La moitié des médecins allemands rejoignirent le Parti nazi. Et l'anatomie était une discipline qui n'accordait que peu d'importance à l'éthique.
Cet article inaugure notre nouvelle maquette des très longues formes, pour reprendre le terme anglo-saxon. En plus de la lecture linéaire, vous pouvez naviguer par chapitres ou par «médias» (photos, vidéos, etc.).
Pour cela, faites glisser maintenant votre curseur sur le bandeau Slate (sans remonter en haut de l'article). Un autre bandeau noir s'ouvre, et cliquez sur les différentes icônes:
1 -Du «matériel»
D'un coup, on ne manquait plus de corps
En 1941, après avoir obtenu son diplôme de médecine à l’université de Berlin, Charlotte Pommer commença à travailler pour Hermann Stieve, le directeur de l’Institut d’anatomie de son école. Fille de libraire, Charlotte Pommer avait grandi dans la capitale allemande au moment où Hitler accédait au pouvoir. Le 22 décembre 1942, elle put vraiment appréhender ce que l’avènement des nazis signifiait pour le domaine qu’elle s’était choisi. Ce qu’elle vit ce jour-là dans le laboratoire de Stieve changea le cours de sa vie –et la poussa à poser un acte de contestation singulier.
Stieve récupérait son «matériel», comme il appelait les corps utilisés pour la recherche, à la prison voisine de Plötzensee où les tribunaux envoyaient les condamnés à mort pour qu’ils soient exécutés. Dans les années d’après-guerre, Stieve déclara n’avoir disséqué les cadavres que de «dangereux criminels». Mais ce jour-là, Charlotte Pommer vit dans le laboratoire de son supérieur les corps de dissidents politiques. Elle savait qui étaient ces gens. Elle les connaissait.
Sur une des tables gisait Libertas Schulze-Boysen, petite-fille d’un prince prussien. Elevée dans le château de famille, elle avait fini ses études en Suisse et travaillait comme attachée de presse à Berlin pour le studio hollywoodien Metro-Goldwyn-Mayer. Elle avait rejoint le Parti nazi en 1933. Lors d’une partie de chasse, elle avait flirté avec Hermann Göring, commandant de la Luftwaffe, l’armée de l’air allemande.
Mais en 1937, Libertas avait rejoint les rangs de la résistance avec son mari, Harro, un lieutenant de la Luftwaffe. Ils avaient contribué à la mise en place d’un petit groupe de rebelles que les nazis avaient surnommé Orchestre rouge. Quand Libertas commença à travailler pour l’empire cinématographique d’Hitler en 1941, elle collecta des photos d’atrocités commises sur le front pour constituer des archives secrètes. Harro fut transféré au centre de commandes de Göring d’où, avec d’autres dissidents, il commença à transmettre aux Soviétiques des renseignements détaillés sur le projet d’invasion de la Russie par Hitler.
La Gestapo décoda leurs messages radio en 1942 et arrêta Harro fin août. Libertas fut arrêtée huit jours plus tard. Elle et son mari furent condamnés à mort pour espionnage et trahison.
Le corps de Harro gisait sur une autre table du laboratoire. Charlotte Pommer put constater qu’il avait été pendu et Libertas guillotinée. Sur une troisième table, elle identifia Arvid Harnack, autre membre de l’Orchestre rouge qui avait été un informateur-clé pour l’ambassade américaine autant que pour les Soviétiques. Dans les années 1920, Harnack avait étudié l’économie grâce à une bourse Rockefeller à l’université du Wisconsin. Un jour qu’il s’était aventuré par erreur dans un cours de littérature, il avait rencontré une jeune assistante américaine appelée Mildred Fish. Ils échangèrent cours d’allemand et d’anglais et se marièrent dans la ferme du frère de Mildred. Après leur installation en Allemagne, Mildred aida aussi la résistance en transportant des messages et en filant son mari lorsqu’il se rendait à des réunions pour s’assurer qu’il n’était pas suivi. Ils furent capturés lors de la même opération de la Gestapo qui avait pris au piège les Schulze-Boysen.
Harro et Libertas Schulze-Boysen
«Te rappelles-tu Picnic Point, lorsque nous nous sommes fiancés?» demanda Arvid à sa femme dans la dernière lettre qu’il lui adressa depuis sa prison. «Et avant cela notre première conversation sérieuse autour d’un déjeuner dans un restaurant de State Street? Cette conversation a toujours guidé mes pas.»
A l’époque, Mildred purgeait une peine de six ans d’emprisonnement pour son rôle dans l’Orchestre rouge. Avant qu’il ne soit exécuté, Arvid écrivit à sa famille sa joie de savoir qu’elle n’avait pas été condamnée à mort. Mais Hitler refusa la sentence, et Mildred, elle aussi, serait décapitée sur ses ordres deux mois plus tard.
«Je fus paralysée» en voyant les corps, écrivit Charlotte Pommer. «Je pouvais à peine effectuer ma tâche d’assistante pour le professeur Stieve, qui réalisait son étude scientifique comme à l’accoutumée avec le plus grand zèle. J’arrivais à peine à suivre.»
Charlotte Pommer avait 28 ans. Libertas Schulze-Boysen en avait 29 lorsqu’elle mourut. Dans sa dernière lettre à sa mère, elle disait avoir demandé que son corps fût remis à sa famille. «Ne vous tracassez pas des choses qui auront pu être faites, quelles qu’elles soient», écrivit-elle. «Si vous le pouvez, enterrez-moi dans un joli endroit au milieu d’une nature ensoleillée.»
Pommer cessa de travailler pour Stieve –et abandonna l’anatomie– à cause de ce qu’elle avait vu ce jour-là dans son laboratoire. Elle continua de résister aux nazis elle-même, en cachant l’enfant d’un des participants au complot du 20 juillet 1944 visant à assassiner Hitler. Au printemps 1945, juste avant la fin de la guerre, Charlotte Pommer fut envoyée en prison.
A cette époque, les anatomistes allemands avaient accepté les corps de milliers de victimes du régime hitlérien. A partir de 1933, les 31 services d’anatomie des territoires occupés par le Troisième Reich –y compris la Pologne, l’Autriche et la Tchécoslovaquie, en plus de l’Allemagne– acceptèrent ces cadavres. «Charlotte Pommer est à notre connaissance la seule personne à avoir quitté son travail à cause de ce qu’elle avait appris sur les corps», explique Sabine Hildebrandt, historienne et anatomiste à l’école de médecine de Harvard.
Vous vous souvenez de cette polémique: une femme violée ne tombe pas enceinte?
Contrairement aux recherches de scientifiques nazis obsédés par les caractéristiques raciales et la supériorité aryenne, les travaux de Stieve ne finirent pas dans les poubelles de l’histoire. Les origines souillées de ces recherches –ainsi que d’autres études et enseignements qui capitalisèrent sur l’apport par les nazis de morceaux de corps humain– continuent de hanter les sciences allemande et autrichienne, qui ne commencent réellement à assumer leurs implications qu’aujourd’hui.
Aussi incroyable que cela puisse paraître, certains faits commencent à peine à être révélés. Et certaines universités allemandes, autrichiennes et polonaises doivent encore faire face à la probable présence de vestiges des victimes de Hitler –cellules, os et tissus– dans des collections universitaires existant toujours.
Si cette histoire est importante en elle-même, elle compte également parce qu’elle soulève des débats qui restent sans conclusion –sur la manière dont les anatomistes se procurent des corps, et sur ce qu’il convient de faire de recherches scientifiquement précieuses mais moralement dérangeantes.
Et puis il y a cette sinistre pertinence: les travaux de Stieve furent la source d’une controverse explosive lors des élections présidentielles américaines de 2012. Ils forment la base d’une assertion que les républicains du Congrès jetèrent tel un bâton de dynamite dans le débat sur l’avortement: l’idée qu’une femme ne tombe jamais enceinte, ou très rarement, lorsqu’elle se fait violer.
Si l’on prend du recul, dans un sens, l’utilisation par la science des condamnés à mort n’a rien de surprenant. Pendant des siècles, les anatomistes du monde entier ont eu le plus grand mal à se procurer suffisamment de dépouilles. Il s’agissait d’une véritable nécessité –sans cadavres, pas de dissection pour la recherche et la formation médicale. En France, les corps des pauvres qui mouraient à l’hôpital étaient abondamment utilisés au XVIIIe siècle. En Grande-Bretagne, une loi de 1832 permit d’obtenir les corps non-réclamés de quiconque mourait en prison ou à l’hospice. Aux Etats-Unis, les étudiants en médecine volaient les cadavres dans les tombes, souvent d’Afro-américains.
«A Baltimore, seuls les corps des noirs sont pris pour la dissection parce que les blancs n’aiment pas ça, et que les noirs ne peuvent pas résister», observa un voyageur britannique en 1838. Lorsque les indigents étaient la cible du vol de cadavre, la pratique était justifiée par leur pauvreté.
«Pourquoi ceux qui ont fait la guerre à la société ou ont été un fardeau pour elle auraient-ils leur mot à dire sur ce qu’il convient de faire de leur dépouille?, interrogeait le Washington Post dans un éditorial de 1877. Pourquoi ne les obligerait-on pas à se rendre utiles après leur mort, puisqu’ils ont échoué à être d’aucune utilité au monde pendant leur vie?»
La prison de Plötzensee en 2012/ Ahle, Fischer & Co. Bau GmbH via Wikimedia Commons
Avant Hitler, pendant des décennies, les anatomistes allemands s’étaient plaints au gouvernement du manque d’approvisionnement. Ils avaient le droit de réclamer les corps des condamnés à mort, mais les exécutions étaient rares.
La situation changea lorsque les tribunaux nazis ordonnèrent des dizaines, puis des centaines d’exécutions de civils chaque année, formant un total estimé entre 12.000 et 16.000 personnes de 1933 à 1945 (les 6 millions tués dans des camps de concentration sont comptés à part, tout comme des millions d’autres qui furent exterminés en masse d’autres manières). Plötzensee et d’autres prisons délivrèrent aux anatomistes une manne soudaine. Au milieu des années 1930, les anatomistes britanniques décrivaient avec envie les «précieuse sources de matériel» dont disposaient leurs homologues allemands.
Les «sources de matériel» comprenaient de nombreuses personnes condamnées à mort par les nazis pour des crimes mineurs, comme du pillage, et beaucoup pour des crimes politiques qui faisaient particulièrement enrager le régime et qui allaient de la trahison au délit vague de «défaitisme».
Parmi les victimes figuraient des opposants politiques comme les Schulze-Boysen et les Harnack, qui un jour seraient considérés comme des héros. En leur refusant une sépulture, les anatomistes comme Stieve humiliaient les familles de victimes et troublaient la paix des morts. Quelques-uns de ces anatomistes suivirent les nazis plus avant sur leur chemin tordu: ils commirent eux-mêmes ou se joignirent à des exécutions de masse, au nom de la science et depuis leur poste universitaire.
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1 -Du «matériel»
D'un coup, on ne manquait plus de corps
En 1941, après avoir obtenu son diplôme de médecine à l’université de Berlin, Charlotte Pommer commença à travailler pour Hermann Stieve, le directeur de l’Institut d’anatomie de son école. Fille de libraire, Charlotte Pommer avait grandi dans la capitale allemande au moment où Hitler accédait au pouvoir. Le 22 décembre 1942, elle put vraiment appréhender ce que l’avènement des nazis signifiait pour le domaine qu’elle s’était choisi. Ce qu’elle vit ce jour-là dans le laboratoire de Stieve changea le cours de sa vie –et la poussa à poser un acte de contestation singulier.
Stieve récupérait son «matériel», comme il appelait les corps utilisés pour la recherche, à la prison voisine de Plötzensee où les tribunaux envoyaient les condamnés à mort pour qu’ils soient exécutés. Dans les années d’après-guerre, Stieve déclara n’avoir disséqué les cadavres que de «dangereux criminels». Mais ce jour-là, Charlotte Pommer vit dans le laboratoire de son supérieur les corps de dissidents politiques. Elle savait qui étaient ces gens. Elle les connaissait.
Sur une des tables gisait Libertas Schulze-Boysen, petite-fille d’un prince prussien. Elevée dans le château de famille, elle avait fini ses études en Suisse et travaillait comme attachée de presse à Berlin pour le studio hollywoodien Metro-Goldwyn-Mayer. Elle avait rejoint le Parti nazi en 1933. Lors d’une partie de chasse, elle avait flirté avec Hermann Göring, commandant de la Luftwaffe, l’armée de l’air allemande.
Mais en 1937, Libertas avait rejoint les rangs de la résistance avec son mari, Harro, un lieutenant de la Luftwaffe. Ils avaient contribué à la mise en place d’un petit groupe de rebelles que les nazis avaient surnommé Orchestre rouge. Quand Libertas commença à travailler pour l’empire cinématographique d’Hitler en 1941, elle collecta des photos d’atrocités commises sur le front pour constituer des archives secrètes. Harro fut transféré au centre de commandes de Göring d’où, avec d’autres dissidents, il commença à transmettre aux Soviétiques des renseignements détaillés sur le projet d’invasion de la Russie par Hitler.
La Gestapo décoda leurs messages radio en 1942 et arrêta Harro fin août. Libertas fut arrêtée huit jours plus tard. Elle et son mari furent condamnés à mort pour espionnage et trahison.
Le corps de Harro gisait sur une autre table du laboratoire. Charlotte Pommer put constater qu’il avait été pendu et Libertas guillotinée. Sur une troisième table, elle identifia Arvid Harnack, autre membre de l’Orchestre rouge qui avait été un informateur-clé pour l’ambassade américaine autant que pour les Soviétiques. Dans les années 1920, Harnack avait étudié l’économie grâce à une bourse Rockefeller à l’université du Wisconsin. Un jour qu’il s’était aventuré par erreur dans un cours de littérature, il avait rencontré une jeune assistante américaine appelée Mildred Fish. Ils échangèrent cours d’allemand et d’anglais et se marièrent dans la ferme du frère de Mildred. Après leur installation en Allemagne, Mildred aida aussi la résistance en transportant des messages et en filant son mari lorsqu’il se rendait à des réunions pour s’assurer qu’il n’était pas suivi. Ils furent capturés lors de la même opération de la Gestapo qui avait pris au piège les Schulze-Boysen.
Harro et Libertas Schulze-Boysen
«Te rappelles-tu Picnic Point, lorsque nous nous sommes fiancés?» demanda Arvid à sa femme dans la dernière lettre qu’il lui adressa depuis sa prison. «Et avant cela notre première conversation sérieuse autour d’un déjeuner dans un restaurant de State Street? Cette conversation a toujours guidé mes pas.»
A l’époque, Mildred purgeait une peine de six ans d’emprisonnement pour son rôle dans l’Orchestre rouge. Avant qu’il ne soit exécuté, Arvid écrivit à sa famille sa joie de savoir qu’elle n’avait pas été condamnée à mort. Mais Hitler refusa la sentence, et Mildred, elle aussi, serait décapitée sur ses ordres deux mois plus tard.
«Je fus paralysée» en voyant les corps, écrivit Charlotte Pommer. «Je pouvais à peine effectuer ma tâche d’assistante pour le professeur Stieve, qui réalisait son étude scientifique comme à l’accoutumée avec le plus grand zèle. J’arrivais à peine à suivre.»
Charlotte Pommer avait 28 ans. Libertas Schulze-Boysen en avait 29 lorsqu’elle mourut. Dans sa dernière lettre à sa mère, elle disait avoir demandé que son corps fût remis à sa famille. «Ne vous tracassez pas des choses qui auront pu être faites, quelles qu’elles soient», écrivit-elle. «Si vous le pouvez, enterrez-moi dans un joli endroit au milieu d’une nature ensoleillée.»
Pommer cessa de travailler pour Stieve –et abandonna l’anatomie– à cause de ce qu’elle avait vu ce jour-là dans son laboratoire. Elle continua de résister aux nazis elle-même, en cachant l’enfant d’un des participants au complot du 20 juillet 1944 visant à assassiner Hitler. Au printemps 1945, juste avant la fin de la guerre, Charlotte Pommer fut envoyée en prison.
A cette époque, les anatomistes allemands avaient accepté les corps de milliers de victimes du régime hitlérien. A partir de 1933, les 31 services d’anatomie des territoires occupés par le Troisième Reich –y compris la Pologne, l’Autriche et la Tchécoslovaquie, en plus de l’Allemagne– acceptèrent ces cadavres. «Charlotte Pommer est à notre connaissance la seule personne à avoir quitté son travail à cause de ce qu’elle avait appris sur les corps», explique Sabine Hildebrandt, historienne et anatomiste à l’école de médecine de Harvard.
Vous vous souvenez de cette polémique: une femme violée ne tombe pas enceinte?
Contrairement aux recherches de scientifiques nazis obsédés par les caractéristiques raciales et la supériorité aryenne, les travaux de Stieve ne finirent pas dans les poubelles de l’histoire. Les origines souillées de ces recherches –ainsi que d’autres études et enseignements qui capitalisèrent sur l’apport par les nazis de morceaux de corps humain– continuent de hanter les sciences allemande et autrichienne, qui ne commencent réellement à assumer leurs implications qu’aujourd’hui.
Aussi incroyable que cela puisse paraître, certains faits commencent à peine à être révélés. Et certaines universités allemandes, autrichiennes et polonaises doivent encore faire face à la probable présence de vestiges des victimes de Hitler –cellules, os et tissus– dans des collections universitaires existant toujours.
Si cette histoire est importante en elle-même, elle compte également parce qu’elle soulève des débats qui restent sans conclusion –sur la manière dont les anatomistes se procurent des corps, et sur ce qu’il convient de faire de recherches scientifiquement précieuses mais moralement dérangeantes.
Et puis il y a cette sinistre pertinence: les travaux de Stieve furent la source d’une controverse explosive lors des élections présidentielles américaines de 2012. Ils forment la base d’une assertion que les républicains du Congrès jetèrent tel un bâton de dynamite dans le débat sur l’avortement: l’idée qu’une femme ne tombe jamais enceinte, ou très rarement, lorsqu’elle se fait violer.
Si l’on prend du recul, dans un sens, l’utilisation par la science des condamnés à mort n’a rien de surprenant. Pendant des siècles, les anatomistes du monde entier ont eu le plus grand mal à se procurer suffisamment de dépouilles. Il s’agissait d’une véritable nécessité –sans cadavres, pas de dissection pour la recherche et la formation médicale. En France, les corps des pauvres qui mouraient à l’hôpital étaient abondamment utilisés au XVIIIe siècle. En Grande-Bretagne, une loi de 1832 permit d’obtenir les corps non-réclamés de quiconque mourait en prison ou à l’hospice. Aux Etats-Unis, les étudiants en médecine volaient les cadavres dans les tombes, souvent d’Afro-américains.
«A Baltimore, seuls les corps des noirs sont pris pour la dissection parce que les blancs n’aiment pas ça, et que les noirs ne peuvent pas résister», observa un voyageur britannique en 1838. Lorsque les indigents étaient la cible du vol de cadavre, la pratique était justifiée par leur pauvreté.
«Pourquoi ceux qui ont fait la guerre à la société ou ont été un fardeau pour elle auraient-ils leur mot à dire sur ce qu’il convient de faire de leur dépouille?, interrogeait le Washington Post dans un éditorial de 1877. Pourquoi ne les obligerait-on pas à se rendre utiles après leur mort, puisqu’ils ont échoué à être d’aucune utilité au monde pendant leur vie?»
La prison de Plötzensee en 2012/ Ahle, Fischer & Co. Bau GmbH via Wikimedia Commons
Avant Hitler, pendant des décennies, les anatomistes allemands s’étaient plaints au gouvernement du manque d’approvisionnement. Ils avaient le droit de réclamer les corps des condamnés à mort, mais les exécutions étaient rares.
La situation changea lorsque les tribunaux nazis ordonnèrent des dizaines, puis des centaines d’exécutions de civils chaque année, formant un total estimé entre 12.000 et 16.000 personnes de 1933 à 1945 (les 6 millions tués dans des camps de concentration sont comptés à part, tout comme des millions d’autres qui furent exterminés en masse d’autres manières). Plötzensee et d’autres prisons délivrèrent aux anatomistes une manne soudaine. Au milieu des années 1930, les anatomistes britanniques décrivaient avec envie les «précieuse sources de matériel» dont disposaient leurs homologues allemands.
Les «sources de matériel» comprenaient de nombreuses personnes condamnées à mort par les nazis pour des crimes mineurs, comme du pillage, et beaucoup pour des crimes politiques qui faisaient particulièrement enrager le régime et qui allaient de la trahison au délit vague de «défaitisme».
Parmi les victimes figuraient des opposants politiques comme les Schulze-Boysen et les Harnack, qui un jour seraient considérés comme des héros. En leur refusant une sépulture, les anatomistes comme Stieve humiliaient les familles de victimes et troublaient la paix des morts. Quelques-uns de ces anatomistes suivirent les nazis plus avant sur leur chemin tordu: ils commirent eux-mêmes ou se joignirent à des exécutions de masse, au nom de la science et depuis leur poste universitaire.
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