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Les anatomistes du Troisième Reich: les cadavres des victimes de Hitler hantent encore la science moderne

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  • Les anatomistes du Troisième Reich: les cadavres des victimes de Hitler hantent encore la science moderne

    La moitié des médecins allemands rejoignirent le Parti nazi. Et l'anatomie était une discipline qui n'accordait que peu d'importance à l'éthique.

    Cet article inaugure notre nouvelle maquette des très longues formes, pour reprendre le terme anglo-saxon. En plus de la lecture linéaire, vous pouvez naviguer par chapitres ou par «médias» (photos, vidéos, etc.).
    Pour cela, faites glisser maintenant votre curseur sur le bandeau Slate (sans remonter en haut de l'article). Un autre bandeau noir s'ouvre, et cliquez sur les différentes icônes:

    1 -Du «matériel»
    D'un coup, on ne manquait plus de corps

    En 1941, après avoir obtenu son diplôme de médecine à l’université de Berlin, Charlotte Pommer commença à travailler pour Hermann Stieve, le directeur de l’Institut d’anatomie de son école. Fille de libraire, Charlotte Pommer avait grandi dans la capitale allemande au moment où Hitler accédait au pouvoir. Le 22 décembre 1942, elle put vraiment appréhender ce que l’avènement des nazis signifiait pour le domaine qu’elle s’était choisi. Ce qu’elle vit ce jour-là dans le laboratoire de Stieve changea le cours de sa vie –et la poussa à poser un acte de contestation singulier.
    Stieve récupérait son «matériel», comme il appelait les corps utilisés pour la recherche, à la prison voisine de Plötzensee où les tribunaux envoyaient les condamnés à mort pour qu’ils soient exécutés. Dans les années d’après-guerre, Stieve déclara n’avoir disséqué les cadavres que de «dangereux criminels». Mais ce jour-là, Charlotte Pommer vit dans le laboratoire de son supérieur les corps de dissidents politiques. Elle savait qui étaient ces gens. Elle les connaissait.
    Sur une des tables gisait Libertas Schulze-Boysen, petite-fille d’un prince prussien. Elevée dans le château de famille, elle avait fini ses études en Suisse et travaillait comme attachée de presse à Berlin pour le studio hollywoodien Metro-Goldwyn-Mayer. Elle avait rejoint le Parti nazi en 1933. Lors d’une partie de chasse, elle avait flirté avec Hermann Göring, commandant de la Luftwaffe, l’armée de l’air allemande.
    Mais en 1937, Libertas avait rejoint les rangs de la résistance avec son mari, Harro, un lieutenant de la Luftwaffe. Ils avaient contribué à la mise en place d’un petit groupe de rebelles que les nazis avaient surnommé Orchestre rouge. Quand Libertas commença à travailler pour l’empire cinématographique d’Hitler en 1941, elle collecta des photos d’atrocités commises sur le front pour constituer des archives secrètes. Harro fut transféré au centre de commandes de Göring d’où, avec d’autres dissidents, il commença à transmettre aux Soviétiques des renseignements détaillés sur le projet d’invasion de la Russie par Hitler.
    La Gestapo décoda leurs messages radio en 1942 et arrêta Harro fin août. Libertas fut arrêtée huit jours plus tard. Elle et son mari furent condamnés à mort pour espionnage et trahison.
    Le corps de Harro gisait sur une autre table du laboratoire. Charlotte Pommer put constater qu’il avait été pendu et Libertas guillotinée. Sur une troisième table, elle identifia Arvid Harnack, autre membre de l’Orchestre rouge qui avait été un informateur-clé pour l’ambassade américaine autant que pour les Soviétiques. Dans les années 1920, Harnack avait étudié l’économie grâce à une bourse Rockefeller à l’université du Wisconsin. Un jour qu’il s’était aventuré par erreur dans un cours de littérature, il avait rencontré une jeune assistante américaine appelée Mildred Fish. Ils échangèrent cours d’allemand et d’anglais et se marièrent dans la ferme du frère de Mildred. Après leur installation en Allemagne, Mildred aida aussi la résistance en transportant des messages et en filant son mari lorsqu’il se rendait à des réunions pour s’assurer qu’il n’était pas suivi. Ils furent capturés lors de la même opération de la Gestapo qui avait pris au piège les Schulze-Boysen.

    Harro et Libertas Schulze-Boysen
    «Te rappelles-tu Picnic Point, lorsque nous nous sommes fiancés?» demanda Arvid à sa femme dans la dernière lettre qu’il lui adressa depuis sa prison. «Et avant cela notre première conversation sérieuse autour d’un déjeuner dans un restaurant de State Street? Cette conversation a toujours guidé mes pas.»
    A l’époque, Mildred purgeait une peine de six ans d’emprisonnement pour son rôle dans l’Orchestre rouge. Avant qu’il ne soit exécuté, Arvid écrivit à sa famille sa joie de savoir qu’elle n’avait pas été condamnée à mort. Mais Hitler refusa la sentence, et Mildred, elle aussi, serait décapitée sur ses ordres deux mois plus tard.
    «Je fus paralysée» en voyant les corps, écrivit Charlotte Pommer. «Je pouvais à peine effectuer ma tâche d’assistante pour le professeur Stieve, qui réalisait son étude scientifique comme à l’accoutumée avec le plus grand zèle. J’arrivais à peine à suivre.»
    Charlotte Pommer avait 28 ans. Libertas Schulze-Boysen en avait 29 lorsqu’elle mourut. Dans sa dernière lettre à sa mère, elle disait avoir demandé que son corps fût remis à sa famille. «Ne vous tracassez pas des choses qui auront pu être faites, quelles qu’elles soient», écrivit-elle. «Si vous le pouvez, enterrez-moi dans un joli endroit au milieu d’une nature ensoleillée.»
    Pommer cessa de travailler pour Stieve –et abandonna l’anatomie– à cause de ce qu’elle avait vu ce jour-là dans son laboratoire. Elle continua de résister aux nazis elle-même, en cachant l’enfant d’un des participants au complot du 20 juillet 1944 visant à assassiner Hitler. Au printemps 1945, juste avant la fin de la guerre, Charlotte Pommer fut envoyée en prison.
    A cette époque, les anatomistes allemands avaient accepté les corps de milliers de victimes du régime hitlérien. A partir de 1933, les 31 services d’anatomie des territoires occupés par le Troisième Reich –y compris la Pologne, l’Autriche et la Tchécoslovaquie, en plus de l’Allemagne– acceptèrent ces cadavres. «Charlotte Pommer est à notre connaissance la seule personne à avoir quitté son travail à cause de ce qu’elle avait appris sur les corps», explique Sabine Hildebrandt, historienne et anatomiste à l’école de médecine de Harvard.
    Vous vous souvenez de cette polémique: une femme violée ne tombe pas enceinte?
    Contrairement aux recherches de scientifiques nazis obsédés par les caractéristiques raciales et la supériorité aryenne, les travaux de Stieve ne finirent pas dans les poubelles de l’histoire. Les origines souillées de ces recherches –ainsi que d’autres études et enseignements qui capitalisèrent sur l’apport par les nazis de morceaux de corps humain– continuent de hanter les sciences allemande et autrichienne, qui ne commencent réellement à assumer leurs implications qu’aujourd’hui.
    Aussi incroyable que cela puisse paraître, certains faits commencent à peine à être révélés. Et certaines universités allemandes, autrichiennes et polonaises doivent encore faire face à la probable présence de vestiges des victimes de Hitler –cellules, os et tissus– dans des collections universitaires existant toujours.
    Si cette histoire est importante en elle-même, elle compte également parce qu’elle soulève des débats qui restent sans conclusion –sur la manière dont les anatomistes se procurent des corps, et sur ce qu’il convient de faire de recherches scientifiquement précieuses mais moralement dérangeantes.
    Et puis il y a cette sinistre pertinence: les travaux de Stieve furent la source d’une controverse explosive lors des élections présidentielles américaines de 2012. Ils forment la base d’une assertion que les républicains du Congrès jetèrent tel un bâton de dynamite dans le débat sur l’avortement: l’idée qu’une femme ne tombe jamais enceinte, ou très rarement, lorsqu’elle se fait violer.
    Si l’on prend du recul, dans un sens, l’utilisation par la science des condamnés à mort n’a rien de surprenant. Pendant des siècles, les anatomistes du monde entier ont eu le plus grand mal à se procurer suffisamment de dépouilles. Il s’agissait d’une véritable nécessité –sans cadavres, pas de dissection pour la recherche et la formation médicale. En France, les corps des pauvres qui mouraient à l’hôpital étaient abondamment utilisés au XVIIIe siècle. En Grande-Bretagne, une loi de 1832 permit d’obtenir les corps non-réclamés de quiconque mourait en prison ou à l’hospice. Aux Etats-Unis, les étudiants en médecine volaient les cadavres dans les tombes, souvent d’Afro-américains.
    «A Baltimore, seuls les corps des noirs sont pris pour la dissection parce que les blancs n’aiment pas ça, et que les noirs ne peuvent pas résister», observa un voyageur britannique en 1838. Lorsque les indigents étaient la cible du vol de cadavre, la pratique était justifiée par leur pauvreté.
    «Pourquoi ceux qui ont fait la guerre à la société ou ont été un fardeau pour elle auraient-ils leur mot à dire sur ce qu’il convient de faire de leur dépouille?, interrogeait le Washington Post dans un éditorial de 1877. Pourquoi ne les obligerait-on pas à se rendre utiles après leur mort, puisqu’ils ont échoué à être d’aucune utilité au monde pendant leur vie?»
    La prison de Plötzensee en 2012/ Ahle, Fischer & Co. Bau GmbH via Wikimedia Commons
    Avant Hitler, pendant des décennies, les anatomistes allemands s’étaient plaints au gouvernement du manque d’approvisionnement. Ils avaient le droit de réclamer les corps des condamnés à mort, mais les exécutions étaient rares.
    La situation changea lorsque les tribunaux nazis ordonnèrent des dizaines, puis des centaines d’exécutions de civils chaque année, formant un total estimé entre 12.000 et 16.000 personnes de 1933 à 1945 (les 6 millions tués dans des camps de concentration sont comptés à part, tout comme des millions d’autres qui furent exterminés en masse d’autres manières). Plötzensee et d’autres prisons délivrèrent aux anatomistes une manne soudaine. Au milieu des années 1930, les anatomistes britanniques décrivaient avec envie les «précieuse sources de matériel» dont disposaient leurs homologues allemands.
    Les «sources de matériel» comprenaient de nombreuses personnes condamnées à mort par les nazis pour des crimes mineurs, comme du pillage, et beaucoup pour des crimes politiques qui faisaient particulièrement enrager le régime et qui allaient de la trahison au délit vague de «défaitisme».
    Parmi les victimes figuraient des opposants politiques comme les Schulze-Boysen et les Harnack, qui un jour seraient considérés comme des héros. En leur refusant une sépulture, les anatomistes comme Stieve humiliaient les familles de victimes et troublaient la paix des morts. Quelques-uns de ces anatomistes suivirent les nazis plus avant sur leur chemin tordu: ils commirent eux-mêmes ou se joignirent à des exécutions de masse, au nom de la science et depuis leur poste universitaire.

  • #2
    suite

    2. Le Dr Stieve et le «vrai viol»
    Un mythe qui perdure
    Stieve cultivait un petit côté théâtral: il aimait porter sa longue robe universitaire noire pour donner ses cours. A 35 ans, il devint le plus jeune médecin à diriger un service de médecine allemand. C’était en 1921, peu de temps après avoir appuyé un coup d'Etat visant à renverser la République de Weimar pour instaurer à sa place un régime autoritaire. Stieve était également un nationaliste linguistique: il soutenait un mouvement prônant le remplacement des mots anglicisés comme April et Mai par des alternatives allemandes. Stieve accueillit Hitler favorablement car le dictateur promettait de restaurer la fierté de la patrie, même s’il ne rejoignit pas rangs du parti nazi.
    Charlotte Pommer est la seule à avoir quitté son travail à cause de ce qu’elle avait appris sur les corps
    Sabine Hildebrandt, historienne et anatomiste
    A l’instar de beaucoup d’universitaires, il ne protesta pas lorsque les nazis commencèrent à expulser les juifs des universités en 1933.
    Pendant toute sa carrière, Stieve s’intéressa surtout aux effets du stress et d’autres conditions environnementales sur l’appareil reproducteur féminin. Il mena des expériences avec des poules, pour savoir si elles pondraient à côté d’un renard en cage, et mit des tritons en conditions de stress. Stieve étudiait des utérus et des ovaires humains de victimes d’accidents ou lorsque des gynécologues qui en avaient pratiqué l’ablation les lui fournissaient.
    Avant les nazis, l’accès des anatomistes allemands aux corps de prisonniers exécutés présentaient un intérêt réduit pour Stieve. En effet, sous la République de Weimar, aucune femme ne fut condamnée à mort.
    Le Troisième Reich et la guerre changèrent cela: rien qu’à Plötzensee, les nazis exécutèrent 3.000 personnes. Stieve accepta de débarrasser l’administration pénitentiaire de tous ces corps –bien plus nombreux que ce dont il avait besoin pour ses recherches. En accédant aux demandes de Plötzensee, il bénéficia de concessions qui l’aidèrent dans les travaux réalisés sur le «nombre de femmes sans précédent» qui lui était désormais accessible, comme l’écrit l’anatomiste et historien allemand Andreas Winkelmann.
    En 1942, quand la prison décida que les exécutions auraient désormais lieu en soirée, Stieve s’y rendit et obtint qu’elles soient reprogrammées en matinée pour qu’il puisse continuer à s’occuper des organes et des tissus le jour même. Il obtenait également le dossier médical détaillé des femmes avant leur mort, notamment des informations sur leur cycle menstruel, leurs réactions à l’environnement carcéral et l’impact de la condamnation à mort.
    Nous savons tout cela parce que Stieve tenait une liste. L’inventaire officiel des corps qu’il reçut se perdit lorsque le registre de l’Institut d’anatomie fut détruit en 1945, soit délibérément, soit par un bombardement.
    Mais un prêtre protestant qui assistait les prisonniers de Plötzensee pendant la guerre aida plus tard à la recherche et à la transcription d’informations à leur sujet. Il raconta qu’en 1946, Stieve lui avait remis une liste de noms –ceux des gens dont il avait utilisé les corps. Ce document fut retrouvé des décennies plus tard dans les archives gouvernementales allemandes, avec des ajouts écrits à la main. On pouvait y lire 182 noms: 174 femmes et 8 hommes, entre 18 ans et 68 ans, la plupart en âge de se reproduire. Deux des femmes étaient enceintes lorsqu’elles furent tuées. La majorité fut exécutée pour des motifs politiques. Ils venaient d’Allemagne, pour la plupart, et de sept autres pays. Libertas Schulze-Boysen est le n°37 sur la liste de Stieve. Mildred Harnack est le n°87.

    Le dossier du CIC sur Mildred Harnack via Wikimedia Commons
    Stieve publia 230 articles anatomiques. Grâce aux données recueillies avant les exécutions, et aux tissus et organes collectés et étudiés, il put noter les effets d’une exécution imminente sur l’ovulation. Stieve découvrit que les femmes qui vivaient en ayant conscience qu’elles allaient mourir d’un instant à l’autre ovulaient avec moins de régularité et connaissaient parfois des «saignements dus au choc». Dans un livre publié après la guerre, il inclut une illustration de l’ovaire gauche d’une femme de 22 ans, notant qu’elle «n’avait pas eu ses règles pendant 157 jours à cause d’une agitation nerveuse».
    Stieve en tira deux conclusions qui continuent d’être citées (en général sans être critiquées). Il découvrit que la méthode Ogino ne permet pas d’éviter une grossesse de manière efficace (les détails physiologiques étaient erronés mais ses conclusions exactes). Et il découvrit que le stress chronique –l’attente de l’exécution– affectait le système reproducteur féminin.
    En août 2012, le député Todd Akin du Missouri déclara que les femmes pouvaient éviter de tomber enceintes après avoir subi un «vrai viol». Après une levée de bouclier, il échoua à se faire élire au Sénat.
    Toutefois, quelques autres républicains reprirent son argument avançant que le viol débouche rarement sur une grossesse pour expliquer leur opposition à faire une exception pour les victimes de viol dans les lois restreignant l’accès à l’avortement. Qu’ils l’aient su ou pas, les travaux de Stieve sont la source de cette assertion discréditée.
    Pour l’American College of Obstetricians and Gynecologists, dire que les victimes de viol tombent rarement enceintes est à la fois «médicalement inexact, insultant et dangereux». Mais pour le médecin anti-avortement Jack Willke, ancien directeur du National Right to Life Committee, il en va tout autrement. «Cela remonte à 30 et 40 ans» a-t-il déclaré au Los Angeles Times au milieu de la tempête déclenchée par Akin.
    «Quand une femme est attaquée et violée, cela provoque un immense désordre émotionnel à l’intérieur de son corps.»
    Willke a écrit que «l’une des raisons les plus importantes expliquant pourquoi une victime de viol tombe rarement enceinte» est «le traumatisme physique».
    Où est-il allé chercher cette idée? En 1972, Fred Mecklenburg, autre médecin anti-avortement, écrivit un essai dans un livre financé par le groupe Americans United for Life dans lequel il avançait que les femmes tombent rarement enceintes à la suite d’un viol. Mecklenburg disait que:
    «Les nazis ont testé l’hypothèse selon laquelle le stress inhibe l’ovulation en choisissant des femmes sur le point d’ovuler et en les envoyant dans les chambres à gaz, puis en les ramenant après ce simulacre d’exécution, pour voir quels effets il avait eu sur le rythme de leur ovulation. Un pourcentage extrêmement élevé de ces femmes n’ovulait pas.»
    Mecklenburg était mal renseigné. La prison de Plötzensee n’était pas la chambre à gaz. Et le traumatisme prolongé de l’attente de l’exécution n’est pas comparable au choc du viol. Mais quand Sabine Hildebrandt, historienne et anatomiste de Harvard, a lu l’exposé du raisonnement de Mecklenburg après que j'en ai parlé dans le New York Times Magazine et pour Slate, elle a reconnut la patte de Stieve. Mecklenburg citait l’exposé sur une «expérience nazie» d’un autre obstétricien de Georgetown University lors d’une conférence sur l’avortement organisée à Washington en 1967. Ce médecin devait parler de Stieve, explique Hildebrandt, car «il n’existe aucune autre “expérience nazie” telle que celle-ci». C’était un nouveau maillon de la chaîne entre Stieve, Mecklenburg, Willke et les républicains anti-avortement d’aujourd’hui.
    Sabine Hildebrandt m’a écrit au sujet de Stieve, et c’est ainsi que j’ai pris connaissance de son travail. Elle a 55 ans, elle est née en Allemagne; ses parents étaient enfants sous le Troisième Reich.
    «C’était toujours dans l’air, raconte-t-elle. Je n’avais aucun voisin juif. J’allais dans une école élémentaire qui portait le nom d’un membre de la résistance allemande.»
    Elle est venue vivre aux Etats-Unis en 2002. Son intérêt pour l’histoire de l’anatomie est assez récent.
    «Sous beaucoup d’angles, formuler mes premières idées toute seule, en mettant une distance physique entre moi et l’Allemagne, m’a aidé, expose-t-elle. Je n’avais pas à m’inquiéter de marcher sur les pieds de quiconque. Je ne suis pas quelqu’un de courageux.»
    En revanche, Hildebrandt affirme que Stieve «ne doutait jamais de lui-même». Elle pense qu’il refusait de voir que l’aspect déontologique de sa manière de se procurer des cadavres avait changé sous les nazis.
    «Il le savait très bien, mais il ne voulait pas se l’avouer, parce que c’était une excellente opportunité pour lui. Il pouvait enfin réaliser les travaux qu’il avait toujours voulu faire.»
    Lorsque j’ai demandé à en savoir plus sur Stieve, Sabine Hildebrandt m’a renvoyée vers Winkelmann, médecin allemand et conférencier en anatomie à Charité, le grand CHU de Berlin.
    Né en 1963, Winkelmann fait également partie de la «génération des petits-enfants» comme il me le dit par téléphone. Je lui ai demandé comment il en était venu à s’intéresser à Stieve, et il m’a répondu:
    «Stieve était un anatomiste berlinois, comme moi. Il fait partie de mon histoire. Il a travaillé dans le même bâtiment que nous aujourd’hui.»
    Winkelmann a contribué à instruire le dossier moral contre Stieve. «Sa recherche ne peut pas être validée sans justifier, au moins dans une certaine mesure, le système judiciaire nazi dans son ensemble, qui était en réalité un système d’injustice», explique-t-il dans un article de 2009, co-écrit avec Udo Schagen, historien médical à Charité. Stieve soutint les nazis par sa bonne volonté à accepter bien plus de corps que n’en nécessitaient ses recherches, et en ne révélant pas ses sources d’approvisionnement. Et Winkelmann estime que «le recours à la terreur inspirée par la peine capitale comme variable purement scientifique est d’une indéniable inhumanité».
    Mais Winkelmann a aussi plaidé, en quelque sorte, pour une certaine indulgence en faveur de Stieve –ou en tout cas pour une certaine nuance.
    «On a tendance à oublier que les programmes de don de corps n’ont été inventés que dans les années 1950 et 1960, explique-t-il. Stieve estimait qu’utiliser les corps de prisonniers exécutés était une chose tout à fait normale. Il n’a pas mené de recherches pour prouver que certaines personnes étaient des sous-humains, comme l’ont fait d’autres médecins. Je ne crois pas que cela justifie ce qu’il a fait, mais on peut dire qu’au moins, il n’a pas fait ça.»

    Commentaire


    • #3
      suite

      En 1944, Stieve disséqua l’un de ses propres amis
      Winkelmann a également combattu deux allégations présentant Stieve sous les traits d’un monstre. William Seidelman, professeur de médecine à l’université de Toronto qui a beaucoup écrit sur la médecine sous le Troisième Reich, pense que Stieve permettait à des officiers SS de violer certaines femmes de sa liste avant leur exécution, afin qu’il puisse étudier la migration du sperme. Il se fonde sur une lettre de 1997, écrite par un ancien étudiant de Stieve. Le co-auteur de Winkelmann, Schagen, a parlé à cet ancien étudiant, et ils pensent qu’il ne faisait que répéter une rumeur ou qu’il avait mal interprété des remarques de Stieve sur son travail. Aucun des articles de Stieve ne parle de migration du sperme. L’ancien étudiant est mort depuis, et Seidelman continue de soutenir son accusation. Winkelmann la trouve «tirée par les cheveux.» Mais il ajoute:
      «Je peux comprendre que Seidelman puisse penser que c’est vrai, car à chaque fois que l’on regarde la médecine nazie, on découvre que le pire du pire est arrivé. »
      En l’occurrence: une rumeur veut que le laboratoire de Stieve ait fabriqué du savon avec les dépouilles des victimes. Winkelmann réfute également cette hypothèse. «Mais un autre anatomiste appelé Spanner a réellement fabriqué du savon avec des corps humains» m’a-t-il révélé. Rudolf Spanner dirigeait l’institut anatomique de Danzig. Il n'est pas passé à la production de masse –«L'usine à savon du professeur Spanner» est une légende. Mais les restes de 147 personnes non-identifiées ont été découverts dans l’institut de Spanner après la guerre, et «au cours de plusieurs interrogatoires, Spanner a admis la production de petites doses de savon dans un but anatomique, mais il n’a pas été poursuivi», écrit Sabine Hildebrandt.
      Après la guerre, Stieve a faussement insisté sur le fait qu’il n’avait conduit aucune recherche sur les corps de prisonniers politiques. L’anatomiste, justifiait-il, «ne fait que tenter d’extraire des résultats de ces incidents qui s’inscrivent dans les plus tristes expériences de l’histoire de l’humanité». Il continuait de se voir comme un homme de science.
      «En aucune façon ne devrais-je éprouver de la honte d’avoir pu révéler de nouvelles informations grâce aux corps des personnes exécutées, des faits qui étaient inconnus jusque-là et sont désormais reconnus par le monde entier.»
      Comme presque tous les anatomistes de son époque, Stieve n’a jamais été pénalisé professionnellement ni poursuivi pour avoir conduit des recherches sur les cadavres de prisonniers exécutés. Il continua à diriger l’Institut d’anatomie de son université jusqu’à sa mort à la suite d’un AVC en 1952. Les notices nécrologiques de Stieve ne mentionnaient pas ses négociations avec la prison de Plötzensee sur l’horaire des exécutions pour assurer la fourniture quotidienne de cadavres frais. Elles rendaient hommage au scientifique respecté, amateur de chasse et d’alpinisme.
      Winkelmann m’a raconté une étrange histoire qui étaye sa vision d’un homme aveuglé par la science, pas par l’idéologie. En 1944, Stieve disséqua l’un de ses propres amis. Walter Arndt était médecin et zoologue, converti au judaïsme en 1931. Il fut condamné à mort pour avoir critiqué les nazis. «Stieve préleva son cœur, et le garda», me confia Winkelmann.
      «Stieve voulait donner son propre corps à la science après sa mort, poursuivit-il. Mais sa femme s’y opposa. Il fut finalement enterré.»

      3-Quelques psychopathes dépravés»
      Un seul anatomiste fit de la prison
      Avec la fin de la guerre s’offrit l’occasion d’enquêter au plus près des événements. Les gouvernements militaires d’occupation tentèrent de retrouver les corps de dissidents politiques et de compatriotes. Et des familles à la recherche de leurs proches commencèrent à visiter les instituts anatomiques allemands. La façon dont ceux-ci se procuraient les corps avait été un secret de polichinelle. «Ainsi, on demanda aux anatomistes l’identité et ce qu’il était advenu des corps conservés dans les espaces de stockage de leurs instituts», écrit sabine Hildebrandt.
      Souvent, cependant, l’identification n’était pas possible –les documents avaient été perdus, les corps disséqués rendus méconnaissables. A Nuremberg, 23 médecins comparurent sur les bancs des accusés. Mais la poignée qui fut reconnue coupable de crimes était les médecins aux avant-postes nazis: ceux qui faisaient des expériences sur des sujets vivants dans les camps de concentration, pas la majorité de chercheurs qui restèrent dans les universités.
      «Beaucoup de membres des professions médicales qui ont joué des rôles prédominants sous le Troisième Reich conservèrent leurs pouvoirs après la guerre –tout particulièrement dans le monde universitaire, me confia Seidelman. Ils ont su étouffer toutes ces choses.»
      La moitié des médecins allemands avait rejoint le parti nazi. Malgré la dénazification qui suivit la guerre, presque tous continuèrent à exercer. «Les gens ne voulaient pas savoir», explique Arthur Caplan, spécialiste de la bioéthique à la New York University (NYU) et auteur de When Medicine Went Mad: Bioethics and the Holocaust [Quand la médecine est devenue folle: bioéthique et Holocauste].
      «Qui seraient les médecins, sinon ceux d’avant-guerre? Qui d’autre aurait travaillé dans les universités? L’establishment allemand ne cherchait pas à purger tous les médecins qui avaient commis des méfaits.»

      Expo «Apparence physique et émotionnelle des juifs», Musée d'histoire naturelle de Vienne en 1939
      Il fut donc tout à fait opportun qu’un éminent médecin allemand, chargé d’étudier la question, déclarât lors d’un sommet national de 1948 que parmi les 90.000 docteurs que comptait le pays, seuls 300 à 400 avaient été impliqués dans les crimes nazis. Les autres médecins se hâtèrent d’accepter cette estimation «qui leur permettait opportunément de déclarer que les atrocités médicales nationales-socialistes avaient été commises par une poignée de psychopathes dépravés», écrit Hildebrandt.
      Caplan souligne qu’il s’agit d’un piège. Il prêche l’importance de considérer les médecins qui ont tiré parti de l’immoralité nazie au bénéfice de leurs recherches non pas comme des «dingues» mais plutôt comme assez typiques et conventionnels pour leur époque et leur milieu.
      «L’une des grandes questions de tous ces sujets éthiques est: comment des gens ordinaires et valables en arrivent-ils à commettre des choses atroces? interroge-t-il. Ce n’est pas comme si nous pouvions nécessairement l’arrêter. Mais pour comprendre comment c’est arrivé, c’est le mieux que nous puissions faire.»
      Il est possible que ce genre d’enquête de grande envergure devienne réalisable à mesure que l’on prend davantage de recul. Dans les années d’après-guerre, cependant, lorsque les horreurs des camps étaient encore fraîches, la priorité était de punir les pires des pires médecins. Le seul et unique anatomiste allemand qui fit de la prison était l’un d’eux.
      Johann Paul Kremer était officier SS et anatomiste à l’université de Münster. Il y avait conduit des expériences animales sur la faim. Détaché à Auschwitz, il poursuivit ses recherches sur des humains. Il observait les prisonniers, expliqua-t-il plus tard, «et lorsque l’un d’entre eux attirait mon attention par son état de famine avancée, je demandais à l’ordonnance de réserver ce patient à mon intention, et de m’informer de la date à laquelle ce patient serait tué à l’aide d’une injection». Kremer était souvent témoin de ces meurtres. Il prélevait des tissus qu’il envoyait à Münster.
      Je demandais à l’ordonnance de réserver ce patient à mon intention
      Johann Paul Kremer, officier SS et anatomiste
      Dans le cadre d’une autre facette de son travail, Kremer sélectionna sur la rampe d’Auschwitz 10.717 prisonniers pour les envoyer à la mort. Pour cela, il fut condamné à la peine capitale en Pologne en 1948. Il resta 10 années en prison avant d’être libéré et de rentrer à Münster.
      D’autres anatomistes bien installés dans le milieu universitaire ne furent pas poursuivis malgré les abominables crimes qu’ils avaient commis, et alors même que les alliés en avaient pris connaissance directement.
      En juin 1945, un neurologue de Boston appelé Leo Alexander, consultant pour le secrétaire à la Guerre des Etats-Unis, rendit visite à Julius Hallervorden, médecin et membre du Parti nazi qui en 1938 était devenu chef du service de neuropathologie de l'Institut Kaiser-Wilhelm de recherche sur le cerveau (l’un des plus éminents centres de recherche psychiatrique du monde, dont le bâtiment avait été financé dans les années 1920 par la Rockefeller Foundation).
      Hallervorden montra à Alexander une collection de 110.000 échantillons de cerveaux prélevés sur 2.800 personnes. Hallervorden expliqua que lui et le directeur de l’institut, Hugo Spatz, s’étaient procuré les cerveaux des victimes de l’Aktion T4 –le programme nazi de gazage des patients atteints de maladies mentales dans six centres «d’euthanasie» en Allemagne et en Autriche. «Hallervorden était présent au moment du meurtre et retirait les cerveaux des victimes assassinées», écrit Seidelman.
      Alexander signala ce qu’il avait appris, mais personne ne poursuivit ni Hallervorden, ni Spatz. Ils furent autorisés à aider au déplacement de l’Institut Kaiser-Wilhelm à Frankfort, en Allemagne, où il fut rebaptisé Institut Max Planck de recherche sur le cerveau. Ils continuèrent d’être reconnus pour la découverte scientifique qu’ils avaient révélée au monde: en 1922, Hallervorden et Spatz avaient découvert une maladie dégénérative du cerveau à laquelle on avait donné leur nom.
      Les deux spécialistes en neuropathologie achevèrent leur carrière et moururent dans les années 1960. En 1982, Hallervorden fut honoré par une université allemande; la citation le qualifiait de «grand homme de la neuropathologie allemande et internationale».
      Aujourd’hui, à cause des méthodes ultérieures de Hallervorden et Spatz, la maladie qu’ils ont découverte porte un autre nom. C’est la bonne décision, explique Caplan, de la NYU. S’il ne pense pas que la science doive rejeter les découvertes de Hallervorden et Spatz, il a également des règles d’utilisation des données polluées par leur histoire.
      «Si vous les utilisez, alors vous devez être absolument certain de ne pas avoir le choix. Cela doit être une question de vie ou de mort ou tout moins très très important. Et vous devez admettre que vous les utilisez, mais sans reconnaître aucun mérite à la personne qui vous a fourni les expériences entachées. Vous dites “Cela provient d’un éminent scientifique allemand de la période nazie.” Mais vous ne citez pas de nom.»
      Ce qui est approprié. Mais il a fallu longtemps pour en arriver là.

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      • #4
        4 -«Salir le nid»
        La réticence à fouiller dans le passé
        Dans les années 1980, les médecins et scientifiques de la Seconde Guerre mondiale ne dirigeaient plus les écoles de médecine ni les instituts anatomiques d’Allemagne. Ils avaient passé le relais à leurs élèves. Mais cette deuxième génération n’était pas tellement plus chaude à l’idée de fouiller le passé.
        Quand des étudiants en médecine allemands et quelques chercheurs, parmi lesquels figurait Seidelman, commencèrent à poser des questions sur la conduite des anatomistes sous Hitler –et sur le statut des diapositives et des échantillons de tissus anatomiques qu’ils avaient laissé derrière eux pour servir aux professeurs– leurs requêtes se retrouvèrent généralement face à un mur de déni. Les professeurs réprimandaient la nouvelle génération d’étudiants qui demandait davantage d’informations, leur reprochant d’être Nestbeschmutzer, de «salir le nid.»
        Ce mur de déni commença à se fissurer lorsqu’un historien et journaliste allemand, Götz Aly, insista pour d’obtenir l’accès à la collection de prélèvements de l’Institut Max-Planck. Une fois à l’intérieur, Aly identifia certaines victimes de l’Aktion T-4 et commença à œuvrer pour que les prélèvements soient enterrés. C’était là une idée nouvelle.
        La Société Max-Planck admit que sa collection contenait des tissus de victimes d’euthanasie –dont 700 enfants.
        Le directeur de l’Institut Max-Planck résista et contesta les dires d’Aly. Mais ce dernier détenait des preuves solides. Petits groupes par petits groupes, des étudiants en médecine allemands commencèrent à reprendre cette cause à leur compte. A l’université d’Heidelberg, où Gerrit Hohendorf (aujourd’hui professeur à l’Université technique de Munich) était étudiant, «ils ne voulaient pas qu’une enquête indépendante ou des étudiants ne se mêlent de ces choses», me confia-t-il.
        «Nous avions organisé nous-mêmes une série de conférences étudiantes, sans aucun soutien de la faculté ou des enseignants en médecine. Nous avions entendu parler d’enfants euthanasiés à l’hôpital psychiatrique d’Heidelberg, nous nous y sommes donc rendus et avons interrogé les enseignants.»
        Cette vague d’intérêt nouveau atteignit son apogée à l’université de Tübingen en 1989, lorsque la demande d’enquête des étudiants attira l’attention de la presse nationale. Des reportages télévisés et dans les journaux mirent en évidence l’utilisation continue des prélèvements de l’époque nazie pour la recherche et l’enseignement. Des manifestants protestèrent devant l’ambassade d’Allemagne en Israël, et le ministre israélien de la Religion exigea du chancelier Helmut Kohl la restitution des restes de toutes les victimes des nazis pour leur offrir une sépulture digne. Aly ajouta de l’huile sur le feu avec un article citant Hallervorden disant: «Plus il y en a, mieux c’est» en parlant des cerveaux qu’il avait acquis.
        «Je n’ai jamais entendu parler d’un seul anatomiste allemand qui après la guerre aurait renié les pratiques nazies et enterré sa collection mal acquise.»
        Deux importants livres parurent –Doctors Under Hitler [Les médecins sous Hitler] par l’historien de la New York University Michael Kater, et le volume de Paul Weindling, historien d’Oxford Brookes, sur la santé, la race et la politique allemande.
        Caplan organisa la première conférence sur la médecine et la science à l’époque nazie dans le Minnesota. Un des thèmes majeurs y était la proposition de boycott des données allemandes collectées sous Hitler. L’université de Tübingen fit des excuses publiques et mit en place une commission d’enquête qui servit de modèle à d’autres écoles. Et la Société Max-Planck admit que sa collection contenait des tissus de victimes d’euthanasie –dont 700 enfants.
        La Société Max-Planck ensevelit ces dépouilles au cours d’un service commémoratif en mai 1990, accédant ainsi à la requête d’Aly. Mais pour Seidelman et Caplan, qui avaient commencé à jouer le rôle de principaux activistes au sein de la communauté des chercheurs occidentaux, ce n’était pas assez. Seidelman s’opposa à ce que les restes humains soient jetés à la fosse commune sans que l’on sache «qui étaient ces gens et comment ils sont morts» ainsi que la manière dont leurs restes avaient été utilisés pendant presque un demi-siècle. Lui et Caplan appelèrent à une commémoration internationale et à une enquête bioéthique. Sans résultat. «Ils n’étaient pas prêts», explique Seidelman.
        En 1992, le gouvernement allemand ordonna à toutes les universités d’Etat de mener l’enquête dans leurs collections anatomiques. Certaines imitèrent Tübingen. D’autres suivirent l’exemple d’enterrement collectif de Max Planck. «Les corps des victimes étaient considérés comme “polluant” les universités allemandes», écrit l’historien britannique Weindling. Et certaines universités ignorèrent l’ordre du gouvernement ou déclarèrent qu’elles ne pouvaient s’y soumettre car leurs bâtiments avaient été bombardés pendant la guerre.
        Cette tentative de lancer une enquête complète d’ampleur nationale s’effondra lorsque se produisit un événement monumental qui détourna toutes les attentions: la chute du Mur de Berlin en novembre 1989, suivie de près par l’effondrement de l’Union soviétique. Au milieu du tumulte, l’indifférence gagna. Comme le déclara vingt ans plus tard un professeur d’anatomie âgé de 96 ans, lorsqu’il fut interrogé sur l’utilisation des corps des prisonniers exécutés dans son institut de Vienne:
        «Tout le monde s’en fichait, et pourquoi aurions-nous dû nous en soucier?»
        Un collègue de 77 ans lui fit écho:
        «Personne ne s’en souciait.»
        Les deux hommes évoquèrent une controverse qui avait éclaté dans leur propre institut. Elle concernait des travaux d’une importance scientifique durable, qui occupent leur propre niche et sont utilisés par des médecins et des chercheurs du monde entier: l'atlas de Pernkopf.
        Illustration issue de l'Atlas de Penkopf
        A Vienne, Eduard Pernkopf peina sur son atlas en quatre volumes pendant plus de 20 ans à partir de 1933.
        «Il travaillait 18 heures par jour à disséquer des corps humains et à superviser une équipe d’artistes qui peignaient ce qu’il révélait dans les plus petits détails», raconte Heather Pringle dans Science. En 1990, le New England Journal of Medicine qualifiait l’atlas de «livre extraordinaire et de grande valeur». «Si vous êtes un anatomiste sérieux comme moi, vous utilisez encore cet objet, parce qu’il est plus détaillé que tous les autres», rapporte Hildebrandt. «Et certaines des images apparaissent dans des livres d’anatomie ultérieurs.»
        Pernkopf était nazi. En tant que doyen de l’école de médecine de l’université de Vienne, il expulsa les juifs de la faculté plus vite que tout autre responsable universitaire du Troisième Reich. L’insigne nazi apparaît dans son atlas, mêlé aux signatures des artistes. Un professeur de dentisterie de Columbia, Howard Israel, commença à poser des questions sur l’insigne en 1994. «Sa femme lui avait offert l’atlas en cadeau lorsqu’il était à l’école dentaire», rapporte Seidelman. «Il l’utilisait tous les jours.»
        Seidelman fit part des inquiétudes du Dr Israel à Yad Vashem, le musée de l’Holocauste de Jérusalem. L’un des hommes dépeints dans l’atlas avait le crâne rasé –s’agissait-il d’une victime juive d’un camp de concentration? Une foule de lettres commencèrent à circuler entre Yad Vashem et Vienne.
        Au départ, les responsables autrichiens nièrent que la moindre illustration de l’atlas provînt de l’époque nazie. Tous les cheveux des cadavres étaient rasés à l’institut, déclarèrent-ils.
        «Nous avons démontré qu’ils avaient tort», affirme Seidelman. Lors d’un symposium de l’université de Vienne de 1999 appelé «La médecine examinée de près», le recteur de l’université annonça la création d’une commission d’enquête. «Il a dit qu’il s’était adressé à la faculté de médecine, et qu’il s’était rendu compte qu’ils avaient menti», se souvient Seidelman, qui prit également la parole au symposium.
        «Se lever en public pour dire ça –c’était risqué pour lui. C’était énorme.»
        La commission d’enquête signala la livraison de 1.377 corps à l’université, venus des salles d’exécution du tribunal régional de Vienne. Il était impossible d’identifier les victimes représentées dans l’atlas de Pernkopf, mais les historiens à qui j’ai parlé pensent qu’il est fort probable que les dessins décrivent des gens exécutés par les nazis.
        Et il y avait autre chose: un lien entre les scientifiques universitaires et Heinrich Gross, le médecin qui dirigeait le pavillon des nourrissons de Spiegelgrund, l’aile des enfants de l’hôpital psychiatrique de Vienne, pendant la guerre.

        Reportage de ABC News sur le Dr Gross
        Gross y réalisa des expériences douloureuses sur des enfants vivants, qui coûtèrent la vie à certains d’entre eux. Un des enfants survivants raconta que les enfants appelaient Gross «la Faux»; un autre se souvint que lorsqu’il venait dans le pavillon, «c’était comme l’arrivée d’un grand froid». En tout, 772 enfants furent tués à Spiegelgrund, et environ la moitié venait du pavillon de Gross.
        En 1948, il fut inculpé pour meurtre. Mais le code pénal en vertu duquel il était poursuivi n’incluait pas les personnes handicapées dans la notion de meurtre parce qu’elles n’étaient «pas capables de raisonnement». Il fut reconnu coupable d’homicide seulement, et lorsqu’il gagna en appel, le procureur choisit de ne pas le rejuger.
        Gross retourna à Spiegelgrund (qui avait été débaptisé) et poursuivit ses recherches en utilisant des prélèvements de cerveaux des enfants qui y avaient été tués. Il publia 35 articles, certains co-écrits avec la faculté de l’université de Vienne. Il témoigna également en tant qu’expert psychiatrique lors de milliers de procès dans des tribunaux autrichiens. En 1975, il reçut la Croix d’honneur autrichienne de la science et des arts.
        Tandis que la commission d’enquête de l’université de Vienne prêtait une attention nouvelle à cette histoire, les preuves contre Gross émergeaient également dans les dossiers de la Stasi, la police secrète d’Allemagne de l’Est. En 1999, il fut de nouveau inculpé pour meurtre. Mais les avocats de Gross avancèrent qu’il était atteint de la maladie d’Alzheimer et ne pouvait pas comprendre les procédures dirigées contre lui. Le tribunal accepta cette défense. Mais Seidelman n’y croit pas.
        «Vous savez ce qu’a fait Gross? Il a souri et il est parti au café avec ses amis et sa famille pour fêter ça.»
        Gross vécut encore six années et mourut à 90 ans. En 2002, les prélèvements humains de l’université de Vienne datant de la guerre furent enterrés dans le cimetière juif de la ville, et les cerveaux des enfants de Spiegelgrund ensevelis dans le cimetière principal. La Croix autrichienne fut retiré à Gross l’année suivante.

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        • #5
          suite

          5-Le problème Henrietta Lacks
          Ou l'absence de consentement éclairé
          L’histoire longtemps tue de l’anatomie à l’époque nazie refait surface aujourd’hui à la suite d’une explosion du nombre d’enquêtes menées par la troisième génération d’après-guerre. Ces chercheurs veulent aussi honorer la mémoire les victimes. «Je n’aurais jamais pensé être témoin de cette reconnaissance de mon vivant», m’a confié Seidelman. Pourtant, ce n’est «que le début», ont écrit l’année dernière Sabine Hildebrandt et Christoph Redies, chef du service d’anatomie à l’université allemande de Jena qui reprend lui aussi le flambeau, après le premier symposium public sur l'anatomie sous le Troisième Reich organisé par la prestigieuse société d’anatomie internationale allemande, Anatomische Gesellschaft, fondée en 1886.
          Sabine Hildebrandt a retrouvé des preuves montrant qu’après la Seconde Guerre mondiale, pendant l’occupation alliée, les Alliés ont interrogé les anatomistes de 11 des 31 instituts d’anatomie d’universités d’Allemagne, d’Autriche, de Pologne et du reste des territoires occupés par le Troisième Reich. Depuis 1992, lorsque le gouvernement allemand a ordonné aux universités allemandes d’enquêter sur les collections anatomiques et leurs histoires de guerre, seules 14 des 31 universités ont conduit des examens complets et approfondis. Les 17 autres ont soit mené des enquêtes préliminaires, soit rien du tout. Cela signifie qu’elles ont encore un énorme «problème Henrietta Lacks».
          La science a besoin d'os et de tissus, les anatomistes et les étudiants en médecine ont besoin de cadavres
          Par exemple, à Jena, qui a ouvert ses collections aux inspections extérieures en 2005, plus d’une douzaine de blocs de paraffine contenant des échantillons histologiques prélevés sur quatre personnes exécutées sous Hitler ont été découverts ces trois dernières années. Impossible de dire ce qui se cache dans les collections des écoles qui n’ont pas entrepris ce genre d’investigation.
          En 2010 Rebecca Skloot a publié un best-seller sur Henrietta Lacks, dont le cancer du col de l’utérus produisit une lignée cellulaire à la prolifération rapide qui allait permettre des décennies d’avancées scientifiques, où elle pose de profondes questions morales sur l’utilisation des ces cellules: après tout, ni Henrietta Lacks ni sa famille n’ont jamais donné leur accord à l’utilisation de ses tissus pour faire des recherches.
          Le consentement éclairé est la différence morale qui existe entre le sort des corps de Libertas et Harro Schulze-Boysen et de ceux de donneurs volontaires. Les anatomistes et les étudiants en médecine ont besoin de cadavres. La science a besoin d’os et de tissus. L’approche utilitaire de l’utilisation des corps des condamnés à mort ou des personnes décédées dans des institutions publiques et dont les cadavres ne sont pas réclamés avance que le bénéfice scientifique est plus grand que le préjudice moral. Et que le mort n’en saura jamais rien.
          Quand le consentement éclairé n’est pas la règle, les gens dont les corps et les tissus sont livrés à la médecine sont dans la majorité des cas des pauvres et des marginaux. Dans un article de Clinical Anatomy publié en 2011, le spécialiste de bioéthique Gareth Jones et l’anatomiste Maja Whitaker, deux Néo-Zélandais, appellent à la création d’une norme internationale de consentement éclairé:
          «Les anatomistes doivent arrêter d’utiliser des corps non-réclamés.»
          Cela modifierait les pratiques en vigueur dans certains pays africains ainsi qu’au Bangladesh, en Inde et au Brésil, où les legs sont rares voire inexistants, expliquent Jones et Whitaker. Cela nécessiterait également une législation nouvelle dans certaines parties des Etats-Unis. «Le Maryland, la Pennsylvanie, la Caroline du Nord, le Michigan et le Texas font automatiquement parvenir les corps non réclamés aux comités d’anatomie d’Etat», écrivent les auteurs. Des inquiétudes sont aussi soulevées sur l’utilisation des corps des condamnés à mort en Chine.
          La plaque mémorielle rappelant les noms des 86 juifs gazés par August Hirt au camp du Struthof en août 1943, via Wikimedia
          Dans un mail, Jones m’a confié qu’il considérait les lois des Etats permettant encore l’utilisation des corps non réclamés comme une «gueule de bois de l’histoire». Il est temps que ces statuts disparaissent.
          Les pays où la culture du don de son corps à la science n’existe pas posent un plus grand dilemme, mais Jones pense que les cadavres pourraient être envoyés des endroits où l’offre est bonne à ceux où il n’y en a pas. «Nous n’avons pas sérieusement commencé à envisager cela», écrit-il.
          «Les corps sont légués là où les relations sont bonnes entre ceux qui ont besoin de corps (les services d’anatomie) et ceux qui sont capables d’en fournir (les gens ordinaires de la communauté). Cela nécessite une confiance et une compréhension mutuelles, une chose qui se construit sur plusieurs années. Il me semble que cet aspect des legs a été sérieusement ignoré et minimisé par les anatomistes.»
          Et c’est la même chose pour le don d’organes.
          Comme l’écrivent Jones et Whitaker:
          «Il y aura toujours une tension entre l’obtention d’un éventail satisfaisant de matériau humain à la fois pour l’enseignement et la recherche, et le respect de critères moraux exigeants.»
          Le domaine de l’anatomie a longtemps échoué à trouver l’équilibre. Ce qui contribue à expliquer ce qui a mal tourné chez les anatomistes de l’Allemagne nazie. Voilà ce que m'a écrit Jones:
          «Il est profondément malheureux qu’ils aient appartenu à une discipline qui à cette époque n’accordait que peu d’importance à l’éthique (critique qui s’appliqua pendant de nombreuses années après les années 1940 dans tous les pays). Par conséquent, ils opéraient dans le cadre d’une philosophie qui permettait un comportement d’une épouvantable immoralité. Cela ne justifie en rien aucune de leurs pratiques, mais si l’anatomie, en tant que discipline, avait été radicalement différente, peut-être qu’au moins quelques-unes des horreurs de ce petit coin d’atrocités nazies n’auraient-elles pas eu lieu.
          S'occuper des victimes

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          • #6
            fin

            6-S'occuper des victimes
            De l'importance de donner un nom aux numéros
            En 2001, Hubert Markl, président de la Société Max Planck, a prononcé un discours historique sur la culpabilité des médecins et des scientifiques de son institution pendant la guerre. Markl a reconnu que Josef Mengele, le célèbre médecin nazi qui sélectionnait les gens pour les envoyer vers la vie ou vers la mort à Auschwitz, fit ses recherches perverses sur les jumeaux avec son mentor à lui, un anthropologue de l’Institut Kaiser-Wilhelm, l’ancêtre de la Société Max-Planck. Quelques survivants des expériences de Mengele assistaient à la cérémonie. Markl leur demanda pardon personnellement.
            «Quelle douloureuse manière de rencontrer le passé que de se tenir personnellement face aux victimes de ces crimes, leur dit-il. Je vous supplie, vous les victimes survivantes, du fond de mon cœur de pardonner à ceux qui, quelle qu’en soit la raison, n’ont pas su vous le demander eux-mêmes.»
            C’est le dernier stade de la reconnaissance: tenter de s’occuper des victimes et de leur mémoire. La plus étonnante réussite est celle d’un journaliste allemand et professeur de culture de Tübingen, Hans-Joachim Lang. Il a identifié tous les juifs sélectionnés pour la chambre à gaz par August Hirt, le directeur de l’institut anatomique de Strasbourg qui fomentait un destin particulièrement sordide pour leurs dépouilles.

            August Hirt (1898-1945)
            Hirt avait envie d’agrandir la collection de crânes de l’université de Strasbourg. «Bien qu’il existât de grandes collections de crânes de presque toutes les races et tous les peuples», les juifs manquaient, écrivit-il au directeur d’un groupe de recherches SS mis en place pour prouver la supériorité aryenne. «Avec les commissaires judéo-bolcheviques, qui incarnent une sous-humanité répugnante mais caractéristique, nous avons l’occasion d’acquérir un document scientifique tangible, en prenant leurs crânes.»
            Hirt était avant tout en compétition avec le Musée d’histoire naturelle de Vienne, qui se fournissait en crânes juifs auprès d’un autre anatomiste, Hermann Voss.
            Lors d’une consultation avec l’équipe de Heinrich Himmler, Hirt reçut le feu vert pour son opération. Deux membres de son équipe furent envoyés à Auschwitz pour sélectionner un groupe de juifs, 30 femmes et 79 hommes. Ils furent examinés en fonction des critères de catégorisation raciale de l’époque: leur couleur de peau, de cheveux et d’yeux fut notée et codée en utilisant des tableaux spéciaux, et la forme de leur tête, de leur front, de leur nez, de leur bouche et de leurs oreilles mesurée. Cinquante-sept hommes et 29 femmes furent sélectionnés. Ils furent gazés dans une chambre spéciale au camp du Struthof et leurs corps livrés à Hirt, à son institut anatomique.
            Hirt conservait les corps à la cave. Au final, il ne les utilisa pas pour son travail –il manquait d’équipement pendant la guerre. A la fin du conflit, Himmler ordonna leur destruction. Mais en janvier 1945, après la libération de Strasbourg, le Daily Mail de Londres rapporta leur découverte à l’institut anatomique. Accusé d’être un fanatique, Hirt se défendit que tous les instituts anatomiques renfermaient des corps. Il s’agissait, écrivit-il, «des cadavres habituels pour les cours de dissection».
            Hirt se cacha en avril de cette année-là et se suicida deux mois plus tard. Il s’avéra que les ordres d’Himmler avaient été partiellement suivis: les têtes de 70 corps avaient été découpées et incinérées. L’armée française, qui contrôlait Strasbourg, cessa de tenter de les identifier et enterra les corps dans une fosse commune du cimetière juif local.

            Au nom de la race et de la science Strasbourg... par SCHOUM1
            «Au nom de la race et de la science: Strasbourg 1941-1944», documentaire français de Sonia Rolley, Axel et Tancrède Ramonet (2013) sur la collection de Hirt
            Mais les Français laissèrent derrière eux des documents indiquant que les laborantins de Hirt avaient oublié d’enlever les numéros de prisonniers des camps de concentration de certains des corps. Et l’un d’entre eux révéla lors du procès des médecins de Nuremberg qu’il avait copié ces numéros sans savoir ce qu’ils signifiaient. Et il avait gardé le bout de papier.
            Après une longue recherche, Lang en retrouva une copie au U.S. Holocaust Memorial Museum. Il redonna un nom à ces numéros. Il trouva des photos de quelques-unes des victimes. Il découvrit leurs villes d’origine. Un des hommes, Frank Sachnowitz, venait de Norvège. Son frère, qui survécut à Auschwitz, écrivit dans ses mémoires que son père avait planté un pommier –un arbre de vie– pour lui-même, pour sa femme, et pour chacun de leurs huit enfants dans le jardin familial. Avant la guerre.
            En 2005, une pierre comportant le nom des victimes fut ajoutée à leur tombe. Lang créa un site Internet sur eux. «Le souvenir de leur sort... ne rend pas, comme on l’entend souvent, la dignité aux victimes», a-t-il écrit en 2013 dans un article d'Annals of Anatomy.
            «Ce ne sont pas les victimes qui ont perdu leur dignité, mais plutôt ceux qui les ont persécutées. Il ne faut pas laisser les auteurs de ces crimes avoir le dernier mot.»
            Sabine Hildebrandt s’estime investie de la même mission: «rendre leurs noms aux numéros» comme elle le dit. Elle a médiatisé la liste de Stieve, donné à la BBC des photographies et des détails sur certaines des femmes et aidé Slate pour l’écriture de cet article. Elle débute l’un de ses articles avec une citation de 1946:
            «La difficulté c’est, voyez-vous, que nos imaginations ne peuvent compter... Et si je dis qu’un seul est mort –un homme que je vous ai fait connaître et comprendre... alors peut-être vous ai-je dit une chose que vous devriez savoir sur les nazis.»
            Ces mots sont d’un homme qui savait la puissance d’un récit: Erich Maria Remarque, l’auteur du roman A l'ouest rien de nouveau, grand classique sur la Première Guerre mondiale.
            Remarque s’était battu aux côtés de Hitler lors d’une bataille de la Grande Guerre. Les nazis interdirent et brûlèrent son livre. Il quitta l’Allemagne pour la Suisse dans les années 1930. Sa sœur, Elfriede Scholz, resta dans le pays avec son mari et ses deux enfants. Elle fut jugée coupable de «démoralisation» en 1943 pour avoir dit qu’elle pensait que la guerre était perdue. «Votre frère est malheureusement hors de notre portée –vous, en revanche, ne nous échapperez pas», asséna le juge en la condamnant à mort. Comme Libertas Schulze-Boysen et Mildred Harnack, elle fut exécutée à la prison de Plötzensee et son corps donné à Stieve.
            Hildebrandt a recensé environ 2.000 victimes d’exécutions identifiées utilisées par les anatomistes de l’époque nazie. Elle souligne que pourtant, «les mémoriaux existants citent rarement leurs noms». Weindling tente d’identifier les victimes de toutes les expériences médicales de l’époque nazie, y compris celles de l’Aktion T4. Il s’est retrouvé bloqué par les règles des archives allemandes, qui imposent que les noms ne soient pas communiqués pour des raisons de respect de la vie privée, car il s’agissait de personnes ayant été des patients en psychiatrie.

            Arvid et Mildred Harnack
            Et pourtant, tant d’années ont passé –le respect de la vie privée est-il réellement la principale préoccupation? Tandis que j’écrivais cet article et côtoyais ses horreurs, les photographies des hommes et des femmes qui en formaient le cœur me portaient. Ils sont jeunes. Ils sont pleins de vie. Ils portent les chapeaux et les vêtements de la génération de mes grands-parents. Le visage des anatomistes ne m’apprend pas grand-chose. En revanche, je pourrais regarder éternellement Libertas et Harro Schulze-Boysen, Arvid et Mildred Harnack, et puis Frank Sachnowitz.
            Je n’ai pas réussi à trouver de photo de Charlotte Pommer. Elle ne s’est jamais mariée, n’a pas eu d’enfant. Elle est morte dans une maison de retraite près de Munich en 2004 et a fait don de son corps à la science.
            Emily Bazelon

            in state fr

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