Qui sont ces milliers de wikipédiens français, contributeurs de "l'encyclopédie libre" lancée en 2001 et devenue l'un des sites cultes de la Toile? Ils forment une fourmilière de bénévoles, passionnés, cultivés et parfois militants. Visite d'une étrange tribu avec ses lois et ses clans, ses rites et ses querelles.
Ce jour-là, ils auraient pu se documenter sur la langue officielle de l'ex-URSS, créer la page du nouvel hippodrome de la Zarzuela ou débattre de la pipolisation des articles de l'encyclopédie. Ils ont préféré troquer la lumière artificielle de leur écran pour une sortie en plein air. Le 8 mars dernier, à la faveur des premiers rayons d'un printemps précoce, 17 wikipédiens se sont retrouvés près de Carnac pour prendre quelques photos.
Les pages de l'encyclopédie consacrées aux menhirs, dolmens et autres mégalithes morbihanais étaient bien trop pauvres en illustrations, il fallait les alimenter en nouveaux clichés. Bilan de cette inhabituelle chasse aux cailloux : plusieurs coups de soleil, et 498 photos téléchargées sur le site de l'encyclopédie... Belle prise.
"Une sortie photo peut se décider à la dernière minute", explique Léa, alias "Auregann", 24 ans, membre actif de la communauté des wikipédiens. A Rennes, la jeune femme se dit fière d'appartenir au "seul groupe de contributeurs au monde qui se réunit une fois par semaine, hier, à la bibliothèque municipale, aujourd'hui, de manière plus conviviale, dans un bar..."
En treize ans, l'encyclopédie collaborative et libertaire imaginée par l'Américain Jimmy Wales a conquis des millions d'internautes, contributeurs ou simples utilisateurs, pour devenir l'un des plus étonnants objets culturels du XXIe siècle. Depuis 2009, Wikipédia s'est même hissée au cinquième rang des sites les plus consultés au monde, et à la sixième place en France, avec 3 millions de visiteurs uniques chaque jour
Intégralement financée par les dons, l'encyclopédie, soutenue juridiquement et techniquement par la fondation américaine Wikimedia, a levé, à la mi-2013, 50 millions de dollars, tous pays confondus. Mais, en réalité, c'est bien grâce à son poumon de contributeurs bénévoles qui l'alimente au quotidien que Wikipédia est si vivante. Environ 70000 rédacteurs réguliers dans 280 langues, dont 5000 dans la version francophone. Une étrange tribu qui, au fil des années, a mis en place ses propres règles de fonctionnement, et son propre système de valeurs.
Nettoyer les erreurs, effacer les actes de piratage...
Comme beaucoup, "Trizek", 29 ans, a débuté sur le site en corrigeant une simple faute d'orthographe. Quatre ans plus tard, devenu membre de l'association Wikimédia France, chargée de promouvoir dans l'Hexagone le mouvement, il consacre plusieurs heures par jour à l'encyclopédie, surveille 3000 pages, et a même embarqué sa petite amie, désormais aussi accro que lui. En apparence, ce Breton, passionné de modélisme ferroviaire, interminable tignasse noire ramenée en queue-de-cheval, a tout du profil type du wikipédien : un homme - ils sont plus de 80%- entre 25 et 35 ans, diplômé et sans enfant. Sur le fond, en revanche, difficile de savoir ce qui le lie aux milliers d'autres contributeurs agissant pour la plupart de manière anonyme, seuls derrière leur écran.
Commercial, plus par nécessité que vocation, "Cedalyon", 38 ans, a consacré un an et demi à l'article "Histoire de Lyon", à raison de cinq à dix heures par semaine. Un travail de fourmi, réalisé pour partie en bibliothèque, et qui lui a permis de décrocher le label "article de qualité" - une distinction apparue ces dernières années pour valoriser certains contenus. "Je ne travaille jamais sur plusieurs pages en même temps, explique ce perfectionniste, historien de formation. Certains papillonnent, corrigent une faute, et ne passent guère plus de cinq minutes sur un article. Moi, ce qui m'intéresse c'est de retrouver mes vieux réflexes universitaires."
De manière schématique, les habitués distinguent deux catégories de contributeurs : ceux qui, à l'image de "Cedalyon", produisent la matière première, créent du contenu à partir de leurs propres recherches, et ceux qui protègent l'encyclopédie, les "patrouilleurs" ou "wikignomes", dans le jargon. Nettoyer les erreurs, chasser les homonymies, effacer les actes de piratage, remettre en forme... Pour se donner une idée de ce que cette veille représente, il faut avoir à l'esprit que la version française de l'encyclopédie subit, chaque jour, plus de 1000 tentatives de détérioration. Et que celles-ci, en moyenne, ne restent pas en ligne plus d'une minute.
"Polmars", premier contributeur de la Wikipédia francophone, auteur de 577 000 modifications depuis 2004 - 160 par jour ! - se consacre ainsi pour l'essentiel à des opérations de maintenance. Un travail de l'ombre, ingrat et chronophage, mais extrêmement prolifique et addictif, si l'on en croit certains adeptes. Au Québec, "Cantons-del'Est", vingt-cinq heures hebdomadaires de Wikipédia au compteur, se dit littéralement "possédé" par l'encyclopédie : "Après certaines nuits passées devant mon écran, confesse-t-il, mi-sérieux, mi-amusé, je me réveille en me disant que je ne recommencerai plus, que c'est la dernière fois."
Voilà quelques années, Nicolas Jullien, enseignant à Télécom Bretagne, s'est penché sur le cas de plusieurs milliers de ces néo-encyclopédistes afin de tenter d'analyser leurs aspirations profondes. "Au départ, les contributeurs sont souvent guidés par un intérêt personnel : corriger une faute, redéfinir un article qui les concerne ou les passionne. Ensuite, ils peuvent mettre le doigt dans l'engrenage, et être happés par les valeurs collectives du site", décrypte le chercheur.
Premier dimanche à l'heure d'été, une quinzaine de wikipédiens s'agglutine au centre de la place Kléber, à Strasbourg. La fine équipe a profité d'une assemblée générale de Wikimédia France pour capturer quelques clichés de l'ancienne ville libre impériale. Débarqué de Reims avec son vélo, "Gérald", genre de fétichiste de la photo de monument, a recensé sur un plan tous les spécimens en ligne encore non illustrés. Si d'apparence la petite troupe a tout d'un groupe de touristes, il suffit de tendre l'oreille pour comprendre qu'entre wikipédiens on ne s'arrête jamais de parler de... Wikipédia !
Tous les contributeurs ne partagent pas la même idéologie
Ce matin, c'est la polémique sur les diplômes de Christiane Taubira qui les agite. La veille, la garde des Sceaux a accusé les journalistes de recopier les erreurs de l'encyclopédie. "Il y en a marre ! Nous ne sommes pas responsables de toutes les inexactitudes des médias", fulmine Rémi Mathis, président du conseil d'administration de l'association. L'erreur, assure-t-il, n'a jamais figuré sur le site. Et voici maintenant que la conversation dérape sur la fermeture d'esprit du gouvernement français, qui refuse toujours de publier ses images d'archives sous licence libre. "Résultat, la plupart des photos de personnalités officielles françaises sont étrangères", déplore Jean-Frédéric, un pin's Wikimedia Commons - le projet de médiathèque libre - épinglé au veston.
L'encyclopédie a beau rassembler de nombreux militants du logiciel libre, parfois anarcho-libertaires, tous les contributeurs ne partagent pas la même idéologie. Loin de là. Au sein de la communauté, d'ailleurs, plusieurs courants de pensée s'opposent : les "inclusionnistes", soucieux de faire de Wikipédia le portail de toute l'information accessible via Internet; les "suppressionnistes", plus conservateurs quant à ce que doit être une encyclopédie; ou encore les "fusionnistes", qui voudraient limiter le nombre d'entrées...
Ce jour-là, ils auraient pu se documenter sur la langue officielle de l'ex-URSS, créer la page du nouvel hippodrome de la Zarzuela ou débattre de la pipolisation des articles de l'encyclopédie. Ils ont préféré troquer la lumière artificielle de leur écran pour une sortie en plein air. Le 8 mars dernier, à la faveur des premiers rayons d'un printemps précoce, 17 wikipédiens se sont retrouvés près de Carnac pour prendre quelques photos.
Les pages de l'encyclopédie consacrées aux menhirs, dolmens et autres mégalithes morbihanais étaient bien trop pauvres en illustrations, il fallait les alimenter en nouveaux clichés. Bilan de cette inhabituelle chasse aux cailloux : plusieurs coups de soleil, et 498 photos téléchargées sur le site de l'encyclopédie... Belle prise.
"Une sortie photo peut se décider à la dernière minute", explique Léa, alias "Auregann", 24 ans, membre actif de la communauté des wikipédiens. A Rennes, la jeune femme se dit fière d'appartenir au "seul groupe de contributeurs au monde qui se réunit une fois par semaine, hier, à la bibliothèque municipale, aujourd'hui, de manière plus conviviale, dans un bar..."
En treize ans, l'encyclopédie collaborative et libertaire imaginée par l'Américain Jimmy Wales a conquis des millions d'internautes, contributeurs ou simples utilisateurs, pour devenir l'un des plus étonnants objets culturels du XXIe siècle. Depuis 2009, Wikipédia s'est même hissée au cinquième rang des sites les plus consultés au monde, et à la sixième place en France, avec 3 millions de visiteurs uniques chaque jour
Intégralement financée par les dons, l'encyclopédie, soutenue juridiquement et techniquement par la fondation américaine Wikimedia, a levé, à la mi-2013, 50 millions de dollars, tous pays confondus. Mais, en réalité, c'est bien grâce à son poumon de contributeurs bénévoles qui l'alimente au quotidien que Wikipédia est si vivante. Environ 70000 rédacteurs réguliers dans 280 langues, dont 5000 dans la version francophone. Une étrange tribu qui, au fil des années, a mis en place ses propres règles de fonctionnement, et son propre système de valeurs.
Nettoyer les erreurs, effacer les actes de piratage...
Comme beaucoup, "Trizek", 29 ans, a débuté sur le site en corrigeant une simple faute d'orthographe. Quatre ans plus tard, devenu membre de l'association Wikimédia France, chargée de promouvoir dans l'Hexagone le mouvement, il consacre plusieurs heures par jour à l'encyclopédie, surveille 3000 pages, et a même embarqué sa petite amie, désormais aussi accro que lui. En apparence, ce Breton, passionné de modélisme ferroviaire, interminable tignasse noire ramenée en queue-de-cheval, a tout du profil type du wikipédien : un homme - ils sont plus de 80%- entre 25 et 35 ans, diplômé et sans enfant. Sur le fond, en revanche, difficile de savoir ce qui le lie aux milliers d'autres contributeurs agissant pour la plupart de manière anonyme, seuls derrière leur écran.
Commercial, plus par nécessité que vocation, "Cedalyon", 38 ans, a consacré un an et demi à l'article "Histoire de Lyon", à raison de cinq à dix heures par semaine. Un travail de fourmi, réalisé pour partie en bibliothèque, et qui lui a permis de décrocher le label "article de qualité" - une distinction apparue ces dernières années pour valoriser certains contenus. "Je ne travaille jamais sur plusieurs pages en même temps, explique ce perfectionniste, historien de formation. Certains papillonnent, corrigent une faute, et ne passent guère plus de cinq minutes sur un article. Moi, ce qui m'intéresse c'est de retrouver mes vieux réflexes universitaires."
De manière schématique, les habitués distinguent deux catégories de contributeurs : ceux qui, à l'image de "Cedalyon", produisent la matière première, créent du contenu à partir de leurs propres recherches, et ceux qui protègent l'encyclopédie, les "patrouilleurs" ou "wikignomes", dans le jargon. Nettoyer les erreurs, chasser les homonymies, effacer les actes de piratage, remettre en forme... Pour se donner une idée de ce que cette veille représente, il faut avoir à l'esprit que la version française de l'encyclopédie subit, chaque jour, plus de 1000 tentatives de détérioration. Et que celles-ci, en moyenne, ne restent pas en ligne plus d'une minute.
"Polmars", premier contributeur de la Wikipédia francophone, auteur de 577 000 modifications depuis 2004 - 160 par jour ! - se consacre ainsi pour l'essentiel à des opérations de maintenance. Un travail de l'ombre, ingrat et chronophage, mais extrêmement prolifique et addictif, si l'on en croit certains adeptes. Au Québec, "Cantons-del'Est", vingt-cinq heures hebdomadaires de Wikipédia au compteur, se dit littéralement "possédé" par l'encyclopédie : "Après certaines nuits passées devant mon écran, confesse-t-il, mi-sérieux, mi-amusé, je me réveille en me disant que je ne recommencerai plus, que c'est la dernière fois."
Voilà quelques années, Nicolas Jullien, enseignant à Télécom Bretagne, s'est penché sur le cas de plusieurs milliers de ces néo-encyclopédistes afin de tenter d'analyser leurs aspirations profondes. "Au départ, les contributeurs sont souvent guidés par un intérêt personnel : corriger une faute, redéfinir un article qui les concerne ou les passionne. Ensuite, ils peuvent mettre le doigt dans l'engrenage, et être happés par les valeurs collectives du site", décrypte le chercheur.
Premier dimanche à l'heure d'été, une quinzaine de wikipédiens s'agglutine au centre de la place Kléber, à Strasbourg. La fine équipe a profité d'une assemblée générale de Wikimédia France pour capturer quelques clichés de l'ancienne ville libre impériale. Débarqué de Reims avec son vélo, "Gérald", genre de fétichiste de la photo de monument, a recensé sur un plan tous les spécimens en ligne encore non illustrés. Si d'apparence la petite troupe a tout d'un groupe de touristes, il suffit de tendre l'oreille pour comprendre qu'entre wikipédiens on ne s'arrête jamais de parler de... Wikipédia !
Tous les contributeurs ne partagent pas la même idéologie
Ce matin, c'est la polémique sur les diplômes de Christiane Taubira qui les agite. La veille, la garde des Sceaux a accusé les journalistes de recopier les erreurs de l'encyclopédie. "Il y en a marre ! Nous ne sommes pas responsables de toutes les inexactitudes des médias", fulmine Rémi Mathis, président du conseil d'administration de l'association. L'erreur, assure-t-il, n'a jamais figuré sur le site. Et voici maintenant que la conversation dérape sur la fermeture d'esprit du gouvernement français, qui refuse toujours de publier ses images d'archives sous licence libre. "Résultat, la plupart des photos de personnalités officielles françaises sont étrangères", déplore Jean-Frédéric, un pin's Wikimedia Commons - le projet de médiathèque libre - épinglé au veston.
L'encyclopédie a beau rassembler de nombreux militants du logiciel libre, parfois anarcho-libertaires, tous les contributeurs ne partagent pas la même idéologie. Loin de là. Au sein de la communauté, d'ailleurs, plusieurs courants de pensée s'opposent : les "inclusionnistes", soucieux de faire de Wikipédia le portail de toute l'information accessible via Internet; les "suppressionnistes", plus conservateurs quant à ce que doit être une encyclopédie; ou encore les "fusionnistes", qui voudraient limiter le nombre d'entrées...
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