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Réflexion sur la dimension philosophique d’ISEFRA

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  • Réflexion sur la dimension philosophique d’ISEFRA

    Nietzsche, Heidegger, Lounis Aït Menguellet ou la dette ontologique
    Par : Boukhalfa Louari *

    “Ce livre est réservé au plus petit nombre. Peut-être même, de ce nombre, aucun n’est-il encore né... C’est l’après-demain seulement qui m’appartient. Certains naissent posthumes… des oreilles neuves pour une musique nouvelle ; des yeux neufs pour les plus lointains horizons. Une conscience nouvelle pour des vérités restées jusqu'à présent muettes”. Friedrich Nietzsche, L’Antéchrist

    Après Tawrikt tacevhant et le cri existentiel du fou, voilà Lounis qui nous revient avec un nouvel album intitulé Isefra, une œuvre d’une philosophie encore bien plus profonde et bien plus méditée, mais qui se place toujours dans la lignée existentialiste du poète. Lounis n’a certainement pas attendu ce dernier album pour faire des isefra, sa poésie a toujours été d’une finesse, d’une beauté et d’une profondeur intellectuelle inégalables et digne de l’asefru et ses constellations didactiques, tel que les dicte le code de la tamusni kabyle. Depuis les tout premiers pas du poète dans le monde de la littérature, il n’a cessé de nous émerveiller avec ses isefra (poèmes), mais ce n’est qu’en 2014 qu’il intitule son album Isefra. N’est-ce pas cela déjà un message du poète à ses auditeurs ? Quelles sont les dimensions philosophiques de ce message ? Que veut transmettre l’album comme idées peut-être indécelables aux premières lectures de son texte ? Quel est le projet intellectuel de cet amusnaw pour l’Algérie, ses concitoyens à venir en particulier, et pour l’homme devant le traumatisme de l’expérience de l’être en général ?

    Lounis et la philosophie existentialiste
    Pour comprendre le sens, à mon avis, caché du dernier album d’Aït Menguellet, il est impératif de jeter un coup d’œil rétrospectif sur l’œuvre entière du poète, notamment son avant-dernier album, Tawrikt tacevhant (feuille blanche). L’angoisse existentielle du poète ne date certainement pas d’hier. Aussi loin que l’on remonte dans le temps jusqu'à la chanson Avehri, on peut déceler les premiers prémices de la philosophie du poète. Cette chanson est une sorte de dialogue entre les êtres humains et avehri (la brise, le vent, le néant). Un dialogue métaphysique à travers lequel le poète se pose quelques questions accablantes sur l’être, la responsabilité, la liberté et tout ce qui en découle comme croyances, dogmes etc. Le poète appelait déjà l’homme à prendre en main son propre destin et cesser de blâmer le ciel, avehri, la brise ou le néant, pour un malheur sur terre dont il est lui-même le seul et unique responsable. Il dit dans Avehri :

    “Les hommes : ô ! Brise qui passe
    Tous nous croyons en toi.
    La brise : tant que vous croyez en moi
    Je crois que votre cervelle est fêlée
    Car quiconque croit en moi se lèse
    C’est de vous que vient tout le mal”

    Des années après, la force de méditation du poète, son intuition et son esprit d’analyse conjugué à ses vastes lectures en philosophie ont accouché d’une œuvre qu’on pensait être le couronnement de la maturité intellectuelle de l’auteur dans Tawrikt tacevhant. Les différents textes de cet album sont marqués par une grande intertextualité qui sert, parfois, à rentrer en dialogue avec les grands textes de la philosophie humaniste et, maintes autres fois, à affirmer et solidifier ses convictions philosophiques. A titre d’exemple, son fameux dialogue avec amehvoul (le fou) est une forme d’intertextualité qui nous renvoie à Platon et son allégorie de la caverne, à Erasme et son Eloge de la folie, ou à la pensée foucauldienne qui a réhabilité le fou dans l’Histoire de la folie dans l’âge classique. Le “fou” de Lounis n’est ainsi qu’un représentant de la pensée humaniste et sa rupture épistémologique du 16e siècle. Le prototype du philosophe de la Renaissance qui a mis fin à la tyrannie de l’Eglise, le libre-penseur qui a émancipé l’homme des limites imposées par le ciel. Tel un Francis Bacon, un Erasme ou un Vanini, “le fou” de Lounis a déterré les trésors enfouis de la civilisation gréco-romaine en faisant référence à Epicure et sa Lettre à Ménécée. Cette œuvre majeure de l’Antiquité qui nous apprend que “de tous les maux qui nous donne le plus d’horreur, la mort n’est rien pour nous, puisque, tant que nous existons nous-mêmes, la mort n’est pas, et que, quand la mort existe, nous ne sommes plus. Donc la mort n’existe ni pour les vivants ni pour les morts”. Comme Epicure, “le fou” de Lounis nous invite à nous libérer de cette peur majeure qui nous empoisonne la vie, ce dernier moment qui hante nos esprits : la mort. “Le fou” dans la chanson Serreh Iwaman affirme ainsi que :

    “Tu te fais trop de soucis par rapport à la mort
    Tu te trompes cependant dans tes calculs
    Si tu revois un peu tes jugements
    Elle est inexistante et elle ne doit pas t’effrayer
    Le jour où elle sera là pour toi
    Toi, tu ne sera plus vivant pour la rencontrer”

    ...
    Dernière modification par elfamilia, 26 mai 2014, 21h55.
    "Tout ce que je sais, c'est que je ne sais rien."
    Socrate.

  • #2
    Suite

    Le dernier album de Lounis, Isefra, une continuité d’une philosophie bien elaborée
    Revenant au dernier album de Lounis intitulé Isefra, il me semble que le choix du titre même est loin d’être fortuit, vu ce que cette œuvre veut communiquer. Asefru, en kabyle, qui vient du verbe sefru, veut dire faire de la poésie, mais il veut dire aussi éclairer, trouver une réponse à une énigme. Ceci est très révélateur, en fait, de la mission du poète qui est d’éclairer, de montrer le chemin de la vie heureuse et de mettre en garde contre les chemins qui ne mènent nulle part, pour reprendre Heidegger. Bien que la poésie de cette œuvre ait puisé beaucoup dans le savant, Lounis n’oublie pas sa mission d’intellectuel algérien d’une dimension universelle, mais qui reste profondément affecté par la réalité de son statut de poète kabyle.

    Et vu la profondeur philosophique de la poésie de ce dernier album, le choix de isefra, alors, peut être interprété comme une volonté d’élever et de conceptualiser l’approche mammerienne de la tamusni, ou la philosophie kabyle, et ce, en conjuguant à la tradition philosophique existentialiste de l’Occident l’héritage culturel du vécu kabyle. Il est impératif de rappeler ici que l’inconscient collectif kabyle demeure profondément affecté par les structures politiques et le code de comportement de sa société précoloniale. Cela veut dire dans notre société, il arrive qu’un poète, à travers sa poésie, puisse beaucoup plus facilement implémenter son projet de conscientisation qu’un académicien à travers ses livres. Dr Youcef Nacib nous rappelle que la poésie est la pierre angulaire de la tamusni et que “comme vecteur du savoir sapiential, la poésie populaire kabyle tient une place majeure dans la culture de l’amusnaw”, cet amusnaw dont on garde toujours le respect intact dans notre inconscient. L’album de Lounis est constitué de 8 poèmes, à savoir Isefra (poèmes), Ddin Amcum (dettes de malheur), Tamettut (femme), Ageffur (jour de pluie), Aawaz (veille), Ruh a zzman (continue ta course, ô temps), Walagh (j’ai vu) et Isefra Nniden (autres poèmes). Tous d’une beauté et d’une finesse inégalables, et chantés, pour quelques titres, d’un ton qui nous rappelle le chanteur dans sa jeunesse. On décèle dans la plupart des poèmes de l’album des éléments témoignant des lectures philosophiques du poète. Par exemple, dans le poème intitulé Isefra Nniden, une allusion à l’hédonisme nietzschéen et à son mythe de l’éternel retour. La philosophie nietzschéenne de l’éternel retour nous propose de considérer une sorte d’épreuve qui consiste dans la répétition cyclique de tous les événements, douloureux ou plaisants, de notre existence. Le but, bien sûr, de cette expérience imaginaire est de déceler notre réaction face à une telle épreuve. Deux réactions seulement sont envisageables selon Nietzsche : prendre une telle épreuve pour un fardeau et une malédiction, ou recevoir, au contraire, cette expérience avec joie et accepter pleinement “l’éternel retour du même”, c’est-à-dire de notre propre vie telle qu’on l’a vécue. Il n’y a peut-être pas un meilleur symbole que la nature cyclique des saisons de l’année pour faire une brillante allusion poétique à cette philosophie. Lounis nous exhorte ainsi à accepter les différentes saisons de la vie et accepter de les revivre encore et encore, telles qu’elles sont. Il chante dans Isefra Nniden :

    Même si le printemps est la saison primordiale
    Chaque saison a sa valeur
    Comme lorsque la neige habille la montagne
    De son manteau immaculé
    La lumière de l’été est si précieuse
    Même si le soleil nous alanguit

    Deux titres cependant suscitent, à mon avis, plus que les autres, la curiosité de toute personne ayant la faculté de voir au-delà du sens littéral des mots. Ces titres sont Ddin Amcum (dettes de malheur) et Ageffur (jour de pluie). Pour comprendre le sens connotati de Ddin Amcum, il est nécessaire de déconstruire le sens du mot ‘dette’ pour éclairer les constellations philosophiques qu’il peut comprendre. Et ce, en se référant à deux figures majeures de la philosophie existentialiste, Nietzsche et Heidegger en l’occurrence.
    Dans ses recherches philosophiques sur la généalogie de la morale, Nietzsche a établi un lien très fort entre la dette et la faute. Il affirme que “le concept moral fondamental de ‘faute’ provient du concept on ne peut plus matériel de ‘dettes’”. La dette dans Ddin Amcum peut être donc expliquée comme une sorte de dette ontologique, un sentiment de culpabilité qui hante l’être humain devant le néant. Elle est source de frayeur, de crainte et de soumission éternelle à un créancier indifférent. Une dette qu’on doit payer même si on n’a rien consommé, on la paye juste pour une soi-disant chance d’avoir existé, une dette qu’on paye pour un acte dont on n’a jamais eu aucune responsabilité, celui d’exister. Heidegger affirme dans ce sens que “ce que le Dasein (l’être) comprend en premier lieu, c’est sa situation en tant qu’endetté. Endetté pas à cause d’une situation ou d’un acte mais endetté éternellement”. C’est ce que Heidegger appelle “l’être-en-dette”, en allemand : Schuldigsein.
    Le mot Schuld signifie tout aussi bien la faute, la défaillance, le défaut, la dette, etc. De même que l’angoisse émanant du sentiment d’endettement pour notre existence était pensée chez Heidegger, elle l’est en psychanalyse comme la condition de possibilité de la peur. Ainsi, la dette, selon Lounis, est heideggérienne ou ontologique, et donc universelle, elle est simplement humaine et elle existe sous tous les cieux. Le poète dit sur l’homme à travers tous les temps et dans toutes les civilisations :

    Où qu’il aille, il est cousu de dettes
    Asservi bon gré mal gré
    Endetté, vous lui rajoutez !
    Il désespère de voir poindre ce jour
    Où il ne devra plus rien
    Et où personne ne lui devra rien
    Qui le délivrera de ces dettes de malheur.

    Penser déjà que nous sommes en dette d’exister, chose qui est au fond de toutes les religions, provoque une inévitable angoisse existentielle, voire même un sentiment de culpabilité d’avoir goûté aux plaisirs mondains. Ce sentiment de dette ontologique est ainsi très à l’inverse d’une vie heureuse. Et pour vivre heureux, il faut absolument se libérer de cette dette, pas en la payant mais en cessant d’y croire. C’est une dette qu’on paye en prenant la résolution dans son propre âme et en s’accordant avec sa propre conscience. Il dit :

    “Un jour je me suis réveillé de bon matin
    En mon âme j’ai pris la résolution
    De mettre un frein au désastre
    Et de m’accorder avec ma conscience
    J’ai exigé mon dû et payé mes créanciers
    Je me suis acquitté de mes dettes.”
    Il n’est en effet pas inutile de rappeler à ce sujet qu’une dette matérielle ne se paye pas par la simple résolution d’un bon matin, en ayant la force de la conscience et le courage de dire je finis avec ! La dette dont parle Lounis alors n’est pas un des matériels qu’on peut facilement payer ou que quelqu’un peut payer pour nous. C’est une dette dont on doit se séparer, une dette à laquelle on doit cesser de croire, c’est la seule solution de s’extirper de ce genre de fardeau qui rend notre vie très difficile. Il nous exhorte ainsi :

    “Presse-toi de t’extirper de cet engrenage
    Avant qu’elle ne te voile la lumière
    Peut-être ce jour-là
    Tu ne devras plus rien
    Et personne ne te devra rien
    Tu te délivreras de tes dettes de malheur.”

    Les préceptes de la philosophie existentialiste nous reviennent avec abondance aussi dans le poème de cet album intitulé Ageffur (Jour de pluie). Ce poème est d’une esthétique magistrale, qui nous rappelle Edgar Allan Poe qui affirme qu’il n’y a point plus esthétique, plus profond, plus beau que de conjuguer en un seul poème deux thèmes : l’amour et la mort. Le poète ici n’a pas seulement réussi d’une manière très remarquable à nous parler des deux, mais aussi à faire passer à travers une telle esthétique un message très philosophique qui est celui de l’importance de vouer une certaine vénération à la vie d’ici-bas. Il dit à sa bien-aimée :

    J’aimerais croire à un après-ta-mort
    Pour que je puisse te retrouver
    En un lieu selon ce que ton cœur désire
    Je viendrai à toi et je verrai ton visage
    Mais malgré les rêves insensés
    En une autre vie
    Nous en aurions eu témoignage
    De ceux qui en seraient revenus
    Les yeux ne croient point
    Qu’il y ait quoi que ce soit à venir
    Jamais personne n’en est revenu
    Pour nous en parler.

    Alors, comme Camus dans Le Mythe de Sisyphe, Lounis Aït Menguellet pense qu’il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. Lounis alors s’adresse à l’être humain et lui dit :

    Profite tant que tu le pourras
    Ou bien prends tes affaires et cède la place.

    Et pour finir, Lounis ne cesse de nous étonner avec ses paroles, et comme l’a affirmé Aristote il y a des siècles, l'étonnement est l'origine mais aussi le moteur permanent de la philosophie. Et Lounis demeure, par ces lectures philosophiques, un poète et un penseur qui se rapproche de la lumière non pas pour mieux briller mais pour mieux voir, car Lounis brille déjà assez.


    B. L.


    * Enseignant-chercheur, université
    Mouloud-Mammeri de Tizi Ouzou


    Références:
    • Lounis Aït Menguellet : Textes Isefra, traduction en français par Tarik Aït Menguellet,
    • Dr Youcef Nacib : La poésie kabyle, du temporel au spirituel,
    • Nietzsche :
    - L’Antéchrist
    - Le Gai Savoir
    - La Généalogie de la morale.
    • Martin Heidegger : Time and being
    • Albert Camus : Le mythe de Sisyphe
    • Tassadit Yassine : Aït Menguellet chante.

    Liberté.
    "Tout ce que je sais, c'est que je ne sais rien."
    Socrate.

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    • #3
      excellent!

      thanemirt elfamilia
      La Réalité est la Perception, la Perception est Subjective

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      • #4
        Merci Risk,

        ça vol haut, kho. Mais on décolle sans effort.
        Grâce à Lounis, le débat entre les montagnes qu'on ne pouvait jusqu'ici approcher qu'après avoir opéré certains réglages épistémologiques, et nous avoir dépouillé de nos référents, devient un forum démocratique auquel nous sommes systématiquement conviés. Comment pas, alors qu'il nous parle dans et avec notre langue: yetmeslay taqbaylit s-teqbaylit.
        Dernière modification par elfamilia, 30 mai 2014, 16h11.
        "Tout ce que je sais, c'est que je ne sais rien."
        Socrate.

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        • #5
          Merci El Familia!
          Il faut cependant une certaine redondance dans l'écoute de la poésie de Ait Menguelet.... On y apprend de plus en plus.
          "La chose la plus importante qu'on doit emporter au combat, c'est la raison d'y aller."

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          • #6
            hben,

            Je pense que cette redondance s'explique par le type d'évolution de la pensée d'Aït Menguellet. Celle-ci est beaucoup plus circulaire - voire spirale - que linéaire.

            Rien n'est définitif et il y a toujours un "Mais" qui nous fait revenir sur nos pas pour essayer de comprendre autrement. Après chaque cycle de raisonnement, chaque hypothèse, chaque proposition de solution, il montre sa limite, puis il ouvre une petite brèche qui permet de dessiner un autre cycle juste en relief du premier. Ce qui donne un cheminement plus long et plus riche. Cette spirale ne peut dévoiler toute sa matière d'un seul coup (après un seul passage), comme le ferait une linéaire. Elle le fait à mesure de la parcourir. A chaque passage, chaque écoute, on découvre un nouveau sens.

            Cette redondance dans la pensée est souvent accompagnée par une redondance dans le rythme (par opposition à un rythme changeant, fuyant, brusque). Et ceci crée tout un univers de méditation, avec ce va-et-vient entre le terrestre et le céleste; une sorte de "ttewhid" diraient les soufis. Mais pas seulement...
            "Tout ce que je sais, c'est que je ne sais rien."
            Socrate.

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