je vois une main ceinte d’une gourmette,
    Ce sont les chaînes qui me viennent à la tête.
    N’en cherchez pas la raison ;
    Dites seulement que je suis à plaindre".

  • #2
    La suite...

    Les retournements de situation sont tels que l’auteur est amené à vivre l’ironie du sort. Ayant usé de la parole et de la magie du verbe pour libérer la pensée et éveiller la conscience de ses compatriotes, il sera recouvert du silence carcéral et du vide sidéral.

    "Nous voyons le temps s’enfuir ;
    Nous entendons ses complaintes.
    Nous entendons ses appels
    Et exprimons ses souhaits.
    Un jour, par une adverse fortune,
    Ce que je disais se retourna contre moi.
    Alors que je croyais me servir de la parole,
    Le silence me recouvrit".


    Quel que soit le silence décidé par les princes, pour le poète ce ne sera que répit conjoncturel. Sa noble mission, sa conscience aiguë du devoir, son serment ne peuvent souffrir le recul, le bémol ou l’abdication.

    "Vous entendîtes les cris du cœur
    Lorsque [de colère] il est gonflé.
    S’il se tait, les gens l’oublieront.
    Nous ne cesserons de parler
    Que lorsque auront souri ceux qui pleurent".


    Union et déréliction humaine

    Dans le sillage des amitiés militantes qui subissent le coup de boutoir des vicissitudes de la vie, des déchirements générés par des intérêts bassement matériels et des manœuvres diaboliques de division menées par les tenants de l’ordre établi, Aït Menguellet nous conduit, par le truchement d’une métaphore fort éloquente tirée de la vie familiale et domestique, dans la difficile et complexe réalité qui fonde les liens de fraternité et d’amitié. Quoi de plus expressif pour rendre ce destin adverse qui guette toute forme de liens que l’histoire de ces frères faisant tirer l’araire, semer et battre la moisson sur les pentes abruptes du pays kabyle ? Lounis prélude son poème par les regrets de l’un d’eux suite à la faillite qui a frappé la vieille fraternité :

    "Je t’ai insulté, frère, sans vergogne.
    Toutes mes imprécations
    T’ont touché sans m’épargner.
    Si je me suis trompé de chemin,
    Je ne suis, après tout, qu’un être humain ;
    Peut-être ai-je mal soupesé.
    Tu sais ce que j’attends de toi :
    Toi, non plus, ne me ménage pas.
    Je veux simplement te demander
    Où est la vérité, dis-moi !"


    De ce style direct qui instaure un face-à-face entre les deux frères et où l’un d’eux fait amende honorable pour sauver ce qui peut encore l’être, Lounis évolue vers un style de narration dans lequel il a recours à la troisième personne du singulier et à la troisième personne du pluriel. En outre, il prend à témoin- et à la cantonade- le public sur la nature de la relation qui liait les deux personnes dans la même épreuve. Cette relation de complicité et de communauté de destin tissée dans la souffrance et le purgatoire de l’action de labour des terres en friche ou dans l’arène de battage de blé a évolué négativement pour donner lieu à des dissensions dommageables pour les deux parties. C’est l’image et l’allégorie des relations humaines lorsque les protagonistes se trompent d’adversaires et empruntent les dédales des invectives et des rancœurs fatales. Le résultat ne peut être que la séparation dans la douleur, l’esseulement et la déréliction humaine :


    "Vous entendîtes les cris de leur dis**** ;
    Des cris allant dans tous les sens.
    Chacun avait ses propres raisons.
    L’union du temps où ils labouraient,
    Semaient ou battaient le blé,
    S’est volatilisée sans laisser de traces.
    Ils ont dilapidé le fruit de leurs efforts,
    Et chacun en perdit son âme ;
    Se disant que c’est là son destin.
    Pour au moins se consoler."



    Aède effronté

    Le chanteur revient ensuite sur le rôle du poète dans la société ; un ‘’aède qui fait du porte-à-porte pour répandre la parole de vérité’’. Ce qu’il estime du moins être la vérité. Lounis introduit cette nuance pour relativiser cette notion protéiforme qu’il a par ailleurs développée dans d’autres textes aussi denses et aussi riches. Aït Menguellet accorde au poète un rôle d’éclaireur et d’éveilleur de conscience, mais, loin de la fausse modestie, il n’en fait pas un prophète infaillible :


    "Pardonnez-moi,
    Je suis un aède effronté,
    A la marche éternelle
    Et qui va de porte en porte
    Pour dire ce qu’il croit être la vérité ".


    La suite du poème s’adresse à un personnage ingénu ou trompé dans sa bonne foi par un milieu englué dans les combines, les manigances et les coups bas. Les ‘’tireurs de ficelles’’, comme les nomme le poète, savent quels sont les points faibles de leur future victime, leur proie. Ce sont sa bonne foi et sa volonté primesautière qui seront exploitées contre lui. Il sera machiavéliquement utilisé pour réaliser les objectifs des manœuvriers.

    ہ la fin, on ne lui laissera que ‘’ses yeux pour pleurer’’. Ce machiavélisme débridé est l’image exacte de ce qui s’est tramé contre toutes les bonnes volontés en Algérie pour les isoler et les neutraliser dans la scène politique algérienne pendant les années de dictature et de la chape de plomb qui pesé sur les Algériens. Ce sont aussi des images dans lesquelles peuvent se reconnaître tous les hommes et les peuples brimés et soumis à travers le monde. Cette universalité de la douleur et de la tyrannie n’empêchent pas le texte de Lounis de s’arrêter sur le cas particulier de la Kabylie dont les enfants ont plusieurs fois été offerts en hostie pour des causes qui ne sont pas nécessairement les leurs. Ils sont acquis à ces causes par la louange excessive qui fait d’eux des porteurs des valeurs de bravoure et de vaillance. Une fois la basse besogne accomplie, le Kabyle sera tout bonnement trucidé par ceux qui ont fait appel à ses services.

    "Par une mielleuse langue, nous donnons une autre image à la fraternité (…) Nous avons mis tous nos espoirs dans la fraternité naissante, mais nous l’insultâmes dès qu’elle se présente à nous. Nous l’abandonnons à son sort, souvent cacochyme, et nous pleurons sa force épuisée. Nous brisons son énergie comme si avons peur de sa rémission".


    L’anti-Machiavel

    Suivent alors de lourdes et angoissantes interrogations adressées par le personnage à son frère. Ces interrogations nous plongent dans un des plus complexes chapitres de la science politique relatif à la course au pouvoir. Le thème est déjà traité par Aït Menguellet d’une façon magistrale dans Ammi (1983) où il développe les grandes idées de Machiavel sur les qualités et les valeurs dont doit se prévaloir le prince pour garder et élargir ses pouvoirs sur la société. Mais, pour schématiser la démarche, l’on peut parler ici de l’anti-Machiavel du moment où le poète s’attèle à démonter les arguments soutenant les intérêts des uns et des autres. Il rappelle à son frère les belles et nobles valeurs de liberté, d’union, de communion et de solidarité qu’ils défendaient jadis ensemble et qui semblent aujourd’hui écrasées par l’appât du gain, la course au commandement et le désir d’instaurer un pouvoir personnel.

    Ce climat n’est pas très loin de celui régnant chez l’élite kabyle qui, tout en activant dans la clandestinité pour la promotion de l’identité berbère et de la démocratie, est frappée par ce vice rédhibitoire, une tare que partagent sans doute beaucoup d’autres mouvements d’opposition à travers le monde du fait du pouvoir de manipulation et de corruption dont disposent les princes du moment.

    "Nous nous comprenons bien,
    Et tenons à réaliser nos espoirs.
    Nous inventerons l’union
    Et ferons adhérer d’autres.
    Nous manipulerons les gens
    Jusqu’à ce qu’ils marchent sous nos ordres.


    Trois ans avant la légalisation des partis politiques en Algérie, Aït Menguellet pose la lourde question qui n’a pas cessé de travailler et de tarauder les structures des partis se réclamant les porte-étendards de la revendication culturelle.

    "Mon frère, dis-moi,
    Est-ce pour la kabylité qu’on lutte,
    Ou bien c’est le pouvoir qu’on convoite" ?


    Il est clair que la kabylité est ici entendue dans le sens de la revendication de la culture berbère portée à bras-le-corps par des générations entières de jeunes et d’universitaires de la région.
    Dernière modification par Tad, 18 octobre 2006, 15h07.

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    • #3
      La symbolique d’Umari

      La traîtrise et la perfidie, depuis que Umari- héros et bandit d’honneur- a été ‘’donné’’ par un proche à l’administration française, se confondent presque à cette histoire. Aït Menguellet en tire l’enseignement pour l’appliquer à la situation du pays où les héros et les auteurs de bonnes œuvres sont souvent abandonnés, trahis et malmenés par leurs pairs et parfois même par des médiocres ingrats. Qu’il s’agisse des lendemains de la guerre de Libération ou d’autres formes de luttes postérieures, les sacrifiés continuent à être sacrifiés, eux ou leur progéniture. La terrible leçon vaut surtout ici pour la Kabylie. "Un Kabyle qui émerge sera tué par un autre Kabyle". Les cas sont nombreux, mais ils se passent toujours en vase clos. Ce sont presque toujours des interférences extérieures, des manipulations à fort potentiel clientéliste qui conduisent à des guerres intestines de ce genre. L’action des exécutants, des hommes de main, a un nom : la lâcheté. C’est pourquoi, dira Aït Menguellet :

      "Ne crains pas les hommes nobles ;
      Ils ne trempent pas dans l’arbitraire
      Et n’usent d’aucune injustice lorsqu’ils t’abordent.
      Prends garde aux âmes lâches,
      Forces indolentes."


      Ces forces indolentes, avachies, ne reculent devant aucun scrupule. Effrontées, elles ne peuvent affronter l’adversaire que par des manœuvres immorales, voire par la pire des forfaitures.


      Le thème de la chanson Teksem lmehna n’est pas très loin de celui abordé dans Ahmed Umari. Il y est mis en relief surtout l’ingratitude des siens et la terrible infortune qui frappent ceux qui ont cassé les chaînes de la sujétion et ouvert la voie vers des horizons nouveaux.

      "Vous avez triomphé de la difficulté
      Mais elle a enfanté des jumeaux.
      Vous avez brisé les chaînes,
      Elles se sont retournées contre vous
      Pour vous enchaîner.
      C’est comme si vous jouiez aux cartes :
      Vous ne savez si l’avenir vous réserve une place
      Ou s’il vous emportera dans son sillage".


      Sur le front du combat, au milieu des maquis, ces briseurs de chaînes ne suscitèrent, dans certains cas, que dérision et acerbe moquerie de la part de leurs compatriotes. Ce n’est qu’après la victoire sur les forces du mal (colonialisme) qu’on reconnut, tantôt du bout des lèvres tantôt avec un zèle suspect, les mérites de ces hommes engagés dans le combat :

      "On nous raconte les hauts faits des hommes
      De chaque époque.
      Ils s’engageaient dans les monts et les plaines ;
      On les surnommait sangliers.
      Lorsqu’ils eurent brisé les chaînes,
      On les ennoblit alors du nom de lions".


      Le poème : subversion et rédemption

      Il serait peut-être incompréhensible qu’un poète qui produit des merveilles, qui a révolutionné complètement le texte et la thématique de la poésie kabyle, ne nous éclaire pas sur le rôle de la poésie dans la société et sur la fonction des poètes. Aït Menguellet l’a fait à plusieurs reprises en nous apprenant la place du verbe et de la parole dans l’ordre social.

      Il a aussi traité des difficultés et épreuves qui se dressent sur le chemin des aèdes modernes lorsqu’ils veulent faire parvenir le message de vérité à leurs concitoyens pour les sensibiliser sur des problèmes liés à la gestion politique et économique du pays. Dans toutes les contrées où sévissent le despotisme, la régression sociale, l’injustice et la discrimination, la société a produit ses propres défenseurs, ses agents de la culture, qui interpellent, mettent en garde, avertissent, à travers des strophes parfois clairement exprimées et d’autres fois soutenues par une rhétorique exigée par la situation de non-droit et d’arbitraire.

      Mais, dans tous les cas de figure, de Pablo Neruda à Nazim Hikmet en passant par Eluard et Aragon, le ‘’discours’’ du poète ne peut se départir de cette esthétique fondamentale, de ces émotions, qui font qu’un poème n’est jamais un discours politique raide, sec ou désincarné. Cette jonction entre l’esthétique de la poésie et l’éthique de l’engagement social et politique est clairement visible et pleinement ressentie dans l’œuvre d’Aït Menguellet.

      Dans la chanson éponyme de l’album Asefru, notre poète s’adresse aux siens qu’il invite à s’armer de poésie pour affronter la vie et aller de l’avant, comme il s’adresse aussi au prince qui veut réprimer les poètes sans rien comprendre à leur message.

      "Ô toi rongé par la grandiloquence,
      qu’a-t-elle épargné en toi ?
      Tu crois avoir compris la vie
      Et découvert sa faille.
      Maintenant que tu comprends, sache-le :
      Tu es cette faille-même !
      Ce qu’il subit n’est jamais assez ;
      Quiconque le contente par le verbiage.
      Les futés lui prodiguent moult vivats
      Et le ramènent sur la piste de danse.
      Lassés, ils dépoussièrent la tunique
      Et le laissent honteusement dévêtu dans l’arène".


      Lounis présente le poème comme un viatique dont doivent se doter ses compatriotes pour faire face aux épreuves.

      "Allons, commençons la marche.
      Ami, déclame le poème.
      Hier comme aujourd’hui,
      C’est une halte pour notre fatigue.
      Le fardeau qui pèse sur nos épaules
      Se fera léger lorsqu’on se mettra à chanter.
      Si nous cédons à l’injustice,
      Le poème nous rendra sur le droit chemin.
      Notre droit est-il à jamais perdu
      Ou est-ce son tour qui tarde à venir ?
      S’il vient après nous, nous l’attendrons ;
      S’il nous devance, nous le rattraperons".


      La situation du poète n’est jamais confortable. Il incarne, presque par définition, la subversion. De fait, la poésie panégyrique ou laudatrice se trouve exclue de ce champ de définition. Elle peut signifier tout sauf la sensibilité, l’émotion et la capacité d’indignation. Cette dernière, par son effet de contagion, ne peut plaire aux princes.

      "Je trouve le barde en pleurs,
      Il m’en expliqua la raison.
      Son poème est pris par les autans.
      Il ne sait où il a atterri.
      Il craint qu’il tombe entre les mains du tyran
      Qui comprendrait tout autre chose.
      Le barde voudrait savoir
      Si vous l’accompagnerez
      Le jour où il sera interpellé".


      Le barde interpellé, c’est toute la société qui, logiquement, est défiée. Mais, ni le poète ni le poème ne peuvent être effacés par la simple volonté d’un souverain. "Le poème gémira et courra ; il gagnera toutes les contrées. Quel que soit le nouvel ordre des choses, même si des gens meurent et d’autres naissent, il survivra à tous les temps".

      S’adressant au prince du moment, le poète l’interroge :

      "Que redoutes-tu que le poème te dise,
      poème à qui tu as tracé des limites.
      Tu l’as dissimulé, personne ne l’a entendu ;
      Tu l’a enseveli sous terre.
      Mais, comme un grain de blé, il a germé
      Et poussé dans tous les coins ;
      Il s’est multiplié en une profusion d’épis.
      Qui a faim s’en alimente.
      Il lui ouvre les yeux ;
      Et s’il s’égare, il lui montre le chemin"


      Le prince méprise le poème, mais ce dernier ‘’passe au-dessus de sa tête’’ ; il dépasse son entendement. Lounis ajoute à l’adresse du souverain despote et béotien :

      "Tu es aussi nain que le poème est géant ;
      Et aussi terne que lui est illuminé.
      Il fait briller le soleil sur toutes les contrées.
      Il enseignera les sages,
      Leur rappellera ceux qu’ils ont oublié ;
      Et toi tu n’y comprendras rien".


      La dernière chanson de cet album est un hommage à la Kabylie et à la kabylité ; les deux s’incarnent dans une femme, la femme kabyle. Le poète l’invite à ‘’ préserver ses droits’’ et l’assure que le jour et le soleil se lèveront pour elle. Mais le prix à mettre sera un combat continu. "Même si nous combattons, c’est du combat que viendront les fruits", dit-il.

      "Si nous t’abandonnons,
      t’abandonnent ceux que tu protèges.
      Quelle face pourrons-nous présenter aux autres ?
      Nous sommes avec toi ;
      Tu es nôtre comme nous sommes tiens.
      (…) Quant à tes enfants,
      Ils sont les piliers de l’Algérie"


      C’est par cette belle note d’espoir que se clôt cette longue épopée bâtie entièrement sur le Poème en tant que création littéraire, esthétique fondamentale de l’héritage de la société kabyle et valeur sociale indéniable prenant la dimension du logos.

      Amar Naït Messaoud
      Dépêche de Kabylie - Edition du 15/10/06
      http://www.depechedekabylie.com

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