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Humanité, quand tu nous tiens

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  • Humanité, quand tu nous tiens

    Ainsi donc, ça «constitutionne» à la Présidence ! Tout ce que compte comme m’khakh l’Algérie défileront, en rangs serrés, pour «consensualiser» la prochaine mère des lois. Elle sera consensuelle pour perpétuer le mouvement du pouvoir vers son ascension astrale. Il suffit, pour cela, de compter le nombre de participants, sous l’arbre à palabres d’El-Mouradia.
    Simple arithmétique, ya kho ! Un plus un donne un, bougonne mon ami de toujours, cruciverbiste à ces heures perdues, horloger pour remonter le temps et bijoutier pour perpétuer la tradition. Oui, elle sera consensuelle, dis-je.

    Puis il y aura un référendum, la voix du peuple, c’est ce qui compte, nous sommes une République démocratique et populaire. C’est vrai, affirme-t-il dans un sourire mielleux, quatre-vingt pour cent sont d’ores et déjà garantis.

    Constitutionnez, constitutionnez, il en restera bien quelque chose, ajoute-t-il, dans un effet de manche garanti. Pourtant, il n’y avait pas foule autour de nous. Nous n’étions que deux solitudes qui s’additionnons, comme s’additionnent les invités constitutionnels de la Présidence ; sauf que ma solitude, et celle de mon ami structurent des journées fertiles d’effarement devant une société qui se délite au quotidien

    . Mais il faut, au pays, une Constitution, non ? On en a déjà une, pardi ! On aurait pu continuer à travailler avec. Ceux qui l’ont conçue conçoivent la prochaine, me rétorque l’ami, en quoi elle gêne, je m’y suis habitué à ses dispositions, surtout la non-limitation des mandats. Tu es maso, lui dis-je, énervé, tu ne vois pas que les autres nations avancent. Et alors, me dit-il. Alors quoi ? J’ai vu les yeux de mon ami s’illuminer, je savais qu’il n’allait pas rater sa sortie, je lui ai donné une occasion en or. Pour un bijoutier, ça lui va comme un gant, non, comme une bague au doigt.

    S’accrochant à la perche, il me lance : qu’elles avancent «tes» nations, de toutes les façons, on suit, puis on est chez nous, si on veut changer une Constitution chaque mois, on en changera, si on veut se shooter au gaz de schiste, on le fera, si on veut refleurir le Sahara, on le fera, si on veut un tunnel sous la Méditerranée, on le fera, si on veut «royauter» l’Algérie, on le fera, c’est nous les champions qui avons gagné l’Allemagne à Gijon… Sur ce, une cliente fait son entrée. Silence sépulcral !

    Je profite de cet intermède pour m’éclipser. Je ne dis pas au revoir. De toutes les façons, je le reverrai, tôt ou tard. Et la discussion reprendra, comme là-haut du côté d’El-Mouradia.

    Et si j’allais me faire un tour d’oreille ? Bonne idée, j’y vais de suite. Mon coiffeur est à quelques foulées. Un peu de monde. Coupes bavardes, cela s’entend de la rue. Discussions animées. Entre le coiffeur et son patient, pardon Docteur Mou. O. Le mythe de la coupe en silence a existé, je vous l’assure.

    De quoi parle-t-on ? Je vous le donne en mille : de la Constitution ! Celui qui se faisait la barbe ne se retient pas. Il dit les choses comme il les ressent. A la populaire. Il ne cite personne. Pas de noms. Utilisant la troisième personne du pluriel, il remet sur le tapis l’Algérie depuis l’arrivée des Hilaliens.

    On ne compte que pour du beurre, même le beurre taêna m’darrah, dit-il, ils nous appellent au besoin, sinon au placard, chaâb karrah, houma ils ont tout bouffé le beurre, l’argent du beurre, le beurrier, ils n’ont pas raté la pauvre fermière. Ils n’ont qu’à la faire et basta, barakat, depuis 1962 ils étalent leurs mensonges, ikelkhou li chaâb, c’est entre eux, tout, binathoum ya kho ! Va te soigner à l’étranger comme eux, l’autre, il est mort d’une tumeur des poumons, meskine, hadek ih, ils font ce qu’ils veulent, après ils appellent le peuple… le peuple… Change-moi cette lame, utilise une autre, on dirait que tu utilises une serpe pour couper ma pauvre barbe.

    L’autre client, assis à côté de moi, tentant de lire un journal, se met de la partie : tu parles pour ne rien dire, on est comme ça les Algériens, nous sommes faits pour la parlote, on n’agit pas, on ne fait rien, on n’est même capables de laisser propre le seuil de notre maison, choufou z’bel choufou, tu parles de Constitution, laisse les spécialistes faire, les instruits, on en a maintenant, fais attention à tes joues, ne te blesse pas, le reste relève des grands, lekbar ya Mo ! Eux ils savent, puis entre eux mizmaren, alors que nous le peuple hout yakoul hout, tamurt truh….

    Pour ne pas être en reste, un troisième protagoniste se mêle de la partie. D’un certain âge, ses cheveux blancs doivent plaider pour lui. Il va droit au but : ceux que tu appellent «ils», houma quoi, ils ont acheté trente mille tonnes de viande rouge pour le mois sacré du Ramadhan, c’est déjà ça, des logements vont être distribués avant Ramadhan, des familles vont s’abriter, c’est magnifique, le crédit à la consommation revient, c’est pas mal, les sujets du bac sont abordables, mon neveu me l’a affirmé, il m’a dit que c’est dans la poche, que veut le peuple ? Manger, la politique, c’est pour les politiques, pas pour nous, la sécurité, elle est revenue, il n’y a plus les attentats, l’Algérie va au Brésil, bientôt les vacances scolaires, les retraités ont été augmentés, ardjou, ne me coupe pas la parole…

    Je ne demande pas mon reste. Mon tour d’oreille peut bien attendre l’après-Constitution, je n’en mourrai pas. Il y a d’autres façons plus amènes de mourir. Je suis sûr que personne ne s’est rendu compte que je m’étais éclipsé, pas à l’anglaise, à l’algérienne. Pschitt, kan h’na ou rah ! Qui accueillera mes oreilles lourdes ? Le café de Rezki Mustapha ?

    Un thé maison me fera du bien. Je pense à la fumée des cigarettes et je renonce à mon breuvage. Je prends sur la grande rue. Une foule compacte occupe le peu de trottoir qui résiste encore à nos pas dépressifs. Mais à quoi sert cette trémie ? Une béance routière ! Je salue Mohand, mon pote, de loin. Le téléphone de couleur blanche me rappelle le violon du chantre bônois du malouf, Hamdi Benani. Un jour prochain, je repartirai à Annaba, du côté de Chapuis, faire trempette pour rattraper le passé.

    Je décide d’aller chez mon libraire, Si Ali Ou Cheikh pour les anciens de Tizi. Je fais partie des meubles, désormais. C’est mon destin, y a Dahmane, le livre est pour moi cet ami immémorial qui oublie, désormais, de s’annoncer. Des livres attendent le lecteur, sagement, dans une géométrie stricte, texte pointant leur folie vers un assentiment cosmique. Boudjedra côtoie Hajar Bali. Attaf trône à côté de Mohand-Saïd Ziad. Plus loin, je trouve un bouquet de romans de Yasmina Khadra ; alors que Jules Verne propose, à tous, ses rêves en papier. Ici, Camus. Là-bas, Naguib Mahfoud. Juste à côté, Youcef Dris propose l’histoire de Les amants de Padovani. La poésie n’est pas en reste : ici, Tighilt ; là, Djelfaoui, Djaout, Maoudj. Et d’autres. J’allais oublier Ahcène Mariche qui s’en va taquiner la muse en kabyle. Comme le faisait son grand-père.
    Les lecteurs vont et viennent. Ils emplissent la librairie. Qui pour un roman de Coelho. Qui pour Zarathoustra de Nietzsche. Qui pour le dernier Larousse ou le dernier Haddadou.
    Magnifique danse des livres à laquelle j’assiste ! Je ne dis rien. Mes yeux suivent le mouvement.

    Assis, je reste coi. Envie de rien ! Si, j’ai juste envie de prendre tous ces livres, d’en faire des fagots, de me replier au fond de moi, loin du monde, me mettre à les lire et d’apprécier, enfin, la compagnie de l’humanité.

    Youcef Merahi- Le Soir
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