Driss T. Chberreq est le dernier ancien détenu de Tazmamart à avoir publié un ouvrage de témoignage sur le destin des militaires des tentatives de putschs manqués de Skhirat et de l’attaque du Boeing royal. Condamnés pour la plupart à trois ans de prison, ils furent emmurés arbitrairement pendant près de deux décennies, période au cours de laquelle 30 d’entre eux moururent tragiquement et furent enterrés dans une fosse commune dans la cour du bagne. Driss Chberreq fut parmi les fantassins, de grade officier instructeur. Il avait été condamné à trois ans de prison et devait normalement être libéré, après avoir purgé sa peine, le 31 juillet 1974. Il n’en fut rien car il ne devait revenir au monde des vivants qu’en octobre 1991 avec 27 autres rescapés, 13 fantassins et 15 aviateurs.
Son témoignage intervient après ceux de Mohamed Rais, Ahmed Marzouki, Aziz Binebine, Salah Hachad, Ahmed El Ouafi et Mfadel Magouti. Ce dernier est le seul à avoir écrit son témoignage en espagnol. Les autres ont écrit en français avant d’être traduits en arabe comme ce fut le cas pour Rais et Marzouki. L’ouvrage de Driss Chberreq «Le Train fou, mémoires d’un rescapé de Tazmamart», dernier donc de la liste de cette «littérature carcérale» de Tazmamart, vient de paraître, publié à compte d’auteur avec une préface de Mustapha Bencheikh, enseignant chercheur à la faculté de lettres de Kénitra. Ce dernier décrit l’auteur comme un homme «épris de justice et travaillé par l’idée du pardon». Ce livre tardif, qui gagnerait beaucoup à être mieux corrigé, renferme des passages très évocateurs qui montrent comment, aux pires moments, la souffrance insoutenable peut être transfigurée et comment les suppliciés peuvent résister là où cela semblerait de l’ordre de l’impossible.
Dans l’entretien suivant, ce sont surtout les années, après la sortie du bagne de Tazmamart, qui sont évoquées pour dire ce que sont devenus les anciens détenus, une vingtaine d’années après. Driss Chberreq qui a vu sa santé péricliter, souffrant d’une insuffisance rénale chronique, compte publier un autre ouvrage de témoignage qui lui tient à cœur: «Le suicide de Mimoun». Il s’agit de l’évocation d’un ultime épisode de la tragédie des emmurés vivants à la veille de leur libération.
Vivant entre Kénitra et Sidi Slimane, Chberreq se déplace de temps en temps à Casablanca pour rencontrer ses anciens amis qui se sont organisés au sein d’une association des anciens détenus de Tazmamart. Il lui arrive, sur le trajet de la route Kénitra-Casablanca, de se remémorer les événements du convoi de militaires un certain 10 juillet 1971 avec cette halte à Bouknadel à la sortie de Kénitra non loin de la localité Sidi Taïbi, aujourd’hui célèbre par ses habitats anarchiques. Des pans entiers de forêts sont aujourd’hui rasés, laissant place nette devant le raz-de-marée du béton des lotissements d’habitats. Mais où sont passés tous ces grands arbres témoins de ce moment décisifs où tout avait basculé ? pourrait se demander Chberreq. Entretien.
L’Opinion: Il vous arrive d’être envahi par la mémoire de cette halte fatidique dans la forêt de Bouknadel à chacun de vos passages par la route Kénitra-Salé ?
Driss Chberreq: Oui et je ne peux pas m’en empêcher. C’est plus fort que moi. C’est un moment si fascinant quand rien encore ne s’est passé, quand le point de non retour n’est pas encore atteint. J’arrive à distinguer l’endroit bien que tant d’arbres aient été cruellement arrachés récemment pour l’aménagement de lotissements. C’était là, dans une clairière, que les choses se sont corsées avec un speech du Lieutenant-colonel Ababou. J’avais vu de loin l’attroupement autour d’Ababou et je suis arrivé en retard pour écouter. A partir de ce moment-là, nul ne pouvait ignorer que quelque chose de grave se tramait et dont nous ignorions tout. Non loin de là, un restaurant où Ababou s’était réuni avec des officiers pour les convaincre de le suivre en leur montrant les forces qu’il détenait, une cinquantaine de camions bourrés de troupes et de munitions. Alors, les conspirateurs ont enfilé leur treillis sur leur costume civil.
L’Opinion: Bien des lecteurs peuvent dire que votre texte intervient tardivement après un best-seller comme «Cellule 10» de Marzouki. Pourquoi ce retard ?
Driss Chberreq: Mon texte était écrit en 1996 quand je poursuivais mes études au sein de la faculté de Lettres de Kénitra où je préparais ma licence en littérature française. A l’origine c’était environ quatre cents pages. A l’époque j’écrivais tout ce qui me passait par la tête, je mettais les noms, je racontais ce qui s’est passé dans les détails. J’ai dû supprimer, élaguer. Mais le problème essentiel c’est que je n’ai pas trouvé d’éditeur qui puisse prendre en charge ce travail. Et comme j’ai attendu trop longtemps, il s’est trouvé des gens pour me dire, à juste titre d’ailleurs, que je viens très en retard. Mais pour moi, c’est un témoignage personnel de ce que j’ai vécu et un témoignage sur des événements graves n’est à mon sens jamais tardif.
L’Opinion: Dans votre texte, qui sort des années après la publication de plusieurs livres de témoignages de Tazmamart, on s’attendait à trouver quelque chose de différent, notamment quelque chose de bien personnel, histoire d’ajouter un plus par rapport à ce qui a déjà été relaté, or vous ne parlez que rarement de vous-même.
Driss Chberreq: Au fur et à mesure que j’écrivais, je soumettais des passages à mes professeurs universitaires qui ne cessaient de me conseiller de demeurer objectif dans mon récit et d’éviter le «je». Du coup, on peut observer à la lecture que les faits relatés sont imbriqués avec l’analyse. De plus, pendant ma troisième année de licence, nous avions étudié le roman moderne et la liberté du récit qui peut jouer librement avec les dimensions de temps et d’espace. C’est pourquoi le texte débute avec le procès des militaires de Skhirat au tribunal. C’est pour mettre d’emblée le lecteur dans le bain et lui éviter l’ennui d’un récit conventionnellement chronologique.
L’Opinion: Le livre s’ouvre sur une dédicace pour la mère. Pourquoi ?
Driss Chberreq: Ma mère a été particulièrement affectée par mon arrestation. Elle n’a pas pu supporter ce qui m’est arrivé de sorte qu’elle est morte consumée littéralement par la douleur une année après. Je me rappelle l’avoir vue pour la dernière fois à la prison centrale de Kénitra, c’était un dimanche. Le mardi suivant, nous avons été embarqués. J’ai appris la nouvelle de sa mort la même année en 1973.
Je dédicace aussi mon texte à tous les militants des Droits de l’Homme qui ont joué un rôle primordial dans le processus de notre libération et poursuivent toujours leur mission pour le bien de tous.
L’Opinion: Est-ce que vous aviez choisi à l’origine d’être militaire ?
Driss Chberreq: Non pas spécialement, tout est venu par hasard. Il y avait l’avis de concours diffusé à la radio. Les conditions pour passer le concours c’est d’avoir le Bac et une bonne condition physique. Or je venais de décrocher mon Bac et j’étais en bonne santé. Mon frère Allah irahmou, qui était à ce moment-là enseignant, m’a demandé: «Pourquoi ne pas aller à Meknès pour passer ce concours ?». Je lui ai répondu pourquoi pas ? Il m’a accompagné à la capitale ismaïlienne. Comme le concours comportait un volet éducation physique, mon frère a accouru vers Bab Mansour pour m’acheter une paire d’espadrilles. J’ai finalement réussi au concours. En ce temps-là, j’avais passé plusieurs concours auxquels j’avais réussi, c’était le cas pour le concours d’entrée à l’ONCF ou encore à l’Ecole régionale des instituteurs. A chaque fois, je déchirais les documents d’admission. Si j’ai finalement opté pour devenir militaire c’est venu comme ça, sur un simple coup de tête. Il n’a y avait en réalité à ce moment-là pour nous qu’une seule idée en tête, c’était aider notre famille qui souffrait de précarité à tous les niveaux.
L’Opinion: A votre retour de Tazmamart, vous étiez vus comme les Hommes de la Caverne revenus au monde des vivants.
Driss Chberreq: On disait de nous les «Gens de la caverne» mais on ne croyait pas si bien dire, car cette appellation nous allait en réalité comme un gant à cause surtout de l’expérience de la foi très profonde en Dieu que nous avions vécue et qui nous a sauvés du moins ceux qui ont pu survivre. J’en témoigne dans le livre. Nous avions touché au fond, l’extrême limite que peut supporter la personne humaine physiquement et moralement. Le fait que nous ayons appris le Coran par cœur en de longues séances de récitation a fini par transformer notre mouroir en une sorte de lieu de culte. C’était une grande expérience spirituelle. Mon ami Abdelkrim Chaoui, que Dieu l’ait en sa sainte miséricorde, s’était procuré un Coran. Il me l’a passé et c’est moi qui me suis chargé d’apprendre à mes amis par cœur la sourate «Yassine». Quand tous nous l’avions apprise par cœur nous nous étions engagés par serment, que si nous étions un jour libérés et que nous avions des enfants, le premier garçon nous le baptiserons du prénom de Yassine. C’est ce qui a été fait en effet par tous ceux qui ont eu des enfants. Pour ma part, comme je n’ai pas eu d’enfants, j’ai donné le nom de Yassine à mon neveu, le fils de ma belle-sœur, sœur de ma femme.
Son témoignage intervient après ceux de Mohamed Rais, Ahmed Marzouki, Aziz Binebine, Salah Hachad, Ahmed El Ouafi et Mfadel Magouti. Ce dernier est le seul à avoir écrit son témoignage en espagnol. Les autres ont écrit en français avant d’être traduits en arabe comme ce fut le cas pour Rais et Marzouki. L’ouvrage de Driss Chberreq «Le Train fou, mémoires d’un rescapé de Tazmamart», dernier donc de la liste de cette «littérature carcérale» de Tazmamart, vient de paraître, publié à compte d’auteur avec une préface de Mustapha Bencheikh, enseignant chercheur à la faculté de lettres de Kénitra. Ce dernier décrit l’auteur comme un homme «épris de justice et travaillé par l’idée du pardon». Ce livre tardif, qui gagnerait beaucoup à être mieux corrigé, renferme des passages très évocateurs qui montrent comment, aux pires moments, la souffrance insoutenable peut être transfigurée et comment les suppliciés peuvent résister là où cela semblerait de l’ordre de l’impossible.
Dans l’entretien suivant, ce sont surtout les années, après la sortie du bagne de Tazmamart, qui sont évoquées pour dire ce que sont devenus les anciens détenus, une vingtaine d’années après. Driss Chberreq qui a vu sa santé péricliter, souffrant d’une insuffisance rénale chronique, compte publier un autre ouvrage de témoignage qui lui tient à cœur: «Le suicide de Mimoun». Il s’agit de l’évocation d’un ultime épisode de la tragédie des emmurés vivants à la veille de leur libération.
Vivant entre Kénitra et Sidi Slimane, Chberreq se déplace de temps en temps à Casablanca pour rencontrer ses anciens amis qui se sont organisés au sein d’une association des anciens détenus de Tazmamart. Il lui arrive, sur le trajet de la route Kénitra-Casablanca, de se remémorer les événements du convoi de militaires un certain 10 juillet 1971 avec cette halte à Bouknadel à la sortie de Kénitra non loin de la localité Sidi Taïbi, aujourd’hui célèbre par ses habitats anarchiques. Des pans entiers de forêts sont aujourd’hui rasés, laissant place nette devant le raz-de-marée du béton des lotissements d’habitats. Mais où sont passés tous ces grands arbres témoins de ce moment décisifs où tout avait basculé ? pourrait se demander Chberreq. Entretien.
L’Opinion: Il vous arrive d’être envahi par la mémoire de cette halte fatidique dans la forêt de Bouknadel à chacun de vos passages par la route Kénitra-Salé ?
Driss Chberreq: Oui et je ne peux pas m’en empêcher. C’est plus fort que moi. C’est un moment si fascinant quand rien encore ne s’est passé, quand le point de non retour n’est pas encore atteint. J’arrive à distinguer l’endroit bien que tant d’arbres aient été cruellement arrachés récemment pour l’aménagement de lotissements. C’était là, dans une clairière, que les choses se sont corsées avec un speech du Lieutenant-colonel Ababou. J’avais vu de loin l’attroupement autour d’Ababou et je suis arrivé en retard pour écouter. A partir de ce moment-là, nul ne pouvait ignorer que quelque chose de grave se tramait et dont nous ignorions tout. Non loin de là, un restaurant où Ababou s’était réuni avec des officiers pour les convaincre de le suivre en leur montrant les forces qu’il détenait, une cinquantaine de camions bourrés de troupes et de munitions. Alors, les conspirateurs ont enfilé leur treillis sur leur costume civil.
L’Opinion: Bien des lecteurs peuvent dire que votre texte intervient tardivement après un best-seller comme «Cellule 10» de Marzouki. Pourquoi ce retard ?
Driss Chberreq: Mon texte était écrit en 1996 quand je poursuivais mes études au sein de la faculté de Lettres de Kénitra où je préparais ma licence en littérature française. A l’origine c’était environ quatre cents pages. A l’époque j’écrivais tout ce qui me passait par la tête, je mettais les noms, je racontais ce qui s’est passé dans les détails. J’ai dû supprimer, élaguer. Mais le problème essentiel c’est que je n’ai pas trouvé d’éditeur qui puisse prendre en charge ce travail. Et comme j’ai attendu trop longtemps, il s’est trouvé des gens pour me dire, à juste titre d’ailleurs, que je viens très en retard. Mais pour moi, c’est un témoignage personnel de ce que j’ai vécu et un témoignage sur des événements graves n’est à mon sens jamais tardif.
L’Opinion: Dans votre texte, qui sort des années après la publication de plusieurs livres de témoignages de Tazmamart, on s’attendait à trouver quelque chose de différent, notamment quelque chose de bien personnel, histoire d’ajouter un plus par rapport à ce qui a déjà été relaté, or vous ne parlez que rarement de vous-même.
Driss Chberreq: Au fur et à mesure que j’écrivais, je soumettais des passages à mes professeurs universitaires qui ne cessaient de me conseiller de demeurer objectif dans mon récit et d’éviter le «je». Du coup, on peut observer à la lecture que les faits relatés sont imbriqués avec l’analyse. De plus, pendant ma troisième année de licence, nous avions étudié le roman moderne et la liberté du récit qui peut jouer librement avec les dimensions de temps et d’espace. C’est pourquoi le texte débute avec le procès des militaires de Skhirat au tribunal. C’est pour mettre d’emblée le lecteur dans le bain et lui éviter l’ennui d’un récit conventionnellement chronologique.
L’Opinion: Le livre s’ouvre sur une dédicace pour la mère. Pourquoi ?
Driss Chberreq: Ma mère a été particulièrement affectée par mon arrestation. Elle n’a pas pu supporter ce qui m’est arrivé de sorte qu’elle est morte consumée littéralement par la douleur une année après. Je me rappelle l’avoir vue pour la dernière fois à la prison centrale de Kénitra, c’était un dimanche. Le mardi suivant, nous avons été embarqués. J’ai appris la nouvelle de sa mort la même année en 1973.
Je dédicace aussi mon texte à tous les militants des Droits de l’Homme qui ont joué un rôle primordial dans le processus de notre libération et poursuivent toujours leur mission pour le bien de tous.
L’Opinion: Est-ce que vous aviez choisi à l’origine d’être militaire ?
Driss Chberreq: Non pas spécialement, tout est venu par hasard. Il y avait l’avis de concours diffusé à la radio. Les conditions pour passer le concours c’est d’avoir le Bac et une bonne condition physique. Or je venais de décrocher mon Bac et j’étais en bonne santé. Mon frère Allah irahmou, qui était à ce moment-là enseignant, m’a demandé: «Pourquoi ne pas aller à Meknès pour passer ce concours ?». Je lui ai répondu pourquoi pas ? Il m’a accompagné à la capitale ismaïlienne. Comme le concours comportait un volet éducation physique, mon frère a accouru vers Bab Mansour pour m’acheter une paire d’espadrilles. J’ai finalement réussi au concours. En ce temps-là, j’avais passé plusieurs concours auxquels j’avais réussi, c’était le cas pour le concours d’entrée à l’ONCF ou encore à l’Ecole régionale des instituteurs. A chaque fois, je déchirais les documents d’admission. Si j’ai finalement opté pour devenir militaire c’est venu comme ça, sur un simple coup de tête. Il n’a y avait en réalité à ce moment-là pour nous qu’une seule idée en tête, c’était aider notre famille qui souffrait de précarité à tous les niveaux.
L’Opinion: A votre retour de Tazmamart, vous étiez vus comme les Hommes de la Caverne revenus au monde des vivants.
Driss Chberreq: On disait de nous les «Gens de la caverne» mais on ne croyait pas si bien dire, car cette appellation nous allait en réalité comme un gant à cause surtout de l’expérience de la foi très profonde en Dieu que nous avions vécue et qui nous a sauvés du moins ceux qui ont pu survivre. J’en témoigne dans le livre. Nous avions touché au fond, l’extrême limite que peut supporter la personne humaine physiquement et moralement. Le fait que nous ayons appris le Coran par cœur en de longues séances de récitation a fini par transformer notre mouroir en une sorte de lieu de culte. C’était une grande expérience spirituelle. Mon ami Abdelkrim Chaoui, que Dieu l’ait en sa sainte miséricorde, s’était procuré un Coran. Il me l’a passé et c’est moi qui me suis chargé d’apprendre à mes amis par cœur la sourate «Yassine». Quand tous nous l’avions apprise par cœur nous nous étions engagés par serment, que si nous étions un jour libérés et que nous avions des enfants, le premier garçon nous le baptiserons du prénom de Yassine. C’est ce qui a été fait en effet par tous ceux qui ont eu des enfants. Pour ma part, comme je n’ai pas eu d’enfants, j’ai donné le nom de Yassine à mon neveu, le fils de ma belle-sœur, sœur de ma femme.
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