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Comment philosopher en Afrique ?

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  • Comment philosopher en Afrique ?

    Invités, Souleymane Bachir Diagne et Séverine Kodjo-Grandvaux éclairent de leurs oeuvres les sentiers philosophiques sur le continent.


    Professeur à Columbia University à New York, spécialiste de philosophie des mathématiques à l'origine, Souleymane Bachir Diagne est aussi celui qui a relié l'oeuvre de son compatriote Senghor à celle de Bergson. Et fait découvrir l'Islam ouvert du philosophe indien Mohamed Iqbal. Alors que reparaît son Comment philosopher en Islam (Éditions Philippe Rey), il vient de consacrer un ouvrage à la philosophie en Afrique : L'encre des savants (Présence africaine). Un "précis" où il montre comment les questions de l'ontologie, du temps, de l'oralité et de la politique sont pensées par les Africains. Entretien.

    Le Point : Quand on pense à l'Afrique, c'est souvent davantage au continent de l'irrationnel qu'à celui de la philosophie. Idée reçue ?

    Souleymane Bachir Diagne : Cette idée reçue est liée à la situation coloniale. À l'époque, la pensée philosophique, fine pointe de la civilisation, est le propre de l'Europe. Or celle-ci nie toute civilisation à l'Afrique puisqu'il s'agit justement pour elle de l'apporter aux Africains. La découverte, sur place, de mythes, contes, proverbes va donner naissance à la notion vague de "sagesse", avant que l'ethnologue Lévy-Bruhl popularise l'expression de "mentalité primitive". Or philosophie et primitif sont deux mots qui s'accordent bien mal...

    Et voici qu'en 1948, un ouvrage venu du Congo belge signé du missionnaire Placide Tempels, La philosophie bantoue, dont vous préfacez d'ailleurs la réédition, les fait s'accorder...

    Oui, ce fut un véritable coup de tonnerre ! Associer une population d'Afrique, les Bantous, et la philosophie : on n'avait jamais vu cela. Tempels y explique que les ethnologues et anthropologues s'en sont tenu à la surface des choses, avec leurs descriptions ethnographiques. Il ne suffit pas d'observer les systèmes de lois, les rituels, la religion ou la morale sociale, il faut remonter, dit l'auteur, à la philosophie de l'être qui les sous-tend, en l'occurrence, une ontologie de la force vitale. Une chose existe en tant qu'elle est une force, et l'essence de toute chose est d'être une force. Chez les Bantous, le système de pensée se hiérarchise autour de cette notion.

    Le livre de Tempels a fait l'objet de nombreuses controverses : l'affaire de la philosophie en Afrique n'était pas "gagnée"...

    Oui, d'abord parce qu'il visait quand même à parfaire l'oeuvre coloniale en comprenant mieux les populations... Ensuite parce qu'il a servi de "fourre-tout", comme si la philosophie de la force vitale était celle du continent tout entier. Avec le recul, on voit que Senghor y a trouvé appui pour sa réflexion sur l'art africain comme philosophie : lui qui parlait d'une force ordonnatrice qui tient ensemble les différentes parties d'une sculpture africaine rencontre dans ce livre son lexique philosophique ! Enfin, il faut constater aussi que cette ontologie, qu'on décrit là très rapidement, n'est pas le propre exclusif de l'Afrique : on en trouve des échos chez Spinoza, et aussi chez Deleuze...

    La question de l'oralité a beaucoup occupé les philosophes africains. Peut-on philosopher sans écrire ?

    L'objection que l'on fait toujours à l'activité philosophique en Afrique est la suivante : une civilisation essentiellement orale ne peut pas être une civilisation de l'esprit critique. Mon collègue sénégalais Mamoussé Diagne, dans son livre Critique de la raison orale (Éditions Karthala), a brillamment démontré que la tradition orale ne cesse de s'autocritiquer. Bien des textes oraux, si l'on excuse cette expression paradoxale, ne peuvent se lire qu'à la lumière de contenus précédents qu'ils remettent en question.

    L'encre des savants, par son titre, rappelle aussi l'existence d'une tradition écrite en Afrique ?

    Avec l'islamisation d'une bonne partie de l'Afrique à partir du IXe siècle, toute une tradition érudite écrite, nourrie de ce que le monde islamique avait lui-même reçu du monde grec, est arrivée dans des centres de savoir comme à Tombouctou, Djenné au Mali actuel, ou Coki du côté du Sénégal. Et des textes importants y apparaissent surtout après le XIVe siècle, dont un superbe ouvrage, emblématique de ce que fut Tombouctou, où Ahmed Baba rappelle cette tradition prophétique selon laquelle l'encre des savants est plus précieuse que le sang des martyrs. J'ai emprunté le titre de mon livre à cette parole parce que nous vivons à une époque où il faut rappeler cela...

    La philosophie pourrait-elle un jour s'écrire et s'enseigner en langues africaines

    L'histoire prouve qu'il existe déjà une littérature philosophique dans les langues africaines : certains manuscrits de Tombouctou dits ajami sont écrits dans ces langues, transcrites en caractères arabes. Les philosophes n'ont plus besoin de s'épuiser sur ces a priori absurdes de langues qui seraient concrètes ou abstraites. J'ai récemment écrit dans ma langue maternelle, le wolof, un texte sur le vrai et le faux paru dans un livre manifeste Listening to ourselves, édité par un de mes anciens étudiants, Chike Jeffers, professeur à Halifax au Canada, réunissant les essais, écrits dans leur langue maternelle, d'une dizaine de philosophes africains vivant aux États-Unis, avec traduction en anglais en vis-à-vis.

    Quel est l'apport des philosophies africaines à l'histoire de la pensée universelle ?

    Depuis la charte du Mandé, du XIIIe siècle, proclamant que toute vie humaine est une vie, jusqu'à nos jours, c'est vaste... Je m'en tiendrais au domaine de la philosophie politique, d'importance majeure quand il s'agit de penser le contenu à donner à la démocratie. Mon collègue Jean-Godefroy Bidima a écrit un livre sur le concept moderne de la palabre, bien loin de l'image d'Épinal de vieillards assis sous l'arbre du même nom ! Il l'associe à la recherche du consensus si indispensable en cas d'affrontements politiques, qui vont jusqu'à déchirer le tissu social. Je citerais aussi le concept d'ubuntu universalisé aussi bien par Mandela que par Desmond Tutu. Pour dépasser la situation la plus conflictuelle qu'on puisse imaginer, l'Apartheid, cette notion d'ubuntu qu'on pourrait traduire par "faire humanité ensemble" a trouvé son application dans la société. La justice transactionnelle, qui cherche la vérité non pas nécessairement pour punir mais pour guérir, doit beaucoup à l'humanisme porteur d'avenir que contient ce concept.

    Qu'est-ce que les philosophes africains nous disent de l'avenir ?

    La question du temps les a beaucoup occupés, puisqu'elle est encore une fois liée à un stéréotype qui voulait que le continent africain soit celui de l'immobilisme où l'on valorise la tradition, à la différence d'un monde moderne engagé dans le progrès. Il s'est même trouvé certains pour dire que la dimension du futur était quasi absente de la réflexion africaine. En ce qui me concerne, j'invite justement à penser le continent africain dans une philosophie du mouvement, où le sens de nos actions nous vient du futur que nous voulons et ne nous est pas dicté par le passé.

    Sur quoi repose cette philosophie du mouvement à laquelle vous travaillez ?

    Dans tout ce que j'écris, il y a une constante : celle du rapport entre les notions de fidélité et de mouvement. Est fidèle à l'Islam ce qui suit le mouvement de son ouverture, c'est le sujet de mon livre sur Iqbal et de Comment philosopher en Islam ? De la même manière, quand je réfléchis au "philosopher en Afrique", je soutiens que la vraie fidélité à la notion (introuvable, il faut bien le dire) d'africanité se trouve dans l'invention continue de soi. Et non dans la pétrification, où l'on risque de se perdre. Regardez ce que le traditionalisme a inspiré à Mobutu qui a revendiqué la tradition pour imposer sa dictature... Que valent au continent les postures défensives et réactives, hier contre le colonialisme, aujourd'hui contre la mondialisation ? Et la crispation identitaire, qui pour la religion peut prendre les formes du fanatisme, du littéralisme ? Ils sont là les adversaires de cette pensée de la fidélité dans et par le mouvement !

    C'est elle que je défends, et en cela je suis l'un des Bantous de Tempels : je crois en la force de vivre, force qui doit croître et aller de l'avant...

    Rendez-vous avec Souleymane Bachir Diagne au salon africain du livre de Genève

    Dans la collection "La Philosophie en toutes lettres" des éditions Présence africaine qu'il dirige, Souleymane Bachir Diagne a publié "Philosophies africaines" de Séverine Kodjo-Grandvaux et préfacé la réédition de "La philosophie bantoue" du Révérend Père Tempels

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