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Un rêve en forme de folie

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  • Un rêve en forme de folie

    Un homme et une femme dans la rue, absorbés dans une discussion amicale. Elle ne souhaite pas l'éviter. Lui ne pense pas, brute guidée par son sexe, à se jeter sur elle et à la culbuter. Elle ne cache pas son visage, de crainte de réveiller en lui la bête. Il ne la fuit pas, de peur que le diable en lui ne devienne le maître des décisions. Boualem Yekker pense à des scènes jadis courantes et naturelles d'hommes et de femmes qui discutent comme des êtres pourvus de raison, de retenue, de considération; des êtres capables d'amitié, d'affection, d'estime, de civisme, de colère - des hommes et des femmes tellement éloignés de ces bêtes d'affût qu'ils sont désormais devenus les uns pour les autres.

    De l'intérieur de sa librairie, à travers le triangle découpé par la porte ouverte, il regarde des formes noires, tissu hermétique qui ne laisse apparaître aucune trace de corps humain. Des femmes se dissimulent à l'intérieur, êtres de malédiction, de tentation et de convoitise que l'oeil du croyant doit ignorer. Parfois, il voit passer des couples, étrange voisinage de deux personnes sans lien avoué ; l'homme, le plus souvent barbu, engoncé dans une tenue hybride où se marient la gandoura et la veste, le veston ou le pardessus ; la femme complètement invisible à l'intérieur d'une tour noire.

    Il arrive que les livres l'agacent. Il sait qu'ils constituent ses fenêtres sur le monde, mais il a aussi conscience qu'il est leur prisonnier. L'idée lui est souvent venue - mais une idée qu'il sait irréalisable - de brûler et sa bibliothèque personnelle et sa librairie. Il ne doute pas qu'il serait ainsi délivré, comme quelqu'un qui se serait débarrassé d'un père ou d'une mère tyrannique. Aussi ne se prive-t-il pas de se détourner de temps à autre des livres pour s'intéresser à autre chose - comme il le fait aujourd'hui pour les personnes qui passent dans la rue, tachant de repérer plus particulièrement les femmes ou les couples.

    Les couples ! Peut-on réellement parler de couples dans une société scindée en deux, avec une des parts effacée du regard, niée, réduite à un réceptacle, à un lieu de jouissance dans l'obscurité coupable ? C'est vrai que, dans ce pays, on n'a jamais été conciliant avec les femmes. Elles ont été accablées de labeur, de brimades et de sarcasmes. Les travaux des champs, le ménage, les corvées multiples et les coups : rien ne leur a été épargné. Mais la femme était présente, elle pesait de tout son charme, de toute sa détermination et de toute sa douleur. Elle était le lieu de l'épreuve ; elle était le centre d'un drame noué par la pauvreté, la convoitise, la jalousie, l'amour, le désir et la lutte qu'imposait chaque jour naissant. La femme était malmenée mais elle n'était pas, comme aujourd'hui, réduite à une chose honteuse que l'on dissimule derrière un voile noir. Elle n'était nullement assimilée à cet objet de séduction et de damnation dont le croyant doit se garder comme d'un appât du diable. Les femmes sont aujourd'hui au centre des prêches dans la majeure partie des lieux de culte : elles sont, au même titre que les artistes, les athées et les libres penseurs, désignées comme la source de nos malheurs multiformes, la cause du juste châtiment qui nous accable. Si Dieu refuse de déverser sur nous ses richesses, sa compassion et sa bénédiction, n'est-ce pas en raison de ces saltimbanques, de ces dépravés, de ces péchés incarnés dont l'existence même constitue une offense au Ciel ?

    Les prêcheurs, mis en verve, perdent le sens de la mesure et touillent, jusqu'à débordement, des formules imprécatoires et assassines. Boualem Yekker a toujours été atterré à l'idée que Dieu se soit accommodé de si détestables représentants. Dans la ville oppressante où il vivait et où il vit encore, Boualem Yekker avait échafaudé - oh ! il n'ose plus le faire - des rêves sur la cité idéale où il aimerait vivre et voir s'épanouir ses enfants. Il y aurait d'abord de la verdure - arbres et pelouses -, beaucoup de verdure qui fournirait l'ombre, la fraîcheur, les fruits, la musique des feuilles et les gîtes d'amour. Il y aurait des créateurs de beauté, de rythmes, d'idylles, d'édifices, de machines. Mais aucun strapontin n'était prévu pour les régulateurs de la foi, les surveillants des consciences, les gardiens de la morale, les fondés de pouvoir du Ciel.

    Boualem Yekker aspirait à une humanité libérée de la hantise de la mort et du châtiment éternel. Mais ses rêves avaient tardé à se matérialiser. La vie avait continué, avec son masque de laideur et de désillusion. Puis le rêve lui-même devint interdit. La catastrophe s'est abattue, comme un séisme qui bouleverse la face du monde, dévoilant des gouffres hideux, des paysages dévastés, des espaces inhospitaliers, des faces affligées de verrues, des corps cataleptiques.

    Boualem Yekker se rappelle les démonstrations de force : détachements de barbus défilant en ordre serré, avec des yeux révulsés, des mines extatiques d'illuminés. Ils hurlaient leur détermination à épurer la société afin de la rendre conforme aux commandements du Très-Haut. Les hommes qu'ils portèrent au pouvoir étaient leur réplique en tout point: même sens des certitudes, même mépris du dialogue (du moment qu'ils détiennent la Vérité !), même raideur dans les décisions. Le peuple, qui attendait des nouveaux maîtres qu'ils se montrent plus soucieux que les précédents de procurer du travail, des logements, un quotidien plus clément, le pauvre peuple dut vite déchanter. Les préoccupations premières des dirigeants, pressés de réaliser la volonté de Dieu sur terre, furent d'interdire l'alcool, de combattre la mixité dans les écoles, de séparer dans les lieux de travail les hommes des femmes, de fermer un grand nombre d'hôtels chic accusés de favoriser la débauche.

    Des hommes, se prévalant de la volonté et de la légitimité divines, décidèrent de façonner le monde à l'image de leur rêve et de leur folie. Maints citoyens découvrirent que Dieu pouvait révéler un visage bien hideux. Le résultat est là, sous les yeux : couples forcés, attelés sous le même joug afin de perpétuer et multiplier l'espèce précieuse des croyants. Les femmes réduisent leur présence à une ombre noire, sans nom et sans visage. Elles rasent les murs, humbles et soumises, s'excusant presque d'être nées. Les hommes devancent leurs femmes de deux ou trois mètres ; ils jettent de temps en temps un regard en arrière pour s'assurer que leur propriété est toujours là : ils sont gênés, voire exaspérés, par cette présence à la fois indésirable et nécessaire.

    Tahar Djaout
    Le dernier été de la raison

  • #2
    Kateb Yacine a dit un jour: L'Algerie est une prairie, la femme en est la Fleur. Si On coupe les fleurs, que reste de la prairie?

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    • #3
      Des hommes, se prévalant de la volonté et de la légitimité divines, décidèrent de façonner le monde à l'image de leur rêve et de leur folie.

      Tahar Djaout est l'Algérien qui a su le mieux dénoncer les intégristes, dire ce qu'ils étaient vraiment, sans autre concession. Ils l'ont assassiné. Les chiens !

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      • #4
        superbe texte j'aime bcp

        oui crocro , en l'assassinant ils ont assassiné ce qu'il ya de meilleur en nous
        et que nous reste t-il ?

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        • #5
          Bachi

          Tahar Djaout n'a pas été assassiné par les integristes . Il est mort au Maroc de mort, disons naturelle

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          • #6
            Bachi


            Tahar Djaout n'a pas été assassiné par les integristes . Il est mort au Maroc de mort, disons naturelle

            Non.
            Tu confonds avec Rachid Mimouni...

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            • #7
              Bachi

              Je tiens à m'excuser auprès de tous les forumistes, ainsi qu' auprès de la Famille de TAHAR DJAOUT.

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              • #8
                Qu'est-ce qu'aimer?

                superbe texte j'aime bcp

                oui crocro , en l'assassinant ils ont assassiné ce qu'il ya de meilleur en nous
                et que nous reste t-il ?


                C'est comme pour la prairie, si on sait regarder, les fleurs sont là. Si on décide que la prairie n'est pas rien; que la prairie est un merveilleux monde, un terreau en puissance. Si on aime vraiment les fleurs...

                _______________________

                Et vous parlez d'amour!

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