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    Etre bien dans sa peau», «être zen», «en forme», «s’épanouir», «faire la fête» : il n’est pas de pays européen où, à longueur de journée, médias et publicitaires n’exhortent le public à «se faire plaisir» et ne l’assignent à l’euphorie. Inaudibles, aujourd’hui, l’invitation d’un Bossuet à ne songer qu’à l’éternité ou le jugement d’un Pascal pour qui «il n’y a de bien en cette vie que dans l’espérance d’une autre». Depuis le siècle des Lumières, les Européens sont invités à «faire descendre le Paradis sur terre» (Heinrich Heine), à s’imaginer, avec Voltaire, que «le paradis terrestre est là où je suis» et à n’apprécier, avec André Gide, que «les nourritures terrestres». Mais, par l’un de ces retournements dont l’histoire est coutumière, la fin poursuivie s’est perdue et même inversée et la plupart des efforts que déploient les Européens pour jouir de la vie, loin de les rendre heureux, les mettent sous tension, provoquent insatisfactions et déceptions et en condamnent beaucoup, pour oublier leurs frustrations, à consommer antalgiques et autres pilules de bonheur artificiel.

    C’est ce que décrit avec beaucoup de talent l’essayiste Pascal Bruckner dans L’Euphorie perpétuelle(1), où il montre comment, dans une Europe où les marchands font la loi, «la plus belle idée qui soit : la possibilité accordée à chacun de maîtriser son destin et d’améliorer son existence» est devenue un diktat aberrant, source d’une insatisfaction permanente. Se soucier de sa santé est pour beaucoup une obsession : «La table n’est plus seulement…un moment de partage et d’échanges, mais un comptoir de pharmacie où l’on pèse minutieusement graisses et calories, où l’on mâche avec conscience des aliments qui ne sont déjà plus que des médicaments.» Obsessionnel, également, le souci de longévité.

    Comme si l’essentiel n’était pas de vivre bien, aussi longtemps que possible, évidemment, mais de vivre très longtemps, comme si la vie, par elle-même, et indépendamment des conditions dans lesquelles elle s’accomplit, était une valeur à cultiver absolument. Tel cet étudiant américain qui ne fait qu’un repas par jour «pour atteindre l’âge canonique de 140 ans». Heureux ? Ses privations l’ont rendu «famélique», il en souffre, avoue «un terrible cafard», mais il tient bon. Une exception ? C’est probable, mais le désir de gagner des années en conduit beaucoup à des sacrifices et des artifices qui leur ôtent toute joie de vivre, tels «ces fanatiques de la prolongation qui prennent jusqu’à 80 molécules quotidiennes afin de passer la barre fatidique des cent ans». C’est moins la vie qu’on prolonge ainsi, souligne P. Bruckner, que le troisième âge qui «risque de gonfler le peuple des vieillards aux dimensions d’un continent et de donner à l’Occident le visage d’un service de gériatrie».

    Tous les Européens n’ont pas envie de devenir centenaires, mais la crainte d’un dysfonctionnement les inquiète et beaucoup consultent leur médecin, non pas parce qu’ils sont malades, mais pour se faire confirmer qu’ils ne le sont pas. Un léger mal de gorge, une douleur intestinale, des crampes : autant de raisons pour consulter et, munis d’une ordonnance de complaisance, se précipiter chez le pharmacien. Une santé généralement bonne, une nourriture équilibrée ne font pas le bonheur.

    Un travail souvent répétitif, pas davantage. Quel sens donner à sa vie, dans des sociétés dépourvues de toute transcendance, d’espérance collective, de foi dans un avenir meilleur, où la plupart des «surprises» — inondations ou canicule, chômage, accident, perte d’un être aimé… — ne peuvent qu’être mauvaises ? De fait, c’est la grisaille qui domine. Comment échapper à cette morosité générale, à la banalité de jours qui se répètent à l’identique ?

    En s’intéressant, par exemple, à tout événement qui rompt avec leur monotonie : les catastrophes naturelles émoustillent les téléspectateurs qui ne les subissent pas, en parlent, s’apitoient et les journaux se transforment souvent en bulletins météo. Comme ils rapportent avec un grand luxe de détails les crimes les plus affreux ou les attaques de bijouteries, qui excitent l’imagination, ainsi que les frasques sentimentales d’un dirigeant politique, ou son cancer, ou son AVC. Les médias ne font qu’accentuer cette façon de se fuir, si fréquente chez tant d’individus qui allument la télévision pour s’oublier. Ou bien jouent en permanence avec leur portable qui occupe les mains, l’esprit, crée une attente et donne l’illusion d’un appel imminent.

    L’une des tares des sociétés modernes est d’avoir banni le goût de l’effort, physique et intellectuel. Le non-fonctionnement d’un escalator est un «scandale», monter à pied une punition, et les travaux de force sont laissés aux immigrés. L’effort intellectuel est également hors programme, en particulier à l’école où les élèves n’ont plus de récitations à apprendre ni de devoirs à faire, où la seule préoccupation du maître est de leur permettre de «s’épanouir». Comment s’étonner que, devenus adultes, ils n’aient de goût que pour «les jouissances faciles», s’abandonnent à «la bousculade des appétits et des ambitions» et «troquent» les séductions de l’intelligence pour «les pacotilles de la distraction» ?

    Maurice Tarik Maschino- El Watan
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