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Le triomphe de M. Tout-le-Monde

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  • Le triomphe de M. Tout-le-Monde

    Etre normal pour mieux se distinguer : c'est la nouvelle tendance à la mode. De l'acteur Vincent Macaigne au groupe Fauve en passant par Kim Kardashian, chacun se montre sous son jour le plus banal, moyen. Réaction à l'hyperindividualisme, besoin de souffler, ou résurgence du nombrilisme numérique ?

    Hollande, le président normal, ne pensait pas qu'il ferait des émules chez les branchés. A New York, et dans les autres capitales, la tendance est au «normcore» - «normalité extrême». Les jeunes gens à la page s'habillent de la façon la plus banale, la plus normale qui soit. Au point qu'on les confond, parfois, paraît-il, avec les touristes en goguette sur Broadway. Une tendance anecdotique qui révèle toute la superficialité de nos amis hipster ? Pas seulement. Comme toujours, ce qui agite les milieux branchés est significatif de l'époque.

    De fait, il règne ces jours-ci une obsession pour la normalité. A tous les étages de la société, on exalte la figure de l'homme banal, sans qualités. Les membres de Fauve, le groupe de rock le plus adulé du moment, refusent de se montrer et répètent à longueur d'interview qu'ils sont des mecs moyens et fades. Dans le hip-hop, on assiste à la vogue des «rappeurs fragiles», des gens comme vous et moi, qui ont des problèmes de cœur et de factures EDF. Quant à la télé et aux magazines, ils sont remplis à ras bord de «vraies gens», ou de stars qui se prétendent telles. Kim Kardashian, la bonne ménagère de la télé-réalité américaine, fait la couverture de Vogue, la bible du glamour et la nouvelle Barbie est une poupée avec des rondeurs, qui ressemble à la femme moyenne américaine. Son slogan : «Average is beautiful», «Etre moyen, c'est formidable».


    De même, en politique, les nouvelles figures de la rébellion ne sont pas des Che Guevara charismatiques, mais des «lanceurs d'alerte», ces individus lambda, qui, à un moment, se sont rebellés contre le système. Ou bien encore ces «pigeons» et «poussins», collectifs de citoyens «de base», bricolant leur page Facebook dans leur coin et prétendant se passer de tout intermédiaire ou représentant. La question de la normalité agite aussi l'actualité éditoriale. Le banquier Matthieu Pigasse trouve le climat si pesant qu'il a écrit un Eloge de l'anormalité (Plon). Le psychiatre Roland Coutanceau nous livre un Faut-il vraiment être normal ? (Michel Lafon). Et le dessinateur star Joann Sfar nous propose un livre intitulé Normal (Dargaud). Diantre. Le conformisme menacerait-il ainsi nos vies ?

    La fin de l'individualisme ?

    Tout cela vous semble hétéroclite ? Logique. Ce qui réunit ces exemples, c'est la glorification d'une attitude low profile - qui ne la ramène pas. D'ailleurs, l'anonymat et la discrétion sont des valeurs en hausse, célébrées par de nombreux livres, dont le best-seller de l'Américaine Susan Cain, la Force des discrets (Lattès). Comment en est-on arrivé là ? Assiste-t-on à la fin de l'hyper-individualisme ? Y a-t-il un ras-le-bol du tout à l'ego ?

    «C'est un logique retour de bâton», explique Vincent Grégoire, qui observe les tendances de la société pour l'agence NellyRodi. «On en a assez de l'exposition de soi effrénée sur les réseaux sociaux. Le quart d'heure de gloire warholien, le narcissisme à outrance ont fini par lasser les gens...» Ainsi 62 % des Français expriment le souhait de se déconnecter, notamment des réseaux sociaux. Et la figure de l'artisan, travailleur de l'ombre minutieux et attentif, ne cesse d'être réhabilitée. «En temps de crise, on a besoin de gens rigoureux, bosseurs et pas forcément flamboyants», ajoute Vincent Grégoire. Des gens normaux, quoi. Face à la dictature de l'égocentrisme, face à l'obligation de se faire mousser, les gens se réfugient dans l'ultra-banale attitude.

    Une conséquence de la «fatigue d'être soi», dont parlait le sociologue Alain Ehrenberg il y a quelques années. Comme le dit le psychanalyste Serge Hefez : «Depuis la révolution culturelle des années 60-70, il existe une injonction à s'inventer soi-même sans cesse, à forger son propre destin, loin de toutes normes, qui peut-être vécue de façon angoissante.» Le succès des manifs contre le mariage pour tous peut ainsi s'expliquer par un besoin pressant de retrouver de la norme. «Un moi transi, esseulé, va chercher à étayer son moi en trouvant sa légitimité dans un mimétisme de comportement», confirme Serge Hefez. La normalité comme une résistance à la dictature du look, de la com, du personal branding et de l'autopromo permanente. «I would prefer not to» pourrait être le slogan de la génération banale.

    Tous égaux, tous invisibles

    Mais cette exaltation de l'homme moyen a d'autres explications, plus profondes. «Elle est due aux progrès de l'égalitarisme démocratique, note le philosophe Pascal Bruckner. Dans nos sociétés, l'individu moderne supporte de moins en moins qu'il existe des différences entre les êtres, qu'il y en ait qui soient plus doués, plus compétents, plus diplômés que d'autres. Il existe une volonté de mettre tout le monde au même niveau.» Ainsi l'homme banal rejette l'idée qu'il existe des intermédiaires, des «élites» pour le représenter, syndicalistes, hommes politiques, journalistes, experts. D'où la vague populiste actuelle. La prolifération des haters sur le Web, et plus généralement tous ces internautes qui laissent des commentaires rageurs visant les journalistes, les politiques ou les experts, en est la preuve.

    Au pays des rase-moquette, toute personnalité qui dépasse a l'allure d'une table basse en bois précieux, à renverser... On l'a vu récemment avec l'affaire Libération. Quand les salariés du quotidien libéral-libertaire ont exprimé leur crainte que celui-ci ne devienne une start-up, une marque ou un coffe shop, beaucoup d'internautes, loin de leur apporter leur soutien, rédigèrent maints commentaires vindicatifs sur le thème : «Mais pour qui vous prenez-vous ?», «Sales bobos de journalistes parisiens, vous allez savoir ce que ça fait d'en chier un peu !» Comme l'explique Alain Finkielkraut : «Désinhibé par la technique, par l'anonymat, l'internaute se venge des puissants. Un certain affect démocratique s'exprime, celui du ressentiment, comme l'avait si bien prophétisé Nietzsche.» L'homme moyen veut que tout le monde lui ressemble.

    Serions-nous donc tentés par le besoin d'éradiquer toute tête qui dépasse, par l'aspiration à s'effacer, à mener une vie plan-plan ? Devenir un homme dans la foule du Berlin Alexanderplatz de Döblin ? Un petit employé sombre et anonyme surgi d'un roman de Kafka ? Non, loin de là. Car c'est tout le paradoxe de la démocratie. «Nous souhaitons tous qu'il n'y ait aucune différence entre nous (égalitarisme démocratique) et en même temps nous cherchons tous à nous distinguer», remarque Benjamin Simmenauer, philosophe de formation et directeur d'un cabinet d'études. C'est la double contrainte («double bind»)de l'époque, son aporie terminale : tout le monde veut être pareil et tout le monde veut être différent. «Le grand problème des sociétés démocratiques, ajoute Pascal Bruckner, c'est qu'en étant tous égaux en droits nous sommes aussi tous invisibles. En l'absence des anciens cadres qui nous donnaient une structure et un sens - traditions, liens familiaux et professionnels -, la seule façon d'être validé, c'est d'être reconnu par les autres. Le vrai malheur aujourd'hui, c'est l'anonymat.» Aïe. Comment faire ? Nous souhaitons un destin normal, rassurant, reposant, mais, en même temps, l'unique chose qui nous prouve que nous sommes en vie, c'est d'être hors normes, de sortir du lot. Comment se distinguer sans se distinguer ? On assiste alors à un «dandysme grégaire», selon le mot de Bruckner : tout le monde fait la même chose au même moment en croyant être original. «C'est la logique à l'œuvre chez les branchés, mais aussi chez les adeptes du communautarisme, remarque le psychanalyste Jean-Pierre Winter. A la fois, on se distingue du reste des citoyens, et en même temps on est dans un mimétisme de comportement, d'allure.» Les branchés et les barbus, même combat ?

    "E-narcissisme"

    Gilles Lipovetsky ne peut qu'approuver : pour cet essayiste, la glorification actuelle de la normalité n'est qu'un leurre, une ruse du système : «On nous vend de la normalité, mais l'hyperindividualisme ne s'est jamais aussi bien porté.» En réalité, nous sommes toujours fascinés par des figures exceptionnelles : sportifs au-dessus du lot, mannequins à la beauté hors normes, ultrariches ultralointains... Simplement nous habillons ce souci d'«une rhétorique démocratique qui dissout les figures de la dissemblance».

    Ainsi les grands capitalistes d'aujourd'hui, tels Mark Zuckerberg ou Xavier Niel, ont des allures de M. Tout-le-Monde, portant capuche et cheveux longs. Un candidat à l'élection présidentielle se présentera, pour être élu, comme un président normal, alors qu'il est tout sauf normal. «C'est une absurdité. On ne peut pas se réclamer de la normalité quand on ambitionne d'être président de la République. C'est une ambition, un désir hors normes», rappelle Jean-Pierre Winter. De même, chez les stars, toute célébrité, pour rester dans la course, doit aujourd'hui twitter, faire des selfies, pour montrer qu'elle est en osmose avec M. Tout-le-Monde. Si M. Tout-le-Monde veut son quart d'heure de célébrité, chaque célébrité doit avoir désormais son quart d'heure de M. Tout le Monde.

    «En fait, nous recherchons moins la normalité que le spectacle de la normalité», résume le philosophe Vincent Cespedes, auteur de l'Ambition ou l'épopée de soi (Flammarion). Fatigués par l'individualisme contemporain, nous aspirons tous à la vie de M. Tout-le-Monde, mais nous voulons que ça se sache. On le voit sur les réseaux sociaux où les internautes photographient leur quotidien le plus insignifiant. «Nous sommes dans un "e-narcissisme", un narcissisme light, où chacun peut être une ministar, accéder tout au long de sa vie à une part de visibilité, de reconnaissance qui lui donnera l'impression que son existence a un sens», pointe Cespedes.

    Nous vivons à l'heure de la normalité augmentée, comme on dit qu'il y a une réalité augmentée. «Grâce aux outils technologiques, l'homme moyen ne veut voir que des gens comme lui, vérifier que les autres lui ressemblent. En fait, il veut se consommer lui-même. C'est pour cette raison qu'il ne s'intéresse plus aux informations et aux journaux. Il est devenu autoanthropophage !» conclut Cespedes. M. Normal n'est pas si normal que ça. Ouf !

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  • #2
    suite

    LE "NORMCORE" EXPLIQUÉ AUX GENS NORMAUX

    Et vous, ne seriez-vous pas normcore sans le savoir ? Cette mode - ou plutôt cette non-mode - consiste à s'attifer de manière subtilement ringarde, sans style. Des grosses baskets, des jeans, des pulls à col roulé. Du casual wear.


    Les jeunes branchés qui l'adoptent ont pour modèles Steve Jobs ou Jerry Seinfeld. En quelques semaines, le terme de «normcore» a eu un succès fulgurant (Obama s'est fait traiter de «normcore» par Sarah Palin), comme s'il venait remplir un vide. Normal. Depuis vingt ans, la société entière n'en finit pas d'adopter les codes branchés, en matière de fringues, de design, de bouffe. La dictature du look, de la fashion pour tous, s'est si bien répandue qu'en réaction certains en ont eu assez de vouloir se distinguer. En France, l'acteur Vincent Macaigne, le styliste Simon Porte Jacquemus ou le groupe Salut, c'est cool, cultivent ce look soigneusement plan-plan et has been.

    Mais c'est sans doute Michel Houellebecq qui l'avait lancé le premier. Sans le savoir ?

    KIM KARDASHIAN, LA "DÉESSE DE LA NORMALITÉ"

    Sa cote est encore montée d'un cran. Kim Kardashian, la girl next door de la télé-réalité américaine, s'est retrouvée en couverture du très chic Vogue


    , ce qui a provoqué moult protestations. Un peu comme si Jackie Sardou avait été mannequin cabine chez Chanel. La boucle de la «peopolisation» est bouclée. Autrefois, les stars étaient des personnages inaccessibles, reflets de sociétés hiérarchisées. Puis on a commencé à les désacraliser dans les magazines people, montrant leurs bourrelets et leurs crêpages de chignons, car, selon Pascal Bruckner, «nous cherchons, à travers eux, à vérifier que nous avons une communauté de destin, que personne n'échappe très longtemps à la loi commune, celle de la vieillesse, du malheur ordinaire».

    Enfin, on a fait appel à des anonymes, des sans-grade, pour devenir des vedettes minute de la télé-réalité. Et voilà maintenant que ces quidams, à l'instar de Kim Kardashian, redeviennent des superstars à l'ancienne, trônant sur un Olympe inaccessible. D'où ce paradoxe : Kim est devenue une «déesse de la Normalité», selon Vincent Cespedes, une icône exceptionnellement banale
    le nouvel obs

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