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Pourquoi j’ai menti à ma mère, Susan Sontag

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  • Pourquoi j’ai menti à ma mère, Susan Sontag

    Alors que ses chances de survie étaient quasi inexistantes, Susan Sontag, romancière américaine, a exigé la poursuite de traitements douloureux et refusé d’envisager une « bonne mort ». Son fils, David Rieff, essayiste et journaliste, exprime ici la difficulté de soutenir cette affirmation de la liberté.


    Comment faire face à la mort ? Si cette question a déserté le discours philosophique, elle resurgit à l’hôpital, auprès des malades et de ceux qui accompagnent les -personnes en fin de vie. Selon les psychologues, ils passeraient par des stades successifs – du déni et de la colère à la dépression et à l’acceptation. Ce processus, l’écrivain américain Susan Sontag, atteinte d’une leucémie après deux cancers, l’a refusé jusqu’à ses derniers jours, en décembre 2004. La militante des droits de l’homme, engagée dans son temps (le Viêtnam, le racisme, le sida, la guerre en Irak, etc.) et auteur d’essais sur la maladie, a livré son dernier combat contre la mort. Elle a renoncé à dire adieu. Son fils a raconté cette épreuve dans un livre, Mort d’une inconsolée (Climats, 2008).

    « En 2004, quand fut diagnostiqué chez ma mère, Susan Sontag, le syndrome myélodysplasique, annonciateur d’une leucémie à progression rapide, elle avait déjà réchappé, en 1975, à un cancer du sein en phase 4 qui avait gagné le système lymphatique – alors même que les médecins lui laissaient peu d’espoir – puis à un sarcome utérin, en 1998. “Il y a des survivants, même dans les pires cancers”, devait-elle répéter au cours des deux années suivantes où elle reçut un régime de chimiothérapie extrêmement rude. “Pourquoi pas moi ?”
    « Après ce premier cancer, mutilée mais en vie (l’opération qu’elle subit lui retira non seulement un des seins, mais les muscles de la paroi thoracique et une partie de l’aisselle), elle écrivit son livre provocateur, La Maladie comme métaphore. Mi-littéraire, mi-polémique, cette étude était un fervent plaidoyer pour traiter la maladie comme une maladie, le résultat d’une loterie génétique, et non comme le fruit de l’inhibition sexuelle, du refoulement des sentiments, etc., selon la théorie masochiste et délirante qui veut que les gens qui tombent malades l’ont bien cherché. Dans ce livre, ma mère opposait l’éternel stigmate attaché au -cancer au romanesque qui s’était emparé de la tuberculose dans la littérature du XIXe siècle (“la bohème”, etc.). Dans les carnets du livre que j’ai trouvés après sa mort, j’ai découvert une note qui m’a glacé : “La leucémie, le seul cancer ‘propre’.” Une maladie propre, en effet. Pauvre mère : quand on pense à ce qui l’attendait.
    « Si terrifiée par la mort qu’elle ne supportait pas d’en parler, ma mère en était obsédée. Son deuxième roman s’intitule Death Kit [le kit de la mort, Ndlr] et s’achève dans un ossuaire. Elle passait son temps à visiter les cimetières. Et sur une saillie, derrière sa table de travail, elle conservait un crâne humain, niché au milieu des photographies d’écrivains qu’elle admirait (il n’y avait pas de photos de famille) et divers bibelots. “Le verrais-je différemment si je savais si ce crâne est celui d’un homme ou d’une femme ?” écrivit-elle dans l’un de ses -journaux. Obsédée par la mort, sans jamais s’y résoudre : c’est du moins ainsi que je l’ai toujours perçue. De là lui venait sa détermination à subir n’importe quel traitement, si minces que fussent ses chances. Dans les années 1970, elle gagna son pari ; en 2004, elle le perdit. 71 ans, ce n’est pas 42, et si affreux et souvent mortel que soit le cancer du sein, les rémissions ne sont pas rares, même à un stade avancé. Mais le pire, avec le syndrome myélodysplasique, c’est qu’il ne connaît pas de rémission. Si on vous diagnostique un SMD – ma mère devait rapidement le découvrir avec horreur –, il n’y a qu’un seul espoir : bénéficier d’une transplantation de cellules souches adultes, la moelle osseuse défaillante étant alors remplacée par la moelle d’un sujet sain.
    « Ce qui rendait la situation de ma mère pire encore, c’était que, même dans les hôpitaux les plus portés à l’expérimentation, il était rare que de telles transplantations fussent accomplies sur des patients de plus de 50 ans. Et pour autant que j’ai pu m’en rendre compte en surfant sur le Web pour essayer de me renseigner sur le SMD (démarche qui peut donner l’impression fausse d’avoir compris : information n’est pas connaissance), les cas de réussite sur des patients de plus de 65 ans étaient plus rares encore. Les chances de ma mère étaient infimes.
    « Susan Sontag était déterminée à vivre parce qu'elle ne pouvait imaginer de céder à l'impératif de mourir. »
    « Compte tenu de ce pronostic, j’imagine qu’elle aurait pu décider d’accepter qu’elle mourait. Mais elle était aussi éloignée qu’il était possible de l’être de la théorie célèbre et influente (notamment chez les médecins) du Dr Elisabeth Kübler-Ross, avec ses cinq temps du malade face à la mort : déni, colère, négociation, dépression et acceptation. Elle avait été malade une bonne partie de sa vie, depuis l’asthme invalidant de son enfance jusqu’à ses trois cancers. Et la mort ne lui était pas étrangère. Elle l’avait cernée dans les centres de cancérologie, les pavillons de traitement des malades du sida à New York, où elle avait vu mourir trois de ses plus -proches amis, et les zones de guerre au Viêtnam du Nord et à Sarajevo. Mais aucune familiarité n’aurait pu lui rendre l’idée de la mort moins insupportable. À ses yeux, la mortalité restait aussi injuste que le meurtre. Subjectivement, il lui était impossible de jamais l’accepter. Je ne crois pas que c’était du déni comme on dit dans le “psycho-verbiage” à la Kübler-Ross. Ma mère savait qu’elle allait mourir. Elle ne pouvait se faire à cette idée, c’est tout. Ceux qui la connaissaient bien ne pouvaient pas s’étonner de sa décision de demander une greffe. Non pas la “qualité de vie”, mais la vie, la chance de vivre quelques années de plus : voilà ce qu’elle voulait, dit-elle au médecin qui l’avait avertie de la souffrance d’une greffe de moelle osseuse.
    « Elle ne devait jamais dévier de cette attitude, alors que tout a mal tourné après la greffe au point que, à sa mort, son corps était recouvert de plaies et d’ecchymoses. Mais, quand bien même aurait-elle pu mesurer ce qu’elle allait souffrir, je ne pense pas qu’elle se serait abstenue de lancer le dé et de tout risquer pour un peu de temps supplémentaire dans ce monde : par-dessus tout, plus de temps pour écrire. Dans son esprit, même à 71 ans, ma mère prenait toujours un nouveau départ. Chez un auteur aussi ambivalent quant à son américanité, c’était le plus américain des attributs, l’illustration du mot de Francis Scott Fitzgerald : “Il n’y a pas de second acte dans la vie des Américains.”
    « Mais si ma mère était inébranlable dans son engagement à essayer de survivre à tout prix, elle saisit tout ce qu’un diagnostic de SMD avait de terrible. Lorsqu’elle eut compris qu’elle était de nouveau malade, les premiers jours furent de désespoir. Mais son désir de vivre était si puissant que, sans nier la mortalité du SMD, ma mère se persuada qu’elle pourrait être de nouveau l’exception qu’elle avait été trois décennies plus tôt avec son cancer du sein. Son refus d’accepter la mort n’était pas une “étape” du processus menant d’abord à l’acceptation puis à l’extinction. Ce refus était au cœur de sa conscience. Elle était déterminée à vivre parce qu’elle ne pouvait pas imaginer de céder à l’impératif de mourir. J’imagine, comme on l’a dit de Samuel Beckett, qu’elle était brouillée elle aussi avec le livre de la Genèse.
    « Mais elle ne pouvait, toute seule, conserver sa détermination de se battre pour sa vie envers et contre tout. C’est là que ses plus proches sont entrés en scène : je le dis sans impudeur, tant il me fut presque insupportable de me retrouver dans cette position. Pour croire qu’elle allait guérir, ma mère avait besoin de croire que ceux qu’elle aimait en étaient eux aussi convaincus. Dès le début de sa maladie, j’eus le sentiment – elle ne le dit jamais explicitement, mais le message était assez clair – qu’elle attendait de moi que je trouve des choses encourageantes à dire sur ses perspectives. Elle cherchait une méthode optimiste ou moins pessimiste d’interpréter les mauvaises nouvelles : quelqu’un qui lui remonte le moral, qui la conforte dans son espoir ou sa croyance qu’elle serait une fois de plus “spéciale” et déjouerait les statistiques.
    « Pour être franc, je ne puis dire que j’aie jamais pensé que ma mère avait beaucoup de chances d’y parvenir. Mais je n’ai jamais pensé à autre chose qu’à faire tout mon possible pour la conforter et l’encourager dans l’idée qu’elle pourrait survivre. Au cours des premières semaines après le diagnostic, mais avant qu’elle aille au Fred Hutchinson Cancer Research Center, à Seattle (dans l’État de Washington), pour y recevoir la greffe, je n’ai cessé de me demander si, au vu des chances minimes de s’en sortir et des souffrances qu’elle allait endurer, je devais être franc avec elle. Mais son refus d’entendre ce langage était si clair que je n’ai jamais été tenté de le lui tenir

    « Elle avait affreusement peur de mourir. À -l’époque et en sachant ce que je sais aujourd’hui, je pensais qu’il lui aurait été impossible de se résigner à l’extinction comme, insistait Kübler-Ross, c’était le cas de la plupart des patients (même si je me demande si le docteur a tiré cela des faits ou de ce qu’elle avait envie de voir chez ses patients, tout en rejetant les leçons de ceux qui n’entraient pas dans son gabarit). Au lieu de la souffrance physique, me disais-je, ma mère serait morte dans l’état de terreur psychologique, pitoyable et inconsolable, qui fut le sien dans les premiers jours suivant le diagnostic avant de se ressaisir. Et, bien entendu, il y avait toujours la possibilité lointaine qu’elle s’en tire – ce qui amena ses médecins à acquiescer à son désir de greffe. Puisque tels étaient les choix à mes yeux, il m’eût été possible, même si c’était loin d’être facile, de choisir de ne pas être franc avec elle et, me fondant sur une argumentation jésui-tique, de lui servir le plaidoyer qu’elle avait envie d’entendre. Je me faisais parfois l’effet de la conduire à sa tombe en fanfare. Croire qu’on n’a pas le choix n’est pas la même chose que croire qu’on fait le bon choix

  • #2
    suite

     Ai-je fait le bon choix ? Mes doutes ne me quitteront jamais. Ma réponse ne saurait être tranchée. Je suis convaincu d’avoir fait ce que, implicitement, elle me demandait. Il n’est pas rare que des parents refusent de parler de leur mort à leurs enfants. Mais j’étais dans sa chambre d’hôpital à Seattle quand, des mois après la transplantation, alors qu’elle était incapable de se retourner dans son lit sans aide, raccordée à trois cents mètres de tubes lui infusant des produits chimiques qui la maintenaient en vie mais ne pouvaient rien faire pour améliorer son état, ses médecins vinrent lui annoncer que la greffe avait raté et que la leucémie s’était maintenant déclarée. Elle hurla de surprise et de terreur. “Mais ça veut dire que je suis en train de mourir”, répétait-elle, battant l’air de ses bras émaciés et écorchés, et martelant le matelas de ses mains. Alors ne venez pas me dire qu’elle a toujours su.
    « Jusque dans les deux dernières semaines de sa vie, quand elle a su qu’elle mourait, même si elle ne l’acceptait pas, elle n’a cessé de réclamer de nouveaux traitements expérimentaux. L’horrible paradoxe est que d’avoir vu la profondeur de sa peur et été témoin de son refus d’accepter ce qui lui arrivait me rassure un peu : le choix que j’ai fait était défendable. J’emploie le mot à dessein. On ne saurait se contenter de qualifier de bon un choix qui implique une complicité dans la décision d’endurer une telle douleur physique, si volontiers qu’elle s’y prêtât et si empressés que fussent mes encouragements. C’eût été différent si c’était moi qui avais dû supporter cette souffrance. J’étais dépassé. Nous le sommes tous, je crois, puisque rien ne nous prépare à la maladie mortelle d’un être cher. En parler, y penser, essayer de la concevoir, voire s’en occuper auprès de gens qui vous sont moins proches, rien de tout cela ne semble central par rapport à ce que vous devez faire. Je retombe ainsi sur la formule qui ne cessa de me passer par la tête au cours des neuf mois de la mort de ma mère : “Elle a droit à sa mort.”
    « Elle aurait tout risqué pour un peu de temps supplémentaire dans ce monde : du temps pour écrire. »
    « Mais une chose est de croire, comme je l’ai cru et le crois encore, que ma mère ne me devait rien, ni ne devait rien à personne pour ce qui était de sa mort, une autre est de prétendre que les décisions qu’elle a prises et sa façon de m’y associer n’ont rien coûté. En choisissant – si tant est que ce fût aussi délibéré – d’aller à la tombe en refusant jusque quinze jours avant sa mort d’accepter, sans parler d’admettre devant quiconque, qu’elle mourait, ma mère a empêché ses proches de lui dire convenablement au revoir. Il m’a été impossible de lui dire – en profondeur, s’entend – que je l’aimais parce que le faire, c’eût été lui dire : “Tu es en train de mourir.” Et, de ce fait, il n’y avait pas la moindre chance non plus de véritables conversations sur le passé, puisque tout ce qu’elle voulait, c’était se focaliser sur l’avenir, sur “tout ce qu’il faut que je fasse quand je quitterai enfin ce lit d’hôpital”.
    « Les choses eussent-elles été plus faciles pour moi ? Certainement. Ce qui aurait pu m’aider après sa disparition n’aurait pas manqué de la terrifier. J’eus le sentiment de devoir m’incliner devant sa volonté. Mais ce ne fut pas facile et par certains côtés, trois ans et demi après sa mort, c’est encore plus dur aujourd’hui. À l’époque, j’ai compris que, pour lui venir en aide, je ne devais pas penser à ce qui ne manquerait pas d’arriver : non seulement elle ne survivrait pas, mais elle avait peu de chance de mourir de ce qu’on appelle parfois une “bonne mort”, si tant est que cela existe. En tout état de cause, je subodore que tout ce discours sur la bonne mort n’a rien à voir avec les mourants mais est fait pour consoler les proches et, en l’occurrence, les médecins et les infirmières.
    « Ne pas penser à ce que je savais voulait dire ne pas penser du tout, parce que si j’avais pensé et m’étais laissé aller à une vigilance de chaque instant, je ne m’en serais jamais sorti. Un engourdissement qui n’allait pas sans quelque confort. Car je voulais avoir certains types de conversations avec elle, je désirais lui dire des choses et lui en demander d’autres. Ne pas penser aidait aussi à supporter que celles-ci n’aient jamais lieu. Sa mort faisait tout paraître trivial, insignifiant en comparaison.
    « Il est moins facile de s’en accommoder aujourd’hui. Je suis loin d’être convaincu d’être un bon analyste de mes propres mobiles, mais, ayant écrit mes souvenirs sur la mort de ma mère, je me suis demandé pourquoi l’avoir fait. Je n’ai jamais été enclin aux confessions et, au cours de la maladie de ma mère, j’ai choisi de ne pas prendre de notes, le faire aurait été rechercher et, peut-être, gagner un détachement dont je ne voulais pas et auquel je ne pensais pas avoir droit. Et longtemps après la mort de ma mère, j’ai cru que je n’écrirais rien.
    « Je crois encore que je ne l’aurais pas fait si j’avais pu lui dire au revoir convenablement. Je ne parle pas de ce que, aux États-Unis, on appelle du nom de closure, l’idée qu’il existe une manière de tirer psychologiquement un trait sur un événement et “d’aller de l’avant”. Je n’y crois pas et ce n’est pas pour moi. Mais je ne prétends pas avoir servi un autre que moi. Les mémoires, comme les cimetières, sont faits pour les vivants.

    philosophie mag

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