Annonce

Réduire
Aucune annonce.

Comprendre ce qui s'est passé durant l'été 1914

Réduire
X
 
  • Filtre
  • Heure
  • Afficher
Tout nettoyer
nouveaux messages

  • Comprendre ce qui s'est passé durant l'été 1914

    A peine les cérémonies de commémoration du débarquement du 6 juin achevées qu'il va falloir vous préparer pour un autre anniversaire. Le 28 juin 1914, voici 100 ans, le jeune étudiant serbe Gavrilo Princip abattait à Sarajevo l'archiduc François Ferdinand de Habsbourg-Lorraine et sa femme morganatique Sophie Chotek. Un geste qui, un mois plus tard, allait déboucher sur la déclaration de guerre de l'Empire austro-hongrois à la Serbie, enclenchant la fatale dynamique des alliances qui provoquera quatre ans de combats meurtriers et destructeurs.

    Les librairies de l'Europe entière se remplissent progressivement de nombreux ouvrages sur la première guerre mondiale. Il faut se rendre à l'évidence, beaucoup sont des ouvrages « opportunistes » tentant de profiter de l'aubaine du battage médiatique qui accompagne tout anniversaire sans véritablement apporter une pierre au débat historique. Pourtant, celui-ci est loin d'être clos. Cent ans après les faits, les événements de ce mois de juillet crucial dans l'histoire du monde restent un sujet de controverse, d'étonnement et de réflexion. Plutôt que de s'en tenir aux têtes de gondole des librairies, il peut être intéressant de se plonger dans les ouvrages qui font référence pour comprendre ces événements.

    Des élites défaillantes
    L'été 1914 est un événement historique rare. C'est l'histoire d'une étincelle qui aurait pu s'éteindre dans l'indifférence d'une énième conférence internationale, finir comme une ligne dans les manuels d'histoire les plus denses et qui, pourtant a mis le feu aux poudres d'une Europe sous tension. Comment en est-on arrivé là ? Les récits des péripéties diplomatiques du mois de juillet ne manquent pas. Mais rien ne remplace sans doute l'ouvrage du publiciste allemand Emil Ludwig, Juillet 1914, paru outre-Rhin en 1929 et rapidement traduit en français. Ce texte est d'abord un récit haletant, bien construit, qui montre avec brio une machine qui s'emballe, alimentée par l'inconscience, l'ambition et la lâcheté de la plupart des dirigeants. C'est aussi un travail de terrain qui s'appuie sur des documents et sur un esprit aiguisé et sans concession. On y rencontre des personnages de roman qui vont « construire » cette guerre sans trop y croire, notamment le ministre autrichien des Affaires étrangères, le comte Berchtold, ce nationaliste obtus décidé à faire un exemple et qui va tenter d'obtenir le feu vert de Berlin.

    Mais Emil Ludwig refuse de pointer du doigt une puissance responsable. Il débute son ouvrage par ses mots : « la responsabilité de la guerre incombe à l'Europe tout entière. » Pour lui, 1914 est une faillite des élites européennes : « Si, au lieu de faire une coupe horizontale de l'Europe, on en fait une verticale des classes de la société, on constate que toute la responsabilité repose sur les Cabinets d'Europe et que les peuples sont complètement innocents. »

    Des mouvements ouvriers impuissants
    Complètement ? C'est vite dit. Ces peuples, qui vont se déchirer dans des conditions jusqu'ici inédite pendant plus de quatre ans, pourquoi n'ont-ils rien fait ? Comment le mouvement socialiste qui progressait alors tant qu'il en devenait dans plusieurs pays, notamment en Allemagne, la première force politique, n'a-t-il pas pu arrêter la machine infernale ? Pourquoi le mouvement syndical pacifiste qui avait promis en cas de menace de guerre une grève générale paneuropéenne n'a-t-il pas bougé ? On trouvera des éléments de réponse dans un petit ouvrage très instructif, Les 10 derniers jours, de Jean-Claude Lamoureux, qui suit de près la dernière semaine précédant le déclenchement des hostilités du point de vue du mouvement ouvrier. On y voit une évolution qui va du refus décidé de la guerre au vote quasi unanime des crédits militaires dans toutes les grandes nations engagées dans le conflit. S'appuyant sur de nombreux documents, l'auteur montre de façon vivante comment les Socialistes, engagés dans la lutte parlementaire, se sont trouvés naturellement amené à défendre des sociétés dont ils faisaient partie. Et c'est aussi pourquoi ils n'ont pas su faire de vrais contrepoids au patriotisme déchaîné des foules, lui-même enflammé par les dirigeants des futurs belligérants.

    Question d'honneur
    On en revient alors à l'élément déclencheur. Dans un ouvrage qui demeure une référence incontournable, La Première Guerre Mondiale, le Britannique John Keegan, fait la distinction entre les crises précédentes et celle de 1914. Qui voudra disposer d'un résumé complet et clair de cet été 1914 devra lire la dizaine de pages qui le concerne. Pour le Britannique, jusqu'ici, les crises ne relevaient que de « l'intérêt national, non de question d'honneur et de prestige. » L'intérêt national peut donner sa chance à la diplomatie, pas l'honneur qui doit être lavé dans le sang. Les Austro-Hongrois auraient alors agi comme pour laver un soufflet par le sang d'un duel. Il leur fallait frapper Belgrade. Et dès lors, la diplomatie avait perdu d'avance. Mais Vienne n'était somme toute qu'une puissance secondaire. Seule, elle n'aurait pas pris le risque de se lancer dans une telle aventure.

    Il faut donc aller plus loin. Si Vienne s'est montrée si hardie, c'est qu'elle avait pu obtenir en amont le blanc-seing de l'Allemagne, sa puissante alliée. Nous voici alors replongés dans la question de la responsabilité des Etats. Le cœur de la controverse et de la polémique qui a déchiré les historiens européens et qui, pour tout dire, n'est pas close, même si avec le temps, elle semble s'être apaisée. Dans un premier temps, ce sont les politiques qui ont pris les rênes de la polémique. Les alliés ont proclamé dans le traité de Versailles la seule « responsabilité de l'Allemagne » et en ont tiré les conséquences : les lourdes indemnités de guerre que l'on a alors exigé. Le Reich, de son côté, a répondu par une longue enquête parlementaire qui a conclu que l'Allemagne n'était « pas davantage responsable » que les autres puissances de ce qui s'est passé durant l'été 1914.

    La responsabilité allemande
    Les historiens se sont ensuite emparés du débat qui s'est emballé dans les années 1960. Le brûlot qui a relancé la polémique, c'est le livre de l'historien allemand Fritz Fischer paru en 1963, Griff Nach der Weltmacht, traduit en français en 1970 sous le titre "Les Buts de Guerre de l'Allemagne impériale". Ce livre très solide montre que l'Allemagne visait à la domination européenne, ce qui signifiait mondiale à l'époque. Certains dirigeants allemands la voulaient économique, d'autres plus territoriales, mais tous voyaient dans la guerre un moyen d'en finir avec le principal rival du Reich, l'Empire britannique. Dans son récit de l'été 1914, Fritz Fischer montre le double jeu de Berlin, apaisant vis-à-vis de l'Europe et boutefeu face à l'Autriche-Hongrie. Jusqu'à ce que le mécanisme s'emballe et devienne incontrôlable. Le livre de Fritz Fischer n'est plus guère en odeur de sainteté en ces temps de fraternisation européenne. Il est pourtant encore nécessaire. D'abord parce que beaucoup de ses arguments n'ont pas encore été mis en défaut et, ensuite, parce que c'est encore et toujours ce livre qui structure le débat autour de 1914. C'est contre lui (la plupart du temps) que l'on écrit aujourd'hui sur le sujet. C'est dire s'il est lisible. Du moins pour ceux qui lisent l'allemand, car l'ouvrage n'est plus disponible en français. Il n'a pas été réédité depuis 1970.

    La faute britannique ?
    Le principal adversaire de Fritz Fischer, c'est l'écrivain britannique Niall Fergusson. Dans son ouvrage de 2002, The Pity of War, il défend l'idée que le vrai désastre de cet été 1914 a été l'entrée en guerre du Royaume-Uni, provoquée notamment par l'inconscience francophile du ministre des affaires étrangères de Sa Majesté, le Comte Grey. Cette entrée en guerre a été « la plus grande erreur de l'histoire moderne. » L'Empire britannique n'avait, selon lui, aucune raison de porter les armes contre l'Allemagne, qui, du point de vue de Niall Fergusson, était une puissance pacifique contraint de s'armer pour se défendre d'un revanchisme français qui est la vraie cause de la guerre. Il n'y aurait donc point de volonté expansionniste dans la politique allemande, mais la volonté de créer une « union européenne » fondée sur les échanges économiques. Parfois un peu naïves et un peu trop conduites par une pensée libérale simpliste, les thèses de Niall Fergusson doivent pourtant être connues, car elles sont aussi parfois solidement charpentées et ont une forte influence au Royaume-Uni. Mais là encore, ne comptez pas le lire en français, le livre n'est pas traduit...

    Inconscience collective ?
    La thèse dominante aujourd'hui est celle de la responsabilité collective, ce qui revient sans doute à éviter en fait de répondre à une question qui, peut-être est fort mal posée. Deux livres récents défendent cette thèse. Les Somnambules de l'historien australien Christopher Clark. Sa thèse est séduisante, c'est celle de l'incompréhension générale qui reprend, du reste, en partie celles d'Emil Ludwig. Pour l'auteur, la guerre était tout sauf « inévitable. » Il n'y avait pas de volonté structurelle de puissance allemande, de revanchisme irréductible. Mais une peur générale, entretenue par des alliances fragiles, incertaines que les puissances moyennes comme l'Autriche-Hongrie voulait sécuriser par l'épreuve des faits. Les Allemands ne se seraient pas rendus compte de l'enjeu, pas davantage que les autres. La guerre serait alors le fruit de cette inconscience collective. L'ouvrage, cette fois traduit en français, défend une thèse intéressante et profonde et, c'est appréciable, a, cette fois, été traduit en français !

    Attaquer la substance plus que la surface
    Le dernier livre qu'il est peut-être utile de lire avant le grand barnum médiatique à venir est le petit livre de l'historien italien Luciano Canfora, sobrement titré 1914. Spécialiste de l'antiquité, mais aussi grand observateur de l'actualité, il désamorce cette fois soigneusement toutes les idées reçues sur le début de la première guerre mondiale, étudie les causes les plus profondes du conflit en remontant aussi loin qu'il le faut. Ne se contentant pas de la surface « qui est la propagande », il tente d'atteindre la « substance », ce qu'il appelle les « causes réelles du conflit. » Mais lui aussi rejette la thèse de la « faute » allemande, « alibi pour tous les autres », il met en lumière le poids de l'alliance anglo-russe et des Socialistes, en s'appuyant sur le retournement spectaculaire (en 1915) du socialiste pacifique Benito Mussolini en un foudre de guerre nationaliste.

    Ces lectures ne vous offriront certes pas de belles images et de beaux livres d'apparat. Mais elles vont permettront à coup sûr d'aller plus loin que la « surface » que nous ne manquerons pas, tous, d'entendre d'ici deux semaines.


    la tribune fr
Chargement...
X