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Avoir raison avec Jacques Ellul

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  • Avoir raison avec Jacques Ellul

    Vingt ans après la mort de Jacques Ellul, il se passe quelque chose autour de l'œuvre de l'auteur du Bluff technologique. Ce philosophe, juriste, professeur, théologien et moraliste né à Bordeaux en 1912 et mort à Pessac en 1994 a longtemps eu la réputation d'être plus unanimement lu et célébré aux Etats-Unis que dans son propre pays. Il n'y a guère que ses anciens élèves à l'institut d'études politiques de Bordeaux, qui ont toujours conservé un souvenir ébloui de son enseignement, pour s'être obstinés à le placer très haut dans la pensée de son temps.


    Mû par le désir aristocratique d'être en dehors du troupeau, Jacques Ellul s'amusait de cette singularité. Que reprochaient les « maîtres penseurs » français à ce protestant qui n'avait été élevé dans aucune religion instituée et avait découvert seul le texte biblique ? Peut-être le pessimisme actif qui lui faisait dire : « Je décris un monde sans issue, avec la certitude que Dieu accompagne l'homme dans toute son histoire. »

    Les temps d'apocalypse dans lesquels est entrée l'humanité — notamment marqués par une crise économique généralisée, des pénuries définitives, des épidémies de dépression immunitaire, la menace de stations orbitales devenues folles et la généralisation de l'inquiétude écologique — sont probablement plus propices à rendre audible ce genre de discours que l'époque où triomphait l'optimisme libéral-progressiste à Paris.

    Car Luc Ferry ou Bernard-Henri Lévy ont beau encore saturer de temps à autre l'espace médiatique, leur discours d'heureux du monde n'est plus en prise avec une réalité marquée par le malheur et par un sentiment d'écrasement. Ainsi l'indifférence voire le mépris à l'égard de la pensée de Jacques Ellul prennent-ils doucement fin en France. Des essais sont réédités — l'Illusion politique, la Parole humiliée —, des inédits sont publiés — Théologie et technique, pour une éthique de la non-puissance —, des colloques sont organisés pour commenter ses travaux.

    « Comment peut-on (encore) être ellulien au XXIe siècle ? » se sont, par exemple, demandé les intellectuels et les chercheurs rassemblés autour de Patrick Troude-Chastenet, à la faculté de droit et de science politique de l'université de Bordeaux, en juin 2012. En scrutant le présent à la lumière des analyses de Jacques Ellul, ont tour à tour répondu à cette question les intervenants — les attentats du 11 septembre 2001, la crise financière de 2008, le réchauffement climatique, le printemps arabe, la conversion des gauches européennes au libéralisme.

    Cet exercice est en réalité à la portée de tous, à la fois parce que ce grand pédagogue détenait l'art précieux, difficile et rare d'être un éducateur ; et aussi parce que l'immense bibliothèque critique que constitue son œuvre, qui compte près de 60 titres, sera bientôt intégralement disponible. Notamment en collection de poche grâce au travail très actif des éditions de La Table ronde, qui font beaucoup pour la divulgation contemporaine de la pensée d'un authentique non-conformiste, au sens où l'entendirent les intellectuels des années 30 en quête d'une voie de secours qui aurait permis à l'humanité d'échapper à la dévastation capitaliste, à l'illusion fasciste et à la nécrose soviétique.

    HUMANISME INTÉGRAL
    Jacques Ellul fréquenta certains d'entre eux dans le cadre du groupe de la revue Esprit, fondée en 1932 par le philosophe Emmanuel Mounier. Il se rapprocha d'Esprit avec son ami Bernard Charbonneau, natif de Bordeaux lui aussi, génie méconnu lui aussi. Les deux hommes restèrent liés pendant soixante ans. Il est particulièrement émouvant de voir leurs deux noms imprimés en couverture d'un volume intitulé Nous sommes des révolutionnaires malgré nous, un recueil d'écrits de jeunesse qui font aujourd'hui figure de textes pionniers d'une écologie politique envisagée comme un humanisme intégral.

    C'est parce qu'ils avaient discerné que la crise était dans l'homme que Bernard Charbonneau et Jacques Ellul voulaient trouver le moyen de lui réapprendre à habiter le monde. Ecrit à quatre mains en 1935, quand Ellul avait 23 ans et Charbonneau, 25, le texte intitulé Directives pour un manifeste personnaliste est éblouissant. Ceux qui connaissent les travaux des jeunes gens dont Jean-Louis Loubet del Bayle a naguère donné un portrait de groupe dans les Non-Conformistes des années 30 (Robert Aron, Daniel-Rops, Arnaud Dandieu, Alexandre Marc, Emmanuel Mounier, Thierry Maulnier, Denis de Rougemont) découvriront avec stupeur que c'est probablement ce qui s'est écrit de plus intelligent à l'époque.

    ANARCHISME FRINGANT
    Armés d'une désolante lucidité, les deux jeunes gens voient se dessiner l'histoire du futur par-delà la ligne d'horizon. Lire ce texte à huit décennies de distance est profondément impressionnant.

    « Le moyen de réalisation de la concentration est la technique : non pas procédé industriel, mais procédé général. Technique intellectuelle : fixation d'une intelligence officielle par des principes immuables, souvent émanés de Renan (facultés, fichiers, musées.) Technique économique : érection d'une technique financière devenue tyrannique par la fatalité économique - développement de l'économie par elle-même (science autonome, en dehors de la volonté humaine). Technique politique : un des premiers domaines atteint par la technique : diplomatie, etc., vieilles règles du parlementarisme. Technique juridique : par les codifications néfastes. Technique mécanique : par un développement intense de la machine, hors de considération des besoins effectifs de l'homme, seulement parce qu'au début avait été posé le principe de l'excellence de la machine. » Cette pointe aristocratique, cet anarchisme fringant, ces périodes de grand style, ces arguments qui ont le cliquètement des épées... Remplacez le mot « technique » par le mot « spectacle » : Guy Debord s'est peut-être souvenu de ce manifeste au moment où il composait la Société du spectacle. Les volumes 2 et 3 de sa Correspondance établissent qu'il avait lu Jacques Ellul — dont le séparait pourtant la question de la foi —, qu'ils se sont rencontrés et qu'ils s'estimaient mutuellement. Une lettre du 2 février 1968 de l'auteur de Panégyrique à son aîné laisse même deviner que l'un et l'autre avaient pressenti que l'université française était un volcan au bord de l'éruption. « La perspective que nous encourageons est celle d'une formation de groupes autonomes, le plus souvent. Non le recrutement de partisans fidèles — et encore moins, évidemment, de partisans infidèles ! »

    Cette idée de groupes autonomes constitués à la base pour échapper aux mâchoires de fer de la technique, de l'idéologie et de l'Etat, c'est tout le programme de Bernard Charbonneau et de Jacques Ellul au milieu des années 30. Et, là encore, la souveraineté de leur allure, la force de leur conviction et le style en poinçon de leur combat font entendre une musique qu'on retrouvera chez les situationnistes : « Notre action vis-à-vis du monde ne peut être qu'une réaction, comme nous l'avons montré - mais notre action doit surtout être un style de vie. »

    Dans un article de 1937 intitulé « Le sentiment de la nature, sentiment révolutionnaire », Bernard Charbonneau le formulera plus élégamment encore : « Ce n'est pas d'un dimanche à la campagne que nous avons besoin, mais d'une vie moins artificielle. »

    « L'IMPURE PURETÉ DU VIVANT »
    Le personnaliste gascon avait-il circonscrit le phénomène bobo soixante-trois ans avant le journaliste américain David Brooks ? Il semble bien. Et il le circonscrira mieux encore trente ans plus tard, dans le Jardin de Babylone, livre génial et ignoré que les éditions de l'Encyclopédie des nuisances ont eu la bonne idée de remettre en circulation en 2002.

    « Dans l'état actuel de l'homme, il n'y a pas de critère plus sûr de la civilisation industrielle que le "sentiment de la nature". [...] L'âge du plastique aime la "belle matière", la pierre nue ou les bois mal équarris, et nous les conservons au xylophène. Amateurs d'art brut, nous ornons notre living de souches ou de cailloux qui ne sont plus des objets d'art mais des jeux de la nature. A la pureté, mécanique ou chimique, des produits industriels, nous préférons l'impure pureté du vivant. Nous salons nos mets avec du sel gris, et nous mangeons du "pain paysan" cuit au feu de bois et non au mazout ; mais depuis qu'il n'y a plus de campagne c'est à Paris qu'il faut le chercher. Riches, nous payons très cher le luxe de la pauvreté : les paniers, les pots, la bure fabriqués à la main. Au prolétariat tout ce qui est neuf, net et verni ; à l'"élite" tout ce qui est vieux, rugueux, écaillé. Comme nos bourgeois collectionnaient les vieilles armoires de leurs métayers, nos industriels s'installent dans leurs "fermettes" : si l'évolution continue, l'ancienne maison du pauvre vaudra plus cher que la villa du riche. »

    On nous pardonnera cette longue citation. Les esprits actifs et pessimistes à la fois qui ont une fidélité derrière eux — comme dirait Manuel dans l'Espoir de Malraux — doivent décidément prêter attention à ce texte. Car, après la redécouverte de Jacques Ellul, c'est celle de Bernard Charbonneau qui doit avoir lieu.

    Dans un livre d'entretiens avec Patrick Chastenet intitulé A contre-courant, l'auteur du Bluff technologique dit des choses émouvantes sur leur grande amitié. « Ça a été un éblouissement de rencontrer quelqu'un de dix fois plus cultivé que moi, qui me parlait d'une quantité d'auteurs que j'ignorais. Charbonneau m'a appris à penser et il m'a appris à être un homme libre. Entre l'éducation de mon père et l'enseignement du lycée, j'étais sur des rails. Il m'a fait sortir du chemin tout droit que suivent les bons élèves et m'a donné une méthode de pensée critique. »

    Cette relation profonde ne fut jamais à sens unique, la foi de l'un équilibrant l'agnosticisme de l'autre. « La rencontre avec Ellul m'a empêché de complètement désespérer », écrivait Charbonneau à sa future femme en 1936. « Parce que c'était lui, parce que c'était moi... » Il est singulièrement troublant de savoir que cette amitié comme il en existe peu est née sous le ciel gascon, comme celle de Montaigne et La Boétie au XVIe siècle ; et il est plus troublant encore de savoir qu'à eux deux Charbonneau et Ellul ont constitué dès 1935-1937 une « école de Bordeaux » qui sera ultérieurement distinguée dans l'histoire intellectuelle.

  • #2
    suite

    Car, en 1937, la rupture était consommée avec Emmanuel Mounier, auquel les deux hommes reprochaient son acquiescement optimiste à la modernité. Dans un monde où l'angoisse s'était substituée à la foi — ainsi que l'observait à la même époque Georges Bernanos —, ils affichaient leur préférence pour une critique libertaire du monde moderne, centrée sur la liberté de l'homme. « On voulait créer un vrai mouvement révolutionnaire, se souviendra Jacques Ellul, sur la base de petits groupes d'une quinzaine de personnes, fédérés entre eux et agissant concrètement au plan local selon la formule : "Penser globalement, agir localement."»

    Devenir sobres, invisibles, trop petits pour être écrasés par la grande machine ? Remettre l'économie sous le contrôle de la conscience ? Ne plus accorder sa confiance qu'à des poètes et à des agitateurs traqués ? Comme l'a montré Coline Serreau dans son film Solutions locales pour un désordre global, c'est l'expérience que mènent un peu partout dans le monde des dissidents de la société de l'abondance industrielle. Et c'est le programme de Bernard Charbonneau et de Jacques Ellul qui porte aujourd'hui l'espoir des hommes et des femmes libres de ce temps.


    Théologie et technique, pour une éthique de la non-puissance, de Jacques Ellul, Labor et Fides, 368 p.,
    Comment peut-on (encore) être ellulien au XXIe siècle ?, sous la direction de Patrick Troude-Chastenet, La Table ronde, 480 p.,
    Nous sommes des révolutionnaires malgré nous, textes pionniers de l'écologie politique, de Bernard Charbonneau et Jacques Ellul, Seuil, 216 p.,


    REPÈRES BIO

    1912 : naissance de Jacques Ellul.
    1933 : Bernard Charbonneau et Jacques Ellul rencontrent à Bordeaux des représentants du groupe de la revue Esprit.
    1935 : parution de leur œuvre de jeunesse commune : Directives pour un manifeste personnaliste.
    1954 : Jacques Ellul publie la Technique, ou l'enjeu du siècle.
    1994 : mort de Jacques Ellul.

    Marianne

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