" En l’an 2000, Sergueï Kovalev, qui était alors le président très respecté de l’organisation russe de défense des droits de l’homme Mémorial, observait dans la New York Review of Books que les attentats contre des immeubles d’habitation qui avaient fait trois cents morts et des centaines de blessés en septembre 1999 à Moscou « marquaient un tournant dans notre histoire contemporaine. Passé le premier choc, il est apparu que nous vivions désormais dans un pays complètement différent (1)...".
Les attentats, souvenons-nous, ont été attribués aux rebelles tchétchènes et utilisés par le Kremlin de Boris Eltsine pour justifier le déclenchement d’une seconde guerre meurtrière contre la Tchétchénie (2). Ils ont aussi joué un rôle majeur dans l’ascension de Vladimir Poutine, lui permettant d’être désigné successeur du président en 2000 et d’asseoir la domination qu’il exerce depuis lors sur la scène politique russe.
Comme le souligne John B. Dunlop dans The Moscow Bombings, ces attaques furent le 11 Septembre des Russes. Elles suscitèrent une phobie du terrorisme – assortie d’un désir de vengeance contre les Tchétchènes – que le pays n’avait pas connue depuis l’utilisation par Staline d’une prétendue menace de cette nature pour déchaîner les grandes purges des années 1930. Mais, à la différence du gouvernement américain, les autorités russes ont contrecarré toutes les tentatives d’investigation sur les commanditaires et les causes de ces violences. Ce que la journaliste Ioulia Kalinina a formulé ainsi : « Les Américains, quelques mois après le 11 septembre 2001, savaient déjà tout – qui étaient les terroristes et d’où ils venaient... Nous, en général, nous ne savons rien. »
Dunlop, chercheur associé à la Hoover Institution, voit dans son livre le « travail préliminaire » à une enquête russe officielle, si elle devait jamais voir le jour (hypothèse très douteuse tant que Poutine sera au pouvoir). Il s’appuie sur les articles de fond de la presse russe, les propos de responsables des services de sécurité, les témoignages oculaires et les analyses de journalistes et chercheurs occidentaux. Les faits qu’il présente établissent de manière accablante que les autorités russes se sont rendues complices de ces attaques. Comme l’explique l’auteur, le contexte politique de l’époque est essentiel à la compréhension de ces événements. Au printemps 1999, Eltsine et sa « Famille » (un entourage qui se composait de sa fille, Tatiana Diatchenko, de son conseiller et futur époux de Tatiana, Valentin Ioumachev, de l’oligarque Boris Berezovski, et du chef de l’administration présidentielle, Alexandre Volochine) faisaient face à une crise majeure. Le président russe était en mauvaise santé et souffrait d’alcoolisme.
Sa popularité s’était effondrée et sa mouvance politique – une formation aux contours flous baptisée « Unité » – risquait fort d’essuyer une défaite lors des élections législatives et présidentielle, prévues respectivement en décembre 1999 et mars 2000. Des articles de presse accusaient Eltsine et ses deux filles d’avoir accumulé de coquettes sommes sur des comptes bancaires secrets à l’étranger, via des transactions illégales avec l’entreprise suisse du bâtiment Mabetex (3). Berezovski, quant à lui, était sous le coup d’une enquête pour détournement de fonds à l’époque où il dirigeait Aeroflot.
Opération Successeur
La Famille trouva la solution à son problème, selon Dunlop, en concevant un plan de déstabilisation de la Russie qui lui permettrait, le cas échéant, d’annuler ou de reporter les élections après avoir déclaré l’état d’urgence. En juin 1999, deux journalistes occidentaux, Jan Blomgren du quotidien suédois Svenska Dagbladet, et Giulietto Chiesa, correspondant de longue date du quotidien italien La Stampa, annoncèrent qu’un acte de « terrorisme d’État » était sur le point de se produire en Russie. Le but serait d’insinuer une peur panique dans l’esprit de la population. « On peut affirmer avec une quasi-certitude que la pose de bombes visant des civils innocents est toujours planifiée par des personnes aux arrière-pensées politiques qui ont intérêt à déstabiliser un pays, écrivait Chiesa. Il peut s’agir d’étrangers… mais aussi des “nôtres” qui s’efforcent de répandre la peur. »
En juillet, le journaliste russe Alexandre Jilin prévenait à son tour dans le quotidien Moskovskaïa Pravda que des attentats allaient avoir lieu à Moscou. Citant un document du Kremlin auquel il avait eu accès, Jilin écrivait que le but en serait de neutraliser les opposants à Eltsine, en particulier Iouri Loujkov, le maire de Moscou, et l’ancien Premier ministre Evgueni Primakov. Publié sous le titre « Tempête sur Moscou », l’article fut ignoré. La chose paraissait impensable. Berezovski, qui se réfugiera à Londres en 2000 après s’être fâché avec Poutine, était alors, selon Dunlop, le cerveau d’un plan de déstabilisation – lequel ne passait pas nécessairement par l’usage de bombes faisant des victimes innocentes.
L’oligarque a versé des rançons considérables aux extrémistes tchétchènes pour obtenir la libération d’otages russes, affaiblissant ainsi les modérés présents en Tchétchénie et encourageant l’invasion par les rebelles de la république voisine du Daghestan, en août 1999. D’après les éléments réunis par Dunlop, le Kremlin a parrainé cette incursion afin de provoquer entre les deux nations un conflit susceptible de fournir un prétexte à la déclaration de l’état d’urgence et au report des élections. Comme de nombreuses enquêtes de première main l’ont attesté, les rebelles purent entrer et sortir du Daghestan sans rencontrer d’obstacle.
Vladimir Poutine, nommé Premier ministre par intérim en août 1999, joua un rôle clé dans la conduite de cette opération daghestanaise. L’homme avait su s’attirer les faveurs de la Famille et été adoubé successeur d’Eltsine : il avait prouvé sa loyauté lorsqu’il était encore chef du FSB – l’héritier du KGB – en s’arrangeant pour écarter le procureur général Iouri Skouratov, qui instruisait le dossier de l’affaire Mabetex. Le FSB avait aussi lancé une campagne contre la riche épouse de Iouri Loujkov, Elena Batourina, en enquêtant sur l’une de ses entreprises soupçonnée de blanchiment.
Mais Poutine était un inconnu. Si les élections avaient lieu – et la décision était en suspens –, ses chances n’étaient pas du tout assurées. Pour réussir l’« opération Successeur » de la Famille, il fallait qu’un événement quelconque vienne raffermir l’image publique de Poutine en prouvant sa capacité d’incarner un leadership fort. Or l’invasion du Daghestan n’eut pas l’effet désiré de développer le sentiment antitchétchène. Comme l’ont confié à Dunlop ses interlocuteurs, il fallait davantage de violence pour justifier une guerre contre la Tchétchénie, susceptible de souder le peuple autour du nouveau Premier ministre.
En tout état de cause, The Moscow Bombings fait clairement apparaître que le FSB était au courant des projets d’attentats. Comme nous l’avons dit, la rumeur d’actes terroristes imminents courait depuis juin 1999. Mais il y a plus significatif encore : le 9 septembre, jour de la première explosion à Moscou, un député respecté et influent de la Douma, Constantin Borovoï, était informé que la ville allait être victime d’un acte terroriste. Sa source ? Un officier du renseignement militaire. Borovoï a transmis cette information à des agents du FSB membres du Conseil de sécurité d’Eltsine, mais on l’ignora. Au moins un autre avertissement crédible fut signalé à l’appareil de sécurité ce jour-là sans provoquer la moindre réaction.
La suite...
Les attentats, souvenons-nous, ont été attribués aux rebelles tchétchènes et utilisés par le Kremlin de Boris Eltsine pour justifier le déclenchement d’une seconde guerre meurtrière contre la Tchétchénie (2). Ils ont aussi joué un rôle majeur dans l’ascension de Vladimir Poutine, lui permettant d’être désigné successeur du président en 2000 et d’asseoir la domination qu’il exerce depuis lors sur la scène politique russe.
Comme le souligne John B. Dunlop dans The Moscow Bombings, ces attaques furent le 11 Septembre des Russes. Elles suscitèrent une phobie du terrorisme – assortie d’un désir de vengeance contre les Tchétchènes – que le pays n’avait pas connue depuis l’utilisation par Staline d’une prétendue menace de cette nature pour déchaîner les grandes purges des années 1930. Mais, à la différence du gouvernement américain, les autorités russes ont contrecarré toutes les tentatives d’investigation sur les commanditaires et les causes de ces violences. Ce que la journaliste Ioulia Kalinina a formulé ainsi : « Les Américains, quelques mois après le 11 septembre 2001, savaient déjà tout – qui étaient les terroristes et d’où ils venaient... Nous, en général, nous ne savons rien. »
Dunlop, chercheur associé à la Hoover Institution, voit dans son livre le « travail préliminaire » à une enquête russe officielle, si elle devait jamais voir le jour (hypothèse très douteuse tant que Poutine sera au pouvoir). Il s’appuie sur les articles de fond de la presse russe, les propos de responsables des services de sécurité, les témoignages oculaires et les analyses de journalistes et chercheurs occidentaux. Les faits qu’il présente établissent de manière accablante que les autorités russes se sont rendues complices de ces attaques. Comme l’explique l’auteur, le contexte politique de l’époque est essentiel à la compréhension de ces événements. Au printemps 1999, Eltsine et sa « Famille » (un entourage qui se composait de sa fille, Tatiana Diatchenko, de son conseiller et futur époux de Tatiana, Valentin Ioumachev, de l’oligarque Boris Berezovski, et du chef de l’administration présidentielle, Alexandre Volochine) faisaient face à une crise majeure. Le président russe était en mauvaise santé et souffrait d’alcoolisme.
Sa popularité s’était effondrée et sa mouvance politique – une formation aux contours flous baptisée « Unité » – risquait fort d’essuyer une défaite lors des élections législatives et présidentielle, prévues respectivement en décembre 1999 et mars 2000. Des articles de presse accusaient Eltsine et ses deux filles d’avoir accumulé de coquettes sommes sur des comptes bancaires secrets à l’étranger, via des transactions illégales avec l’entreprise suisse du bâtiment Mabetex (3). Berezovski, quant à lui, était sous le coup d’une enquête pour détournement de fonds à l’époque où il dirigeait Aeroflot.
Opération Successeur
La Famille trouva la solution à son problème, selon Dunlop, en concevant un plan de déstabilisation de la Russie qui lui permettrait, le cas échéant, d’annuler ou de reporter les élections après avoir déclaré l’état d’urgence. En juin 1999, deux journalistes occidentaux, Jan Blomgren du quotidien suédois Svenska Dagbladet, et Giulietto Chiesa, correspondant de longue date du quotidien italien La Stampa, annoncèrent qu’un acte de « terrorisme d’État » était sur le point de se produire en Russie. Le but serait d’insinuer une peur panique dans l’esprit de la population. « On peut affirmer avec une quasi-certitude que la pose de bombes visant des civils innocents est toujours planifiée par des personnes aux arrière-pensées politiques qui ont intérêt à déstabiliser un pays, écrivait Chiesa. Il peut s’agir d’étrangers… mais aussi des “nôtres” qui s’efforcent de répandre la peur. »
En juillet, le journaliste russe Alexandre Jilin prévenait à son tour dans le quotidien Moskovskaïa Pravda que des attentats allaient avoir lieu à Moscou. Citant un document du Kremlin auquel il avait eu accès, Jilin écrivait que le but en serait de neutraliser les opposants à Eltsine, en particulier Iouri Loujkov, le maire de Moscou, et l’ancien Premier ministre Evgueni Primakov. Publié sous le titre « Tempête sur Moscou », l’article fut ignoré. La chose paraissait impensable. Berezovski, qui se réfugiera à Londres en 2000 après s’être fâché avec Poutine, était alors, selon Dunlop, le cerveau d’un plan de déstabilisation – lequel ne passait pas nécessairement par l’usage de bombes faisant des victimes innocentes.
L’oligarque a versé des rançons considérables aux extrémistes tchétchènes pour obtenir la libération d’otages russes, affaiblissant ainsi les modérés présents en Tchétchénie et encourageant l’invasion par les rebelles de la république voisine du Daghestan, en août 1999. D’après les éléments réunis par Dunlop, le Kremlin a parrainé cette incursion afin de provoquer entre les deux nations un conflit susceptible de fournir un prétexte à la déclaration de l’état d’urgence et au report des élections. Comme de nombreuses enquêtes de première main l’ont attesté, les rebelles purent entrer et sortir du Daghestan sans rencontrer d’obstacle.
Vladimir Poutine, nommé Premier ministre par intérim en août 1999, joua un rôle clé dans la conduite de cette opération daghestanaise. L’homme avait su s’attirer les faveurs de la Famille et été adoubé successeur d’Eltsine : il avait prouvé sa loyauté lorsqu’il était encore chef du FSB – l’héritier du KGB – en s’arrangeant pour écarter le procureur général Iouri Skouratov, qui instruisait le dossier de l’affaire Mabetex. Le FSB avait aussi lancé une campagne contre la riche épouse de Iouri Loujkov, Elena Batourina, en enquêtant sur l’une de ses entreprises soupçonnée de blanchiment.
Mais Poutine était un inconnu. Si les élections avaient lieu – et la décision était en suspens –, ses chances n’étaient pas du tout assurées. Pour réussir l’« opération Successeur » de la Famille, il fallait qu’un événement quelconque vienne raffermir l’image publique de Poutine en prouvant sa capacité d’incarner un leadership fort. Or l’invasion du Daghestan n’eut pas l’effet désiré de développer le sentiment antitchétchène. Comme l’ont confié à Dunlop ses interlocuteurs, il fallait davantage de violence pour justifier une guerre contre la Tchétchénie, susceptible de souder le peuple autour du nouveau Premier ministre.
En tout état de cause, The Moscow Bombings fait clairement apparaître que le FSB était au courant des projets d’attentats. Comme nous l’avons dit, la rumeur d’actes terroristes imminents courait depuis juin 1999. Mais il y a plus significatif encore : le 9 septembre, jour de la première explosion à Moscou, un député respecté et influent de la Douma, Constantin Borovoï, était informé que la ville allait être victime d’un acte terroriste. Sa source ? Un officier du renseignement militaire. Borovoï a transmis cette information à des agents du FSB membres du Conseil de sécurité d’Eltsine, mais on l’ignora. Au moins un autre avertissement crédible fut signalé à l’appareil de sécurité ce jour-là sans provoquer la moindre réaction.
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