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Brighelli : lecture laïque

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  • Brighelli : lecture laïque

    En ce mois de juin, Brighelli vous conseille de lire "Dictionnaire amoureux de la laïcité" de Pena-Ruiz, un philosophe humaniste égaré chez les barbares.


    L'été approche, il est là, autant ne pas bronzer idiot, comme on disait à Tabarka du temps où Keith Jarrett ou Dizzy Gillespie y jouaient et que la Tunisie ne s'écharpait pas encore dans d'insolubles querelles religieuses.


    Alors, comme oreiller de plage, plutôt que le dernier (si seulement...) Musso ou l'ultime (espère-t-on) Gavalda, je vous conseille Dictionnaire amoureux de la laïcité, d'Henri Pena-Ruiz (Plon). Inutile de croire que cette rubrique est le fruit d'un quelconque copinage. Henri Pena-Ruiz a beau être sorti de la même ENS que moi, il est mon aîné, philosophe de surcroît, et nos chemins ne se sont jamais croisés. Aucune complicité maçonnique donc.

    Henri Pena-Ruiz, un homme des Lumières

    Mais il fait partie de cette poignée de jusqu'au-boutistes de la laïcité, comme Catherine Kintzler, Alain Seksig ou Jean-Louis Auduc, ces deux derniers interviewés ici même, dont les convictions ne s'occupent guère des contorsions des gouvernements en place et des "aménagements" opportunistes de ces derniers. C'est un révolutionnaire doux, qui serait probablement mort en 1794 dans la même cellule que Condorcet, sur lequel il fait un long article lumineux.

    C'est qu'il est un homme des Lumières, un humaniste du XVIIIe égaré en notre siècle d'invasions barbares - au sens littéral du terme : ceux qui crient le plus fort ne savent ni le grec ni le français. C'est d'ailleurs pour cela qu'ils hurlent. Ancien membre de la "commission Stasi", qui avait fini par interdire tout signe religieux à l'école, sans doute aurait-il été favorable à une extension du domaine de la laïcité jusqu'à l'université, où régulièrement (et j'ai des dizaines de témoignages en ce sens) des créatures voilées s'imposent - et se lèvent à grand fracas quand le contenu des cours dérange leurs convictions. Ainsi va le jeu de go de l'intolérance. Quand demain ce seront les pions noirs qui occuperont tout le terrain, ne venez pas vous plaindre que l'on a coupé la lumière.

    Marianne forever !

    Je disais : les Lumières et la Révolution. Le livre commence par un dialogue entre l'auteur et Marianne, dont le visage "semble avoir quelque chose d'un présent intemporel et viser toute l'humanité". Les symboles ne sont pas là pour les chiens, mais pour rappeler que la laïcité est le complément nécessaire de la liberté, de l'égalité et de la fraternité : toute superstition (voir le Dictionnaire philosophique de Voltaire à ce sujet : "Le superstitieux est au fripon ce que l'esclave est au tyran") est évidemment régressive, toute intolérance mène au fanatisme (Voltaire encore, dans un parallélisme tout aussi significatif : "Le fanatisme est à la superstition ce que le transport est à la fièvre, ce que la rage est à la colère").

    Évitons de retomber dans ces ornières proto-historiques. Nous sommes en République, et la République, dit Pena-Ruiz, "n'est pas la communauté particulière des autochtones, ni celle des croyants de telle ou telle religion ou de telle autre, ni celle des humanistes athées ou agnostiques, mais la communauté de droit des citoyennes et des citoyens, tous égaux par-delà leurs différences - une source vive qui affranchit, un horizon de lumière qui fait ciller le regard : l'universel".

    Ainsi parlent les vrais philosophes du XVIIIe siècle égarés parmi nos turpitudes. Les vrais laïques ne plaident pas pour leur chapelle (ce serait un comble), mais pour nous tous. Pena-Ruiz, comme Montesquieu, "est nécessairement homme et n'est français que par hasard". Notre homme aime les abstractions parce que les abstractions nécessaires parlent haut et fort à notre contingence, et que l'universel est la pierre de touche de notre actualité misérable. Pena-Ruiz a le talent de voir plus loin que le bout de notre nez.

    D'"Autodafé" à "Blasphème"

    Ne pas en conclure que l'auteur est un philosophe désincarné. Dès le deuxième article de son dictionnaire ("Abstinence"), une citation de Spinoza, le premier des grands philosophes à avoir rejeté la religion hors du domaine scintillant de la Raison, nous rappelle que "seule assurément une farouche et triste superstition interdit de prendre des plaisirs". Pena-Ruiz ne pratique ni le carême ni le ramadan, et il n'attend pas de l'au-delà les vierges promises au vrai croyant (que l'on n'ait rien promis aux croyantes doit choquer son sens de l'égalité, comme il choque le mien). "S'affranchir de la servitude, dit-il, ne requiert aucun sauveur suprême."

    L'article "Abstinence" renvoie entre autres à l'article "Éléphant" - je vous laisse deviner, ou découvrir à la lecture, par quelle sainte intercession. Ce dictionnaire peut se lire linéairement (ce qui permet, par exemple, de passer d'"Apostasie" à "Aragon" - Louis - et à "Argent public, école publique") ; il peut se butiner, et on glissera alors d'"Autodafé" à "Blasphème" (ce n'est malheureusement pas sans rapport), de "Coran" à "Intolérance" (ce n'est malheureusement..., etc.), de "Pureté du sang" à "Transfusion sanguine". Il peut enfin se lire par proximité référentielle, glissant d'un item à ceux auxquels il renvoie : ainsi l'article "Lucrèce" (l'auteur du De Natura rerum, pierre angulaire du matérialisme hédoniste) renvoie à "Éléphant" (encore !), "Hédonisme", "Lucidité", "Morale", "Raison".

    Ne pas en conclure que notre philosophe, qui tricote fort agréablement du concept, se limite aux universaux. "Avortement" ou "Excision" entrent de plain-pied dans notre modernité, ce sont moins des concepts que des traces résiduelles de notre ancrage dans cette préhistoire dans laquelle les fous de Dieu veulent nous faire rentrer incessamment.

    Et l'école dans tout ça ?

    Le hasard de l'alphabet fait que "École laïque" précède immédiatement "École privée", et que l'une et l'autre amènent immanquablement à "Éducation". Qu'on me permette de citer un peu longuement Pena-Ruiz, dont on pourra ainsi apprécier le style argumentatif propre aux philosophes (ne laisser aucune place, entre les phrases, à l'objection ou aux réfutations : tout se tient en un maillage serré) et cependant limpide, typique d'un "honnête homme" au sens le plus classique.

    "Une société faite pour l'école, c'est une société qui assure à l'école toute sa place, sans la dénigrer de façon sempiternelle ni prétendre que son rôle est désormais très relatif au regard des canaux modernes de l'information ou des finalités immédiates de l'économie. C'est aussi une société qui ne demande pas à l'école ce qu'elle n'est pas en mesure de faire - par exemple abolir complètement l'inégalité sociale ou ses effets - alors qu'elle-même laisse en l'état les ressorts socio-économiques dont dérive cette inégalité."

    On ne saurait mieux critiquer, sans hausser la voix mais sans la moindre concession, la contradiction entre les ambitions démagogiques d'une bien-pensance pédagogiste et l'affirmation selon laquelle "son ennemi, c'est la finance" - à qui l'on fait, en même temps, quelques somptueux cadeaux. Accoucher, pour toute "refondation" de l'école, d'une réforme des rythmes scolaires qui ne verra finalement pas le jour, c'est tenter de tuer un éléphant (le revoilà !) avec une souris.

    Et à l'article "École privée", cette remarque de grand bon sens : "Dans la volonté de construction d'une image d'excellence, certaines écoles privées sélectionnent les enfants qu'elles accueillent, alors que l'école publique voisine est tenue de les admettre tous. Dans ce cas de figure, la subvention contractuelle devient franchement inique dès lors qu'elle consacre une inégalité des charges." Quant aux écoles confessionnelles, "elles ne respectent pas la liberté de conscience et font servir l'argent public à un conditionnement qui devrait demeurer du seul ressort du financement privé".

    Un livre indispensable

    Au total, ces 912 pages d'analyses serrées, dans lesquelles vous aurez tout loisir de laisser s'insérer les grains de sable de votre plage préférée, forment la somme la plus cohérente, la plus complète et la mieux argumentée de toutes les réflexions que j'ai lues sur le sujet. Pena-Ruiz est un philosophe péripatéticien, qui, comme Socrate, se promène dans les rues de nos cités et nous tend le miroir vrai de nos dysfonctionnements et de nos grimaces. Ici, pas de vérité imposée, mais un questionnement, parfois très finement ironique, pour que nous trouvions tout seuls les solutions qui sont à portée de main. Il nous les souffle parfois, sans insister - ce n'est pas la peine, l'analyse, quand elle est bien faite, porte en soi sa conclusion.

    le point
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